langues

Les langues, on le sait, ne sont pas un simple cata­logue de mots coïn­ci­dant exac­te­ment et inté­gra­le­ment de l’un à l’autre. Ils se sont for­gés dans cha­cune d’elles à par­tir d’éléments exis­tants ou emprun­tés, leur signi­fi­ca­tion a sou­vent glis­sé ou s’est élar­gie, tout en res­tant tein­tée des réso­nances séman­tiques anté­rieures ou parallèles.

La pen­sée est tri­bu­taire de la langue dans laquelle elle se for­mule et la manière dont celle-ci a construit les outils pour expri­mer le monde contri­bue à son tour à façon­ner la socié­té qui l’emploie.

Aus­si, il peut être inté­res­sant de mettre en miroir quelques termes cor­res­pon­dants entre, prin­ci­pa­le­ment ici, l’allemand et le fran­çais, afin de mettre à l’épreuve cette théorie.

Celui d’économie…

par exemple et pas tout à fait au hasard.

Le terme alle­mand est « Wirt­schaft », pui­sé dans la langue propre, au contraire de l’emprunt fran­çais au grec. Mais il amu­sant de remar­quer que le ministre alle­mand (« pour, für » et non « de » l’économie) est aus­si celui des auberges, bis­trots et res­tau­rants, « Wirt­schaft » ayant éga­le­ment cette signi­fi­ca­tion. La racine du mot indique un agent humain, l’aubergiste bien sûr, mais plus ancien­ne­ment le maître de mai­son, l’administrateur, le gérant de terres. Pour dési­gner l’agriculture, l’allemand se contente de pré­ci­ser « Land­wirt­schaft », « éco­no­mie de la terre ».

« Wirt­schaft » désigne éga­le­ment l’entreprise, à laquelle on ne sau­rait repro­cher que sa dis­pa­ri­tion, sur­tout quand elle est publique.

L’étymologie grecque du fran­çais « éco­no­mie », « loi, ou règle de la mai­son – «oikos» – se retrou­ve­ra dans le mot alle­mand qui désigne les finances, ou le bud­get : « Hau­shalt », (approxi­ma­ti­ve­ment : « tenue de la mai­son »).  L’emploi de mots fami­liers en alle­mand rend évi­dem­ment plus pré­gnante la paren­té de la ges­tion domes­tique avec celle d’un état, per­çue en fran­çais que par les seuls hellénistes.

Les vocables qui voyagent…

Pour « Hau­shalt », comptes du ménage ou de la nation, le fran­çais dis­pose du curieux « bud­get », emprun­té à l’anglais qui l’a lui-même emprun­té au … fran­çais. Il pro­vient d’un mot d’ancien fran­çais, la « bou­gette », dési­gnant un sac de cuir ser­vant de bourse.

Ce n’est pas la pre­mière fois qu’un vocable fait ain­si un aller-retour de par et d’autre de la Manche : citons le « bar­be­cue », pro­non­cé non sans dan­dyisme « iou » et qui a pour ori­gine ancienne l’action d’embrocher un ani­mal de bou­che­rie « de la barbe au cul ».

En alle­mand, on ne blan­chit pas l’argent, on le lave (Geldwäsche), ce qui est plus sûr, mais ne le rend ni plus propre, ni  plus liquide pour autant : d’ailleurs, dans ce der­nier  état, on dira outre-Rhin qu’il est nu, pur, ou révé­lé (« bar »).

Inévi­ta­ble­ment, un mot se colore de la tota­li­té de ses signi­fi­ca­tions, même quand l’intention du locu­teur ou du rédac­teur se limite à une seule d’entre elles : ain­si, quand des jour­naux alle­mands qua­li­fient un peuple médi­ter­ra­néen qui fait tan­tôt l’actualité de « faul », « pares­seux » les sens connexes du terme,  « pour­ri, gâté, cor­rom­pu », résonnent inévi­ta­ble­ment en arrière-plan. Y com­pris celui de « déloyal », que l’on retrouve expres­sé­ment dans sa forme anglaise « foul » pour dési­gner un geste incor­rect au foot­ball occa­sion­nant un coup « franc ».

En fran­çais, on « gagne » sa vie en tra­vaillant comme on « gagne » au loto ou à la bourse. L’allemand dis­tingue entre « gewin­nen » – « Gewinn », le béné­fice, ou pro­fit  – et « ver­die­nen » : gagner en ser­vant ou en ver­tu de ses mérites.

Et en guise d’émoluments, ce n’est pas la poi­gnée de sel du légion­naire romain (« sal-aire ») que reçoit l’employé alle­mand, mais une récom­pense, « Lohn », et des sources éty­mo­lo­giques plus anciennes de ce mot, dont slaves et grecques, convoquent  les notions de  « fruit de la chasse » ou de « proie ».

L’impôt alle­mand se dit « Steuer » qui dérive de « stiu­ra » et qui véhi­cule le sens de sou­tien, d’aide ou de contri­bu­tion. Le mot fran­çais sug­gère avant tout la contrainte (« imposition »).

La FRON­Tière…

La fron­tière en alle­mand se dit « Grenze », et est un emprunt au polo­nais et au slave (en  russe : « gra­nit­sa » ) dési­gnant la limite d’un espace géo­gra­phique. Le terme fran­çais avait pour sens le front d’une armée, le point de contact avec celle de l’ennemi, sinueuse et fluc­tuante, et ne résul­tant que d’un rap­port de forces tran­si­toire. Elle est donc sus­cep­tible d’être « repous­sée »,  quand Louis XIV veut éloi­gner la capi­tale des Habs­bourg ou quand les Amé­ri­cains emploient le mot pour indi­quer la ligne sans cesse mou­vante de la conquête de l’ouest (« the fron­tier »), alors qu’ils dis­posent éga­le­ment de « bor­der » (« bor­dure », du fran­cique « bord »), plus intan­gible. Fran­chir une « Grenze » est une autre affaire, qui s’apparente à la trans­gres­sion d’un inter­dit, à la faveur d’un bou­le­ver­se­ment moral comme l’avènement du nazisme par exemple, et l’on ne peut s’empêcher d’évoquer ici la célèbre pho­to des sol­dats alle­mands sou­le­vant la bar­rière du poste-fron­tière polo­nais en sep­tembre 1939 : iro­nie de la philologie.

Pour les Alle­mands, la France est tou­jours « l’empire des Francs » (« Frank-en-reich »), les Fran­çais donnent pour leur part à l’ensemble du ter­ri­toire tudesque le nom d’un de ses peuples – sou­mis par les Francs en 496 – celui qui leur est géo­gra­phi­que­ment le plus proche, les Ala­mans en l’occurrence.

« Pen­ser entre les langues »

Heinz WISMANN, phi­lo­logue et phi­lo­sophe, nous donne, dans son ouvrage « Pen­ser entre les langues » (Champs essais, 2012) deux exemples par­ti­cu­liè­re­ment inté­res­sants de ces cor­res­pon­dances lexi­cales imparfaites.

Il nous rend éga­le­ment atten­tif au fait qu’en alle­mand il est plus dif­fi­cile d’interrompre quelqu’un avant qu’il ait ache­vé sa phrase, car le verbe ne sur­vient qu’à la fin, ce qui aga­çait beau­coup Madame de Staël et lui fai­sait regret­ter les babils de son salon dans lequel tout le monde par­lait joyeu­se­ment ensemble et en même temps.

Les réflexions de Heinz WISMANN portent sur les mots « réa­li­té », en alle­mand « Wirk­li­ch­keit » d’une part et sur l’origine du mot « liber­té » et son équi­valent ger­ma­nique « Freiheit ».

Voyons déjà le couple « réalité/Wirklichkeit ». A côté de ce der­nier terme, existe éga­le­ment « Rea­lität », qui a don­né en son temps la fameuse « Real­po­li­tik », mais le vocable autoch­tone est le plus fré­quem­ment utilisé.

« Réa­li­té » a comme fon­de­ment « res », en latin « chose » (celle qui est publique dans « répu­blique »), ce qui sug­gère une don­née objec­ti­ve­ment figée, immuable et sur laquelle le sujet n’a pas de prise.

« Wirk­li­ch­keit » est construit à par­tir d’un verbe, auquel la langue alle­mande confère de manière géné­rale un rôle plus impor­tant. Un verbe d’action, au demeu­rant, « wir­ken » (fonc­tion­ner, agir) auquel s’apparente « Werk », œuvre, ouvrage, et, dans sa forme anglaise « work », tra­vail. On passe donc de la vision sta­tique et immo­bile véhi­cu­lée par le vocable d’origine latine à la sug­ges­tion d’un réel sou­mis à un pro­ces­sus en cours,  ce qui laisse entendre que l’état de fait (« Tat­sache ») n’est pas intan­gible et qu’il est en capa­ci­té de pou­voir être trans­for­mé ou, du moins, modifié.

Au tour de « liber­té » : le terme, qui n’évoque abso­lu­ment pas la même chose pour un chô­meur noir de « town­ship » sud-afri­cain et un patron de CAC 40 en mal d’éradication du Code du Tra­vail, est néan­moins unique en fran­çais, qui, pour cer­tains « est la langue de la liber­té ». Le mot (et donc le concept) existe bien évi­dem­ment dans toutes les langues, dont l’allemand, où il est tout autant unique « Frei­heit », mais a une ori­gine toute autre.

Ce que les mots révèlent…

Lisons ce qu’en dit Heinz WISMANN : « La liber­té, au sens éty­mo­lo­gique, par­ti­cipe en fran­çais de la rela­tion du pater fami­lias à ses fils ; on n’est libre que dans la mesure où le père nous pro­tège. Le terme alle­mand Frei­heit pro­vient du lien d’amitié noué entre les frères qui, en cas de guerre, s’enchaînaient et se ruaient ain­si sur les légions romaines. Cha­cun était le garant de l’autre, mais tous signi­fiaient aus­si par cet enchaî­ne­ment leur refus de l’esclavage auquel les aurait voués inévi­ta­ble­ment leur défaite. L’univers pater­nel, ver­ti­cal, est sécu­ri­sant au prix d’une dépos­ses­sion, sauf à admettre la réus­site de l’insurrection débou­chant sur un ren­ver­se­ment de l’image pater­nelle. L’univers des frères ren­voie quant à lui à la notion grecque d’eleu­the­ria (qui contient la racine alle­mande du mot Leute, les « gens ») ; il est donc plu­tôt démo­cra­tique, hori­zon­tal. Le mode de consti­tu­tion de la confré­rie qui n’est pas native implique la pos­si­bi­li­té d’une autre voie que celles offertes par l’alternative sui­vante ; soit être père soi-même (inves­ti de l’autorité), soit res­ter enfant (sou­mis à l’autorité). Au sein de cette confré­rie, la recon­nais­sance est fonc­tion de la per­cep­tion d’une ana­lo­gie de liber­té ; le ciment de cette com­mu­nau­té n’est pas four­ni par l’évidence d’une ori­gine par­ta­gée, mais par l’analogie du geste. Et c’est cela qui, pour moi, consti­tue l’objectif de l’enseignement. Sa fina­li­té est la Frei­heit ; il ne s’agit pas de for­mer des dis­ciples appe­lés à rem­pla­cer la figure pater­nelle de l’enseignant ou à res­ter dis­ciples, mais des frères qui agi­ront dans d’autres domaines, tra­vaille­ront d’autres maté­riaux, mais se recon­naî­tront dans cette ana­lo­gie du geste ».

Le terme de « franc », qui a don­né « fran­chise, liber­té » ne nous aide pas beau­coup : les Francs, conqué­rants de la Gaule sont les aris­to­crates libres en oppo­si­tion aux Gal­lo-Romains, serfs et sou­mis (à ce pro­pos, on peut s’amuser du qua­li­fi­ca­tif péjo­ra­tif de « teu­ton » employé par les Fran­çais pour dési­gner l’Allemagne et ses habi­tants : ils oublient que le nom de leur pays l’est aussi).

L’anglais, en tant que langue, qui s’est nour­ri du fonds fran­çais autant que saxon – ain­si que du celte et du scan­di­nave -, a accueilli les deux vocables, celui issu du fran­çais uni­que­ment sous forme de sub­stan­tif : « liber­ty » aux côtés de « free/freedom ».

Or, une langue vise à l’économie de moyens et ne peut se per­mettre le luxe de conser­ver deux mots pour une signi­fi­ca­tion iden­tique : soit l’un dis­pa­raît, ou bien ils se spé­cia­lisent (ain­si : all. Schurz, tunique cou­vrant tout le corps, a don­né nor­dique : skirt, saxon : shirt, dési­gnant res­pec­ti­ve­ment le vête­ment du bas et celui du haut).

Des inter­ro­ga­tions qui appa­raissent sur la toile à pro­pos de la nuance exis­tant entre « liber­ty » et « free­dom », nous retien­drons celle-ci : « Il semble donc que free­dom ait un sens plus poli­tique, autre­ment dit le droit de dis­po­ser de sa per­sonne sans avoir à rendre des comptes à per­sonne, tan­dis que liber­ty est un concept plus géné­ral et individuel ».

Liber­ty” semble bien être la liber­té concé­dée ou accor­dée par une auto­ri­té supé­rieure, et “free­dom” celle conquise par “le bas”, la pre­mière étant le fait du prince (dont celles accor­dées par les suze­rains aux bour­geois des villes médié­vales pour faire la nique aux princes vas­saux trop ambi­tieux), la deuxième cor­res­pon­dant davan­tage à une exi­gence de jus­tice : il n’est en effet venu dans la bouche de per­sonne de récla­mer « liber­ty » – le nom de ces navires US venus appor­ter le plan Mar­shall en Europe – pour Nel­son Man­de­la ou Mumia Abu Jamal, mais bien « free­dom ».

Ajou­tons encore qu’« espoir » en fran­çais, du latin « spe­rare », signi­fie sim­ple­ment « attente » et que « Hoff­nung » (du vieux néer­lan­dais moyen : « hopen », « hüp­fen », sau­tiller,) a pour sens caché « tré­pi­gner d’impatience ».

Alors, quoi ? Quelles conclu­sions seraient à tirer de ces quelques consi­dé­ra­tions ? Rien, ou pas grand-chose.

Rien d’autre que ce que les mots disent.

Daniel MURINGER