Un des ensei­gne­ments majeurs de ce scru­tin est le mau­vais score du Front de Gauche qui conti­nue, élec­tions après élec­tions, à perdre son lec­to­rat. Quelque soit la stra­té­gie dif­fé­rente d’une région à l’autre (accord avec EELV dans cer­tains cas, ouver­ture vers la socié­té civile ailleurs…), le résul­tat est le même. Contrai­re­ment à d’autres pays du sud-euro­péen, ce n’est pas le Front de Gauche qui recueille les voix des exclus et des pré­caires qui se mul­ti­plient avec la crise du sys­tème, mais le Front Natio­nal. Sin­gu­la­ri­té fran­çaise qui mérite d’être exa­mi­née de plus près.

Une éro­sion conti­nuelle et lente

Le 6 décembre, le Front de gauche ne tota­lise que 4,5% des voix, un score infé­rieur au 5,84% qu’il avait réa­li­sé aux régio­nales de 2010, à peine un an après sa fondation.

Plus par­lant est l’évolution du score du PCF : si on prend une élec­tion en réfé­rence, par exemple la pré­si­den­tielle, le can­di­dat com­mu­niste recueillait, en 1969 4.809.285 voix soit 21,27%. En 2007, Marie-Georges Buf­fet compte 707.294 voix, 1,93%, per­dant au bas mot plus de 4 mil­lions de voix en 4 décennies.

On peut objec­ter que les pré­si­den­tielles ne sont pas des élec­tions les plus favo­rables au PC : mais la même ten­dance se pour­suite tant aux élec­tions légis­la­tives, can­to­nales ou com­mu­nales puisque le par­ti perd au fur et à mesure des dépu­tés, des dépar­te­ments, des villes qu’il déte­nait depuis très longtemps.

On constate une rup­ture bru­tale dans l’électorat com­mu­niste après 1981, élec­tion du socia­liste Fran­çois Mit­ter­rand. En 1981, ce sont 4.456.922 qui se portent sur Georges Mar­chais. En 1988, les com­mu­nistes (deux can­di­dats André Lajoi­nie et Pierre Juquin) recueillent ensemble 2.695.394 suf­frages, soit une perte de près de 2 mil­lions de voix d’une élec­tion à l’autre. Il est clair que la stra­té­gie d’union de la gauche telle qu’elle a été menée a été fatale au par­ti communiste.

2012: l’es­poir

2012 : nou­velle ère qui crée une dyna­mique. Jean-Luc Mélen­chon quitte le PS, fonde un par­ti à l’image de « Die Linke » en Alle­magne, le Par­ti de Gauche. Si cela crée une dyna­mique dans l’électorat, il jette l’embarras dans la direc­tion du Par­ti com­mu­niste : com­ment répondre à cela. Rejoindre le Par­ti de Gauche au risque de voir dis­pa­raître le terme de « com­mu­niste » ? Cela aurait pu être une solu­tion : le par­ti com­mu­niste déte­nait lar­ge­ment plus de moyens que le tout jeune PG, tant en mili­tant, en noto­rié­té sur le ter­rain, avec un quo­ti­dien L’Humanité, seul par­ti com­mu­niste en Europe à déte­nir encore un journal.

Le  choix est dif­fé­rent sous la forme d’une asso­cia­tion créant le Front de gauche, regrou­pe­ment de plu­sieurs for­ma­tions dont les dif­fé­rences sont plus impor­tantes que cela n’apparaît au pre­mier degré.

Jean-Luc Mélen­chon fait 11,10% des voix avec près de 4 mil­lions de voix (3.984.822). Mais cette dyna­mique s’enraye rapi­de­ment, dès les législatives.

Phi­lippe Mar­lière, ensei­gnant à l’University Col­lege Lon­don et co-fon­da­teur des Socia­listes affli­gés, note :

« Le Front de gauche a oscil­lé entre deux stra­té­gies depuis 2012. La pre­mière peut être qua­li­fiée de « cen­triste » : tout en s’opposant rhé­to­ri­que­ment aux mesures les plus droi­tières du PS, une par­tie du Front de gauche a essayé de faire des accords élec­to­raux lors des élec­tions inter­mé­diaires, c’est la ligne du PCF.

« Cette ligne, note l’auteur, brouille les pistes, non pas en rai­son des alliances en elles mêmes néces­saires pour avoir des élus et être effi­cient poli­ti­que­ment, mais parce qu’elle a été mal expliquée (…). »

« L’autre stra­té­gie peut être qua­li­fiée de « gau­chiste ». Elle se résume à un volon­ta­risme du verbe, à une sur­en­chère rhé­to­rique consis­tant à atta­quer dure­ment et nom­mé­ment le PS. Les tenants de cette ligne ont oublié de faire des pro­po­si­tions concrètes et ont négli­gé le fait que pur deve­nir majo­ri­taire à gauche, il faut pou­voir ras­sem­bler un élec­to­rat plus modé­ré et ouvrir un contrat de gou­ver­ne­ment pour faire la différence ».

La décep­tion sur le terrain

 Cette ana­lyse pour­rait être dis­cu­tée sur cer­tains points. Mais ce qui est inté­res­sant, c’est que dans ses grandes lignes, elle recoupe la réa­li­té que ren­contrent les mili­tants du Front de gauche sur le terrain.

Com­bien d’entre eux ont été confron­tés lors de dis­tri­bu­tion de tracts ou de porte-à-porte à des réac­tions de citoyens qui dou­tait de leur sin­cé­ri­té. « Vous cri­ti­quer le gou­ver­ne­ment et les socia­listes et au deuxième tour vous allez les rejoindre pour récu­pé­rer des postes » : durs paroles pour des femmes et des hommes dont les convic­tions sont réelles et pro­fondes et pour la plu­part d’entre eux à mille lieux des politiciens(nes) carriéristes.

A tel point que des cri­tiques de plus en plus expli­cites ce font jour à pro­pos de cette stra­té­gie. D’autant plus qu’une par­tie de l’électorat popu­laire qui devrait voter pour cette gauche contes­ta­taire, s’en éloigne et rejoint soit l’abstention, soit le FN.

La stra­té­gie du FN pour cap­ter le vote populaire

Le Front natio­nal a lis­sé une par­tie de son image pour prendre en compte le désar­roi social dans la popu­la­tion. Marine Le Pen donne une orien­ta­tion natio­nal-socia­liste au par­ti qui dès lors n’hésite plus à vili­pen­der le capi­ta­lisme, à reprendre à son compte des reven­di­ca­tions telles que la retraite à 60 ans, la créa­tion d’emplois, le réta­blis­se­ment d’aides sociales (certes condi­tion­nées mais cela ne gêne appa­rem­ment pas ses élec­teurs)…  Mais aus­si à don­ner une posi­tion claire sur la construc­tion euro­péenne qui est aujourd’hui décon­si­dé­rée auprès d’une majo­ri­té des citoyens du continent !

Les inter­ven­tions de Pierre Gat­taz ou des repré­sen­tants des Chambres de Com­merce et d’Industrie contre le pro­gramme du FN alors qu’ils sont en train de pré­ca­ri­ser des mil­lions de sala­riés, ren­forcent encore l’image « sociale » dont Marine Le Pen s’arroge.

Com­battre le FN sur son terrain

L’affolement qui gagne le Front de Gauche devant les reculs suc­ces­sifs et la mon­tée du FN l’a conduit à user et abu­ser de l’appel « faire bar­rage au FN » pour jus­ti­fier une stra­té­gie qui sur bien d’autres points n’est plus sui­vie par l’électorat. On peut com­prendre que le Par­ti Com­mu­niste qui était la pre­mière cible du natio­nal-socia­lisme avant-guerre et dont les militants(es) ont été liqui­dés en masse par l’extrême-droite, fasse appel à ses rémi­nis­cences dou­lou­reuses pour com­battre le FN.

Mais ce qui est en cause aujourd’hui, c’est l’efficacité de cette stra­té­gie. Et il faut bien recon­naître qu’elle est qua­si­ment nulle.

L’historien Roger Mar­tel­li explique cela dans L’Humanité du 7 décembre : « Désor­mais, l’économie a pris le pas sur la poli­tique, la majo­ri­té de la gauche a renon­cé à l’égalité et à tour­né le dos au « chan­ger la vie », l’Etat ne veut plus régu­ler, le sala­riat est réduit à la pré­ca­ri­té et la droite s’est ali­gnée sur l’extrême-droite. L’espérance sociale a recu­lé. (…) Une par­tie du peuple se détourne de la chose publique, une autre veut don­ner un coup de pied dans la four­mi­lière.  Tel est la base com­mune de l’abstention et de la pous­sée de l’extrême-droite.»

Et plus loin : « Le social-libé­ra­lisme for­gé par Tony Blair contient trois volets : l’acceptation des normes de la mon­dia­li­sa­tion finan­cière (la com­pé­ti­ti­vi­té), la mise au tra­vail (la pré­ca­ri­té plu­tôt que le chô­mage) et l’ordre social (au nom de la sécu­ri­té). Fran­çois Hol­lande et Manuel Valls ont fait ce choix ».

Et, aujourd’hui, seul le FN semble aller à l’encontre de ces trois dogmes.

La logique cen­triste du Par­ti socialiste

L’évolution du Par­ti socia­liste est toute tra­cée : elle s’éloigne de plus en plus des fon­da­men­taux de ce qui a fait la gauche en ses débuts comme la social-démo­cra­tie d’Auguste Bebel ou de Karl Liebk­necht, voire celle de Fer­di­nand Lasalle !

Sa tra­jec­toire actuelle le porte vers le centre et ouvre de ce fait une porte pour la recons­truc­tion d’une gauche au sein d’une Répu­blique et d’une démo­cra­tie qui elles-mêmes doivent être refondées.

Si les diri­geants du PCF, ceux du Front de gauche, sont per­sua­dés de cela comme cela semble être le cas dans les dis­cus­sions internes, il faut aller vers une rup­ture de la stra­té­gie actuelle.

Sau­ver quelques sièges de dépu­tés, de conseillers géné­raux et régio­naux alors que les valeurs de la gauche sont en train de se mar­gi­na­li­ser est un cal­cul à courte-vue et sui­ci­daire à terme. Cette stra­té­gie décré­di­bi­lise tota­le­ment l’opposition affi­chée à la poli­tique gou­ver­ne­men­tale et appa­raît comme une manœuvre politique.

Il y a à pré­sent une place pour la construc­tion d’une alter­na­tive poli­ti­que­ment réel­le­ment à gauche que même une par­tie des mili­tants du par­ti socia­liste devrait contri­buer à construire. Cela passe sûre­ment par le dépas­se­ment des struc­tures anciennes des par­ties et mou­ve­ments poli­tiques divers sans pour autant que la ques­tion de l’organisation à construire soit la prio­ri­té. Cela se pose­ra quand la ligne poli­tique sera définie.

Lais­sons la conclu­sion à Roger Mar­tel­li : « Quant à la gauche, la ques­tion n’est tant de la ras­sem­bler que de la recons­truire ». Avec un esprit de rup­ture assumé.

Michel Mul­ler