Le dernier spectacle de Jacques Livchine, sorti au Festival d’Aurillac, constituait un beau moment de théâtre agit-pop.
« Messieurs les politiques feraient bien de braquer leurs yeux vers Aurillac à la mi août, cela leur coûterait moins cher qu’un sondage, pour prendre la température de leur peuple ».
Voici ce que nous dit en substance le Théâtre de l’Unité, qui se demande aussi si les artistes sont dotés d’antennes spéciales qui leur permettent de mieux ressentir, et d’annoncer les catastrophes. Peut-être bien.
C’est à Aurillac que l’on a vu naître un nouveau parlement, un vrai parlement, un parlement légitime qui pendant quatre jours a edicté des lois et remis le jeu politique au centre. Parlement de rêve, les débats furent ponctués de poésie, de discours de Jean Jaurès ou Victor Hugo. Pour la musique, on a entendu du Didier Super et deux demoiselles distinguées et habiles dans l’art de la goguette ont mis leur grain de sel.
Le Théâtre de l’Unité a ainsi donné la parole à ceux qui ont réussi à faire bouger et à réveiller la démocratie, à tous ceux qui ne se soucient pas de leur carrière mais de l’intérêt du pays.
Après ce Parlement de la Rue, Jacques Livchine, le directeur du Théâtre et co-concepteur du spectacle, a pris la plume et en a fait un compte rendu au Premier Ministre. L’Alterpresse68 est immensément heureuse de pouvoir la publier…
Audincourt Le 3 septembre
Monsieur le Premier Ministre
Quand on écrit au premier Ministre, on sait d’avance que l’on n’écrit à personne, on sait que 3 conseillers vont confisquer la lettre et qu’elle ne vous parviendra jamais, c’est déjà un premier défaut de notre démocratie, cet essaim de conseillers-écrans.
C’est ce que l’on croit, mais ce n’est pas certain.
L’histoire : une troupe de théâtre aguerrie qui en a assez de voir la vie politique s’en aller en poussières, voir monter les abstentions, voir les hommes politiques discrédités, décide d’organiser à Amiens, puis à Aurillac un véritable Parlement de Rue, une sorte d’agora grecque reconstituée, faire de la politique avec les gens de la rue.
Evidemment, on fait dans la fantaisie, le vote des lois est ponctué de chansons et de poèmes, la Présidente de l’Assemblée tutoie les parlementaires, la langue de bois est interdite.
4 jours, pendant quatre jours, à Aurillac, c’était fou, les gens se pressaient au Parlement de Rue, de 800 à 1000 personnes par session de 90 minutes, installées sur la pelouse de la place des Carmes chaque jour. Fièvre et passion. Notez ça, les gens ont envie d’être consultés, ils ont envie de vous aider, ils ont ENVIE.
Ce Parlement n’est pas une opposition à la classe politique, mais un désir de participation actif à la vie politique.
Nous allons obtenir via ce parlement de Rue une photographie à un moment T des préoccupations de 3800 personnes fréquentant le Festival Eclats d’Aurillac qui faut –il le dire rassemble plus de 100 000 personnes.
Nous coûtons moins cher que Jacques Attali ou tous vos sondages.
Evidemment de nombreuses critiques s’élèvent pour dire, c’est futile, ce n’est pas sérieux etc.
Mais justement, les gens sérieux nous ont sans arrêt mené à des catastrophes, et nous pensons que vous devriez vous appuyer beaucoup plus sur les artistes de théâtre de rue, ce sont des gens qui ne sont pas dans la carrière, qui sont proches du peuple et qui estiment la parole des gens simples, des sans ‑grades.
D’ailleurs, ça a été la première loi adoptée : “Le droit de ne pas savoir”.
Oui, une femme d’Amiens, sans profession, aux moyens très modestes, s’est plainte de ne jamais être entendue parce que femme de peu, sans instruction, femme anonyme, pourtant experte du quotidien, dotée non pas d’un gros QI mais d’un très bon QDD (Quotient Débrouille Demerde). Elle a dit “ je sais faire des tartes, des enfants, je sais laver, repasser “.
Evidemment, vous allez nous taxer de populisme, mais comme dit Edgar Morin, il est temps que ce mot tant décrié retrouve quelques lettres de noblesse.
Ensuite nous avons eu droit à une cascade de lois sur la morale politique.
Que les députés et les sénateurs arrêtent de voter leurs propres indemnités, que les mandats ne puissent jamais être reconduits, que les politiciens renoncent à tout enrichissement, abandonnent leurs biens matériels, qu’ils apprennent à vivre dans les quartiers difficiles. Là, ce fut le souhait le plus cher des personnes présentes.
Tirer au sort le tiers de la chambre des députés, les 2/3 restants feraient partie des classes non représentées au parlement : ouvriers, paysans, femmes battues, chômeurs, jeunes, vieillards, et bien- sûr moins de cravates, plus de jeunesse issue de l’immigration.
Nous avons cité Pépé Mujica, l’ex président de l’Uruguay qui a lutté contre la pauvreté et qui vivait lui même comme un pauvre.
Nous avons même dit ses textes.
Voyez, ce qui nous fait peur, c’est que pour être réélus, vous ayez les yeux rivés sur les sondages, qui vous disent “75% des français sont défavorables aux migrants ”. Donc prudence extrême de votre part et de celle de Hollande, sur l’accueil de ces migrants. Or nous voudrions tellement que vous soyez de la trempe de Mitterrand quand il va contre les français sur la suppression de la peine de mort.
Beaucoup de lois ont été proposées sur le fléau de ces nouvelles étoiles jaunes, ces damnés de la terre, je parle de ceux qui cherchent refuge en France.
Il y a d’abord l’embargo sur les armes de tous ces pays ravagés par la guerre. On sait que la France est bonne vendeuse d’armes, mais il faudra vraiment un jour se mettre à contrôler tous ces trafics, beaucoup plus graves que la circulation de drogues.
D’autres propositions concernaient les entreprises françaises faisant du profit dans tous ces pays de misère. Elles s’occuperaient mieux du développement de ces pays, on aurait moins de départs.
Un jour il faudra que nous acceptions de payer la café, le chocolat, l’uranium, le coltan à leur vrai prix.
Une loi a été votée stipulant que tout fonctionnaire européen devrait participer physiquement à une opération de sauvetage en Méditerranée, pour éprouver cette catastrophe humanitaire, où la France devrait montrer qu’elle est le berceau des droits de l’homme et non pas la championne de l’égoïsme.
Mais nous constatons que ces derniers jours, l’émotion monte et les lignes sont en train de bouger.
Il y a eu un certain nombre de lois sur les moyens d’information.
Nombreux sont ceux qui se plaignent des médias appartenant à des banques.
Quelqu’un s’est risqué à proposer des journaux télévisés qui nous annonceraient de bonnes nouvelles et non pas que des mauvaises nouvelles.
Un équilibre entre culture et sport a été réclamé sur les chaînes d’informations continues.
Une femme voudrait que toute la désinformation sur les migrants puisse être punie.
Un enfant de douze ans a proposé une loi qui consisterait à réduire le budget de l’armement mondial de 8%, ces 8% seraient versés à l’Education dans le monde entier, et cela permettrait aux classes les plus défavorisées d’accéder aux études.
Une femme a demandé que les menus des cantines scolaires puissent être servis dans les réceptions officielles ( à l’Elysée par exemple). .
Il a été question bien- sûr de l’écart des salaires dans les entreprises, la loi a été votée d’un écart de 1 à 5 maximum ; figurez vous que le revenu minimum universel a été refusé, il faut dire que ce jour- là , les zadistes formaient lun bon quart de l’assistance, réclamant la fin de l’argent et la fin du travail , le retour à une vie auto-suffisante et simple. La loi sur le double métier, l’un manuel, l’autre intellectuel, a été ajournée.
Un débat important a eu lieu après que quelqu’un eût proposé l’attribution à chaque enfant qui naît d’un lopin de terre de 501 M2, assez original.
Uniformiser le montant des retraites, nos parlementaires de rue se sont emballés sur le montant. Des sociologues ayant calculé qu’au delà de 6000 € le bonheur n’augmentait guère, tout le monde s’est mis d’accord pour un montant unique de retraite à 6000 €. Oui la démocratie directe peut elle aussi dérailler par instants.
Quelqu’un a dit : moins de lois, plus de rêves. Il faut compter avec cette tendance , tout ne peut pas devenir loi, d’autant plus que dès que la langue devient compliquée, il y a rejet.
Par exemple, sortir de l’Europe les pays qui pratiquent le Dumping fiscal (Irlande , Luxembourg), ou que le TAFTA soit voté par le peuple tout entier lors d’un référendum, l’assemblée s’est sentie un peu dépassée par la technicité de ces lois.
Dans les propositions étonnantes, une femme de 55 ans demande qu’il soit interdit de dire “c’était mieux avant “. Une autre veut que l’on garde le courrier postal et ne veut pas que le timbre passe au prix de la baguette, pensez- y, cher gouvernement, pour certaines personnes, le prix du timbre- poste est important.
Il y a eu de nombreuses propositions de lois sur l’environnement , par exemple celle de retirer le droit de vote aux propriétaires de cafetières Nespresso, votée à l’unanimité dans un éclat de rire.
Heureusement la Culture n’a pas été absente, mais contrairement à ce que vous imaginez ce n’est pas d’une augmentation du budget de la culture dont il a été question, mais d’une meilleure répartition de l’argent sur tout le territoire, la commune d’Oradour sur Vaires par exemple ne mérite t‑elle pas elle aussi quelques sous pour inviter ce Parlement de Rue ?
Par rapport aux moeurs, on retiendra le mariage sous forme de bail 3/6/ 9.
3 jours, 6 mois, 9 ans. Cela nous éviterait bien des divorces, mais il faut savoir que toutes les autres libéralisations du couple ou de la famille ou d’un droit à l’adultère une fois par an, tous ces aménagements ont été rejetés en bloc. Bizarre attachement au couple, à la fidélité.
Pas mal de lois ont été présentées sur l’école. L’une d’elle a fait sensation : on développerait l’éducation sexuelle au delà de la simple reproduction, car le plus clair du temps de la vie, on ne pratique pas l’amour pour reproduire. Une certaine Alexandra a demandé qu’une vraie éducation amoureuse ait lieu dans le cadre scolaire avec un focus sur la sodomie, la double pénétration, le cunilingus etc.
Ce fut présenté avec une telle candeur, que le vote “pour” fut majoritaire.
La fin du médecin de campagne est un souci pour de nombreuses personnes âgées qui vont se retrouver avec un seul médecin à 1 H 30 de leur maison.
Une autre loi sur la santé a fait sensation, puisque l’individu qui présentait la loi sur la dent à 1 €, dans un moment d’exaltation a retiré son dentier et s’est exclamé “est- il admissible que ce que je tiens entre mes mains coûte 1500 € ?”
Remettre de l’humain dans l’administration , les gens n’en peuvent plus des répondeurs de Pôle Emploi par exemple, où ils ne sont plus que des numéros, où ils appuient sur le 1, le 2, puis le 4 etc.
Sylvie réclame de l’administration des pseudonymes sympathiques : petite biche, lapin amoureux etc.
Une idée qui ne coûte pas cher finalement et qui amuserait tout le monde.
Alors plus utopique, l’idée d’abolir les frontières et d’avoir tous la même carte d’identité, celle d’habitant de la terre, et que dans chaque ville française, on puisse retrouver le monde entier. A Audincourt, nous avons 90 nationalités.
Voilà un aperçu, une synthèse qui ne rend pas cependant l’immense richesses des débats.
Ce que nous en retenons, c’est qu’il faut instamment confier des responsabilités aux gens de théâtre, vous avez eu l’exemple de Coluche qui a montré à quel point nous sommes sérieux tout en pratiquant l’humour.
Tous vos conseils ‑citoyens vont doucement s’écrouler, parce qu’ils vont être ennuyeux, l’ennui, bien ‑sûr qu’il en faut, mais il faut surtout que vous appreniez à renverser les hiérarchies et prêter plus d’ attention à l’homme ou à la femme du peuple.
Ces 4 jours d’Aurillac nous ont paru d’une importance capitale.
Les observateurs chevronnés ou spécialistes n’ont pas bien senti la dimension épique qui se jouait-là. Sauf certains experts.
Il y a en France un rejet de la politique des partis, des élections, d’une assemblée qui ne représente pas la France, mais il y a au sein du peuple un désir profond et motivé d’étreindre une vraie démocratie spontanée, libre. Les associations, les organisations, les gens en ont assez de ces vieux en uniforme, nos politiciens qui ne savent pas parler simplement.
Là, nous avons eu du jeu, du rire, des poèmes des extraits de discours politiques grandioses.
Vous mettez toujours en avant la lutte contre Le Pen, pour nous, il s’agit d’une lutte de la langue, il ne faut pas lui laisser le monopole de la langue simple et bien pendue.
Notre Parlement de Rue avait une vraie langue populaire, cela choquait certains que la Présidente Provisoire parle dans un argot ‘Célinien”.
Je vous avouerai qu’en débarquant à Aurillac , on n’en menait pas large. Qui viendrait ? Est ce que cela intéressait encore quelqu’un ?
Mais c’est cela qui frappe à Aurillac, ce fut un tsunami de curiosité.
Les gens dorment dans leurs voitures, campent, viennent de toute la France, pour éprouver l’Art dans sa dimension la moins bourgeoise, ils viennent collecter des arguments et rassembler des forces pour affronter tous les obstacles de leur vie quotidienne.
Sur ces paroles réconfortantes, nous serions rassurés de savoir que cette lettre vous est bien parvenue, et si en quelques lignes vous pouviez exprimer votre opinion, ce serait un signe de respect pour les opinions de votre “bas- peuple” qui n’a qu’un seul but, tenter d’être à vos côtés.
Au nom d’une démocratie retrouvée
Jacques Livchine et Hervée de Lafond
Théâtre de l’Unité Audincourt (25)
PS : Nous avons travaillé aussi en” intelligence collective” sur des propositions concrètes par rapport à l’afflux de réfugiés ainsi que sur le conflit israélo ‑palestinien.