Après Paris, le phénomène « Nuits debout » s’est invité à Mulhouse comme dans nombre de villes et dans la foulée des manifestations « Retrait loi El’Khomry ».
Qui, quoi, comment? Jusqu’où cet improbable phénomène sociétal et politique qui dure et perdure?
Il faut écouter les dizaines de participants (de 30 à 120 selon les soirs) qui se retrouvent depuis le 28 avril, place de la Bourse à Mulhouse, sous les arcades en cas de pluie, de 18h à.…
Ils sont étudiants, lycéens, précaires, travailleurs des secteurs sanitaires et social, ouvriers, enseignants, professionnels du spectacle, fonctionnaires… et majoritairement jeunes.
Ils s’expriment obligatoirement à titre personnel et brièvement – c’est la règle acceptée -, même si les participants peuvent mentionner des adhésions personnelles, politiques, associatives, syndicales.…
Que disent ils dans une ambiance paisible, voire amicale ?
Organisation et communication sont des thèmes récurrents
…dont on comprend l’importance pour ceux qui n’ont manifestement jamais eu d’expériences de mobilisations collectives («qui apporte les cartons?», «constituer de petits groupes d’étude par thèmes ou non», «se mobiliser chaque jour ou fonctionner par rendez-vous successifs», «où distribuer les tracts – hôpital, gare, rues piétons, places, boîtes aux lettres…?», «qui fait quoi et où?», «installer un arbre à palabre», «utiliser et comment les réseaux sociaux», «faire converger les pages Facebook», «les médias ne nous aident pas», « l’expression cartons [NDLR: sur des panneaux] c’est pas la langue de bois », « faire un atelier à banderoles », « créer un espace d’écriture libre sur le sol, » « organiser un défilé », « organiser des saynètes jouées dans la rue », « interpeller les passants », « inviter des conférenciers »…).
Paroles entendues au long des soirées:
«le sociétal est utilisé par le gouvernement pour masquer les problèmes sociaux», «le voile pour les femmes c’est à elles de dire ce qu’elles en pensent», «il faut légaliser le cannabis», «et après, quand cette loi [NDLR: la loi El Khomry, dite aussi «loi travail» ] sera retirée?», « sauver les salariés avant de sauver les entreprises», « pour la présidentielle ne pas choisir entre la peste et le choléra», «et si on ne payait plus nos impôts?», «les casseurs ils viendront mais la violence c’est l’Etat», «il faut laisser les gens vivre » ‚ » on ne m’avait pas dit qu’il fallait travailler», «aller dans les quartiers [NDLR: quartiers dits «sensibles»], «faire converger les luttes», «j’ai beaucoup galéré, maintenant ça va», «il faut tourner la page», «il faut agir [NDLR: modalités diverses citées: entrer dans pôle emploi, une banque… ], « la Nuit debout c’est les jeunes qui demain seront salariés « , «les gens dans les quartiers difficiles il faut aller les voir, mais pas comme on va voir les pauvres», «j’ai jamais parlé en 43 ans, c’est la première fois», »c’est nous qui devons monter un parti», «il faut soutenir les Kurdes et les Tibétains», «je suis syndiqué mais ce soir je suis citoyen», les élus ne sont pas nos représentants», «on a un grand pouvoir mais on ne sait pas l’utiliser», «nous devons rester non violents», « faire une révolution de velours»», faire pression sur les députés»,« faire converger la lutte avec Strasbourg, avec Bâle (NDLR: apparemment des « Nuit debout » du côté de Bâle et de Fribourg s’esquissent], «on est en face de très puissants, il faut faire de la politique », «grandir, grossir pour agir ou agir pour grandir, grossir, «se faire connaître», « appeler à une mobilisation générale, à la grève générale», « mieux répartir les richesses »…
Alors ?
Grand défouloir, café du commerce en plein air, exercice de démocratie directe ?
Appel à la grève générale ou plutôt au « rêve général » ?
Expressions citoyennes nées spontanément d’un malaise social et sociétal grandissant ?
Mouvement non violent et espoir de nouvelles solidarités, nées d’un mouvement syndical majeur ?
Surprise émerveillée d’avoir enfin la parole, le droit à sa propre parole, en place publique ?
Quel avenir pour ces expressions individuelles mais proférées en réunion, comme pour se donner du courage ?
Quel avenir pour ce mouvement, qui touche désormais nombre de villes, grandes et petites et dans tout le Pays ? Mouvement hors des cadres politiques comme syndicaux – même si la lutte syndicale contre la loi «travail» a été le déclencheur et reste pour partie le carburant ?
Demain essoufflement, délitement, dérives violentes, généralisation ?
Il faut se rappeler les « Indignés » d’hier en Espagne, terreau de collectifs sociaux qui se retrouvent désormais à la tête des plus grandes municipalités espagnoles et qui ont préparé l’émergence d’un parti politique,« Podemos », susceptible d’accéder au gouvernement de l’Espagne.
Ou qu’au Portugal un mouvement héritier des « Indignés » portugais, défini comme laïque, pacifique et a ‑parti (cf. l’article de Ludovic Lamant dans Mediapart du 30 avril) participe au dernier gouvernement élu dans ce pays (classé «progressiste»), aux côtés de partis institutionnels classiques ?
Ou qu’en Italie des mouvements sociaux informels se sont structurés et peuvent désormais prétendre gagner de grandes municipalités lors des prochaines élections de juin ?
Inexpérience, naïveté, absence de propositions consistantes, risques de dérives violentes – surtout si certaines forces présentes au gouvernement les y incitent -, perte de tout repère, absence d’organisation et de mots d’ordre, risques de décrochage du front syndical « Retrait loi Travail » ? Certainement.
Mais aussi et surtout l’ expression improbable mais révélatrice d’une recherche, d’une quête, d’une boussole, pour traverser des mers toujours plus dangereuses, la recherche de convergences avec les mouvements sociaux en cours, une volonté de « déconstruire la maison pour la reconstruire en mieux avec les pierres » comme on l’entendait place de la Bourse ou de « défaire les structures » comme le dit Frédéric Lordon.
Libertaires ? «Écolos ?, «Indignés» ? Vieux nostalgiques de mai 68 ? Futurs encartés d’un parti politique, d’une organisation ? Non et oui, tout ça mêlés, ou plutôt tout et tous ensemble.
Sur un tract distribué à Mulhouse par les «Nuit debout» on lit: «Ni entendues ni représentées, des personnes de tous horizons reprennent possession de la réflexion sur l’avenir de notre monde. Et aussi: «Les intérêts particuliers ont pris le pas sur l’intérêt général».
Des responsables du festival « Festi Débat », bien connu dans le département et au-delà, m’ont livré par ailleurs leurs premières réflexions sur un mouvement qui a toute leur sympathie mais pas encore leur participation.
Leurs analyses rattachant «Nuit debout» tout à la fois aux mouvements d’idées des «Décroissants», aux Zadistes de Notre Dame des Landes, à la marche des «crayons» après les attentats contre Charlie hebdo doivent être prises en compte, comme le rapprochement qu’ils font entre «Nuit debout» et les «Indignés», l’inspiration indirecte qu’ils décèlent de Stephane Hessel sur le mouvement, comme celle, moins évidente, des « citoyens résistants« qui se réunissent chaque année sur le plateau des Glières, avec quelques survivants de ce qui fut un haut lieu de la Résistance à l’occupation durant la dernière guerre.
Hier soir, 4 mai, près de 80 participants à Nuit debout ont surtout débattu collectivement de sujets de fond: analyses sociétales, justice et classes sociales, nouvelles formes d’économie coopérative, résistances à l’économie financiarisée et ultra libéralisée, dénonciation des formidables inégalités, service public et intérêt général…mais aussi de sujets philosophiques (Nature humaine, Inné et acquis…).
Mais aussi de la nécessité de « marquer des points, de remporter des victoires », « d’élargir le mouvement », de » sortir de l’entre-soi »…
Sur la place de la Bourse les premiers tags sont apparus hier soir: « Rêver plus haut c’est joli », Des maux des mots », Viva la Vida »…
Une petite fille avait inscrit à la craie de couleur: « Liberté, Égalité, Fraternité ».
Un rappel pour ceux qui auraient oublié la devise de la République ?
Et demain ?
Non, «Nuit debout» n’aura pas été un feu de paille, quelles qu’en soient les suites.
Plutôt un feu qui n’en finit pas de ne pas s’éteindre…le comburant d’autres mouvements sociaux et politiques à venir.
De l’oxygène en somme dans un pays qui étouffe, qu’on étouffe…
Allez parler à « Nuit debout »! Parlez des « Nuit debout »!
Christian Rubechi