Après les atten­tats du 13 novembre 551 dépu­tés contre 6 (et une abs­ten­tion) et tous les séna­teurs (moins  12 abs­ten­tions) ont donc approu­vé le pro­jet de loi per­met­tant la pro­lon­ga­tion à 3 mois de l’état d’urgence en vigueur depuis ces évé­ne­ments sur la tota­li­té du ter­ri­toire national.

Le voca­bu­laire guer­rier du Pré­sident de la Répu­blique (« crime de guerre », « armée ter­ro­riste », « acte de bar­ba­rie abso­lue contre la France, contre les valeurs que nous défen­dons par­tout dans le monde, contre ce que nous sommes, un pays libre qui parle à l’ensemble de la pla­nète »…) s’est donc tra­duit par ces votes qua­si una­nimes d’élus de tous bords dans un élan d’u­nion nationale.

A situa­tion spé­ciale et cir­cons­tances excep­tion­nelles réponse légale exceptionnelle.

Encore faut-il mesu­rer la por­tée de ces votes, leur contexte, les déve­lop­pe­ments prévisibles.

Cet état d’urgence est d’abord une réponse qui res­treint gra­ve­ment les liber­tés publiques comme  indi­vi­duelles par la dévo­lu­tion aux auto­ri­tés civiles, sur l’ensemble du ter­ri­toire, de pou­voirs de police exceptionnels.

La régle­men­ta­tion des liber­tés de cir­cu­la­tion, de séjour, d’expression sont donc pour 3 mois hors du contrôle du juge judi­ciaire, juge natu­rel des liber­tés dans notre sys­tème consti­tu­tion­nel républicain.

Un régime exceptionnel

Régime excep­tion­nel l’é­tat d’ur­gence est orga­ni­sé par la loi du 3 avril 1955 et coexiste dans notre Consti­tu­tion avec l’Etat de siège, qui trans­fère l’essentiel des pou­voirs à l’autorité mili­taire et avec l’article 16  qui donne tous pou­voirs au Pré­sident de la République

Appli­qué pour la pre­mière fois depuis la guerre d’Algérie sur l’ensemble du ter­ri­toire métro­po­li­tain (évè­ne­ments de mai 1958 et putsch des géné­raux de 1961) il per­met notam­ment aux  pré­fets de prendre toute mesure de  couvre feu, d’interdiction de la cir­cu­la­tion des per­sonnes et des véhi­cules, d’interdiction de séjour pour rai­sons de risques d’entrave à l’action des pou­voirs publics, d’assignation à rési­dence de toute per­sonne sus­cep­tible de mena­cer l’ordre public, d’ordonner la fer­me­ture de salles de spec­tacle, de lieux de réunion…

C’est ce régime qui entre en vigueur, mais encore aggra­vé par le texte voté par l’Assemblée natio­nale et le Sénat (auto­ri­sa­tion des poli­ciers de por­ter leur arme en dehors des heures de ser­vice, d’accéder aux don­nées d’un ordi­na­teur ou d’un disque dur, d’élargir les pos­si­bi­li­tés d’assigner à rési­dence « toute per­sonne à l’égard de laquelle il existe des rai­sons sérieuses de pen­ser que son com­por­te­ment consti­tue une menace pour la sécu­ri­té et l’ordre public », qui donne la pos­si­bi­li­té de per­qui­si­tion­ner par­tout, de nuit comme de jour, de dis­soudre« des asso­cia­tions ou grou­pe­ments de fait qui par­ti­cipent, aident ou incitent à com­mettre des actes por­tant une atteinte grave à l’ordre public »…).

Et si cet état d’urgence ne per­met plus, contrai­re­ment au texte de 1955, de contrô­ler la presse et la radio, c’est peut être sim­ple­ment parce que, comme l’a décla­ré lui même le ministre de l’intérieur, « le contrôle de la presse n’a plus de per­ti­nence dans l’abondance du monde média­tique qui est le nôtre ».

Tou­jours plus !

Et déjà fleu­rissent pêle-mêle des pro­po­si­tions com­plé­men­taires à cette flam­bée sécu­ri­taire (pro­po­si­tion du Pré­sident Hol­lande d’armer sys­té­ma­ti­que­ment les poli­ciers muni­ci­paux, pro­po­si­tions d’élus de tous bords d’élargir le port du bra­ce­let élec­tro­nique à tous les assi­gnés à rési­dence, de déchoir de leur natio­na­li­té dans cer­tains cas des bina­tio­naux nés fran­çais, créa­tion d’une garde natio­nale per­met­tant aux citoyens de venir à la res­cousse des mili­taires, fer­me­ture des mos­quées radi­cales,  réta­blis­se­ment der l’indignité natio­nale avec pos­si­bi­li­té de pri­va­tions de biens, arrêt de l’entrée des migrants, des réfu­giés, fer­me­ture des fron­tières…), toutes pro­po­si­tions sus­cep­tibles d’être dis­cu­tées ulté­rieu­re­ment dans la cadre de la réforme consti­tu­tion­nelle annon­cée par F.Hollande.

L’encre des  lois sur le ren­sei­gne­ment et les écoutes sys­té­ma­ti­sées n’est pas encore sèche que déjà un autre dis­po­si­tif ultra sécu­ri­taire est mis en place.

Mais  c’est sur­tout la révi­sion annon­cée de la Consti­tu­tion par créa­tion d’un « état de crise » ou de « ter­ro­risme de guerre » ain­si léga­le­ment consa­cré au plus haut niveau qui nous interpelle.

Gra­vé dans le « marbre » de la Constitution ?

Cette consti­tu­tion­na­li­sa­tion pour­ra per­mettre les renou­vel­le­ments de l’état d’urgence dans des condi­tions de contrôle par­le­men­taire qui res­tent à défi­nir (mais nous ne sommes pas en régime par­le­men­taire, contrai­re­ment à la plu­part des autres démo­cra­ties européennes…et  cette  consti­tu­tion­na­li­sa­tion  ren­drait en outre  qua­si impos­sible le recours juri­dique à la Cour euro­péenne des droits de l’homme et donc l’application de la conven­tion  euro­péenne des droits de l’Homme).

Et déjà le pre­mier ministre, jamais en retard d’un coup de men­ton, annonce que la sai­sine du Conseil consti­tu­tion­nel après le vote de cette loi d’ex­cep­tion serait inop­por­tune, voire« ris­quée »;  les plus hautes auto­ri­tés de l’E­tat se gardent bien d’af­fir­mer que 3 mois de régime excep­tion­nel seront suffisants.

Et qui pré­si­de­ra demain aux des­ti­nées de ce pays? Quelle per­son­na­li­té? Quel usage fera- t- il (elle) de ces pou­voirs extra­or­di­naires deve­nus ordinaires?

Mais sur­tout et sur le fond, où sont  les ana­lyses et  les débats par­le­men­taires sur les causes de cette situa­tion dont aucun démo­crate consé­quent ne peut envi­sa­ger la perpétuation?

Où sont les débats sur une  poli­tique exté­rieure fran­çaise illi­sible et sinueuse mais chaque jour plus guer­rière (Proche et Moyen Orient, Afrique subsaharienne…)?

Ces quatre der­nières  années ont été des années de guerres conti­nues pour une France sou­vent très proche d’intérêts mer­can­tiles dou­teux,  voire proche d’Etats aux valeurs reven­di­quées par­fois sem­blables à celle de notre enne­mi décla­ré, Daech.

Pour­quoi la France est- elle deve­nue un cœur de cible ?

Où sont les débats et les pro­po­si­tions sur les ter­ri­toires aban­don­nés de la Répu­blique, ces ban­lieues viviers poten­tiels d’illu­mi­nés fana­ti­sés (il est vrai que le mal a lar­ge­ment débor­dé ces banlieues…) ?

Où sont les inter­ro­ga­tions  sur des sou­plesses bud­gé­taires sou­dain pos­sibles puisque le Pacte sur la sécu­ri­té l’emporte désor­mais sur le Pacte de sta­bi­li­té européen?

Sou­plesses  qui ne seraient donc pas pos­sibles pour les bud­gets sociaux, l’éducation, ceux de la culture, ceux de l’aménagement du ter­ri­toire, condi­tions de réponses durables à l’en­ne­mi déclaré?

Où sont les débats sur une poli­tique migra­toire dif­fi­cile mais res­pec­tueuse des enga­ge­ments inter­na­tio­naux et euro­péens de la France ? Sur le res­pect de ses valeurs fon­da­men­tales si for­te­ment convo­quées pour jus­ti­fier les enga­ge­ments guerriers?

L’ac­cueil des réfu­giés, syriens notam­ment, ne serait déjà plus pos­sible? La lutte pour que la Médi­ter­ra­née ne soit plus un cime­tière déjà oubliée?

C’est la fer­me­ture des fron­tières qui est désor­mais à l’ordre du jour, y com­pris à l’in­té­rieur de l’U­nion européenne.

Nous avons eu ce 13 novembre nos Twin Towers et notre réponse se cale, hélas, sur la réponse amé­ri­caine de 2001 : Patriot act, Guan­ta­na­mo, guerres, – dont l’Irak -, dis­cours et mêmes mots que ceux de G.Bush devant le Congrès après le 11 septembre.

Depuis près de 15 ans on en mesure tous les jours les résul­tats… et la France qui chausse ces bottes de cow-boy n’a certes pas les moyens mili­ta­ro – poli­ciers des Etats – Unis…

Et après?

Après l’attentat qui vien­dra cer­tai­ne­ment, demain ou après demain ? Tou­jours plus de fuite en avant guer­rière et sécu­ri­taire ? Après l’Af­gha­nis­tan, la Libye, le Mali, l’I­rak désor­mais, la Syrie…jusqu’où ? Jusqu’à quand ? Un état d’ urgence péren­ni­sé pour la décen­nie à venir pour la France, seule puis­sance euro­péenne enga­gée et condam­née à jouer les sup­plé­tifs des Etat – Unis et de la Russie?

 Un état  d’ur­gence immé­diat et limi­té pour état de guerre de fait ? Oui.

Un arse­nal sécu­ri­taire sup­plé­men­taire néces­saire ? On peut en dou­ter au vu des résul­tats de ter­rain obte­nus par l’accumulation fré­né­tique de textes  de cet ordre.

Un état d’ur­gence per­ma­nent  ou qua­si, consti­tu­tion­na­li­sé  de sur­croît, pour les années à venir? Nous aurions alors chan­gé de régime… léga­le­ment certes.

Espé­rer d’élus (éco­lo­giques, socia­listes, autres…), qu’ils mènent enfin et vrai­ment  bataille pour la garan­tie de notre démo­cra­tie et de nos les liber­tés lors de la réforme consti­tu­tion­nelle annoncée ?

Espé­rer que la tra­di­tion répu­bli­caine de pro­por­tion­na­li­té des mesures, de réa­li­té des contrôles, d’équilibre des pou­voirs, soit réanimée ?

Espé­rer que les véri­tables débats aient lieu et que des réponses socié­tales, qui seront certes longues à pro­duire effet, soient apportées ?

Espé­rer que cesse cette rhé­to­rique guer­rière qui ne cache pas le désar­roi et  l’impuissance d’élus affo­lés ou cyni­que­ment manipulateurs ?

La situa­tion est grave

Insé­cu­ri­té réelle, germes  de divi­sion aux relents de raton­nades et de pogroms qui appa­raissent, désastres huma­ni­taires à notre porte ou sur notre sol, Europe qui est désor­mais un pro­blème autant qu’une  solution…

Il nous faut main­te­nant pen­ser « ensemble » pour cas­ser le cercle de vio­lences et de haine, mul­ti­plier les résis­tances citoyennes à la chape de plomb qui s’abat, refu­ser de se lais­ser muse­ler par des dis­po­si­tifs tou­jours plus sécu­ri­taires, voire liberticides.

S’il y a urgence, c’est à réaf­fir­mer nos valeurs et nos choix de socié­té, démo­crates et répu­bli­cains, en réponse prin­ci­pale immé­diate à des vio­lences aveugles.

S’il y a urgence, elle est à l’ex­pres­sion de toutes ces formes d’expressions convi­viales, spon­ta­nées, citoyennes qui fleu­rissent et nous devons réaf­fir­mer notre droit fon­da­men­tal à fré­quen­ter les ter­rasses des cafés, aller au spec­tacle, réaf­fir­mer nos modes de vie tolé­rants, fra­ter­nels, laïcs, en mobi­li­sant toutes les formes d’expression.

Mais cet  état d’ur­gence ren­for­cé qui s’im­pose désor­mais pour 3 mois ne s’ins­crit pas dans ces logiques.

 Il  ne sau­rait rem­pla­cer les  vraies  urgences et pour­rait même s’a­vé­rer le véri­table enne­mi s’il  devait être le début de la mise entre paren­thèses durables de notre la vie démocratique.

Le pré­sident de la Répu­blique a décla­ré solen­nel­le­ment que Daech vou­lait détruire la Répu­blique fran­çaise mais que c’est la Répu­blique fran­çaise qui détrui­rait Daech.

La néces­saire défaite mili­taire de Daech ne peut se faire au prix de la perte de la République.

Régres­sion pro­vi­soire de nos libertés ?

Daech a déjà gagné une bataille ; ne lui lais­sons pas gagner la guerre.

Chris­tian Rubechi.

En complément :

- Lire dans le « Saute-Rhin » :

une ana­lyse par­ti­cu­liè­re­ment intel­li­gente et per­ti­nente de Ber­nard Umbrecht sur le sujet :

http://www.lesauterhin.eu/1311-la-dimension-franco-allemande-des-attentats/

 - Et visionner une vidéo sur les violences policières :

A pro­pos de l’é­tat d’ur­gence et de ses effets le dimanche 29 novembre à Paris voi­là des images que vous n’a­vez pas vues aux jour­naux télé­vi­sés. Une répres­sion inac­cep­table poin­tée du doigt par un com­mu­ni­qué de la Ligue des Droits de l’Homme. Une autre ver­sion aus­si de ce que les médias ont appe­lé le pillage de l’au­tel des vic­times par des irres­pon­sables cagoulés…