Il n’y a peut-être pas de meilleure ironie politique : l’Institut Montaigne, l’un des principaux dispensateurs de l’idéologie néolibérale, lequel préconisait encore récemment le renversement de la hiérarchie des normes en matière de droit du travail, vient d’éditer une étude sur le rapport des musulmans aux valeurs dominantes de la société française… qui réhabilite (involontairement) les vertus de la justice sociale !
A dire vrai, nous redoutions de trouver dans ce laboratoire préféré des masos austéritaires, (dont l’Alterpresse connaît bien quelques pratiquants alsaciens) un nouvel aiguillon idéologique prêt à servir le discours du racisme et de l’intolérance, au bénéfice du spectre politique extrême-droitier. Pourtant, le suc qui s’en dégage est autrement politique. Comme une nouvelle réplique des secousses sociales à la française.
Certes, la méthodologie statistique de l’étude a été discutée, notamment parce que l’échantillon examiné n’est pas le plus significatif qui soit (15 459 personnes auront été interrogées au total, desquelles ont été isolées 874 personnes de religion ou culture musulmane). Mais cet état de fait n’est pas pour surprendre, dans le contexte d’une législation qui prohibe toute statistique à caractère ethnique. On a encore accusé l’orientation idéologique ouvertement libérale de l’institut afin de discréditer l’ensemble des données exposées. Ce préjugé n’apparaît pas fondé en l’espèce, car les enseignements nuancés qui y figurent (portées par Hakim El Karoui, un proche de Jean-Pierre Raffarin) ne pourraient servir ni la phraséologie des idéologues identitaires/essentialistes anti-islam, ni même celle des déclinistes nationaux qui prospèrent pourtant dans la presse réactionnaire. Cette même presse qui aura poussé les manchettes les plus racoleuses voire les plus alarmistes dès la publication du rapport, sans même faire mine d’en extraire l’essentiel. Car s’il y a matière à s’inquiéter pour le devenir des musulmans français au travers de cette lecture, il y a tout autant matière à s’interroger sur la nature réelle des liens qui relient un adepte à son culte.
Des préjugés insistants
Ainsi, a contrario de ce qui paraissait le plus consensuel: « les trajectoires de « sortie » de la religion musulmane – ou de désaffiliation – apparaissent deux fois plus importantes que les trajectoires d’entrée ; prenant à rebours les représentations faisant de l’islam une religion attirant massivement des individus a priori éloignés de cette tradition ».
Et ce que l’étude illustre singulièrement est que, s’agissant des plus « radicaux », le rapport à la croyance et aux manifestations d’adhésion religieuse parait être surdéterminé socialement. Ou alors instrumentalisé de manière réactionnelle par les adeptes les plus farouches: « Ils se définissent davantage par l’usage qu’ils font de l’islam pour signifier leur révolte que par leur conservatisme ». Ou encore : « L’islam est un moyen pour eux de s’affirmer en marge de la société française». Quant aux modalités générationnelles de cette manifestation ostensible du religieux, elle est essentiellement le fait de jeunes déscolarisés ou sans diplôme, en processus de réinvestissement identitaire. Tout à fait à rebours de leurs aînés qui eux s’éloignent d’autant plus de la pratique religieuse qu’ils se sont intégrés socialement, ou sont diplômés de l’enseignement supérieur.
De ce fait, les motifs qui déterminent un surinvestissement ou une implication religieuse majorée pour une frange minoritaire, mais jeunes, des musulmans, pourraient se condenser sous la forme de 3 qualificatifs socialement corrélés:
D comme Désindustrialisation
L’étude le confirme clairement, les musulmans sont aux deux tiers des fils et filles d’ouvriers et d’employés : « On constate une prééminence nette des catégories sociales populaires et des personnes inactives et une forte sous-représentation des classes supérieures du salariat (cadres et professions intellectuelles supérieures) ». Pour le détail : 22,4 % sont employés, 22,6 % sont ouvriers, 29 % sont inactifs, et 5,9 % sont cadres, contre 9,3 % dans la population générale.
Victimes de la désindustrialisation galopante tout le long de ces 30 dernières années, les citoyens de confession musulmane, majoritairement ouvriers et employés, sont donc tout particulièrement impactés par l’ébranlement du système productif français.
D comme Dépolitisation
Les politiques d’émancipation et de progrès social se sont vidées de tout contenu politique opérant. Les sillons du néolibéralisme et de la déréglementation maximisée ont asséché les ferments de la démocratie sociale et la notion de bien commun, au profit d’un individualisme consumériste, autocentré et intolérant. La classe ouvrière, à laquelle appartiennent de nombreux musulmans, ne trouve plus les relais politiques dont elle bénéficiait jusqu’au tournant libéral des années 80, pour porter ses aspirations égalitaires, et défendre ses intérêts fondamentaux. De la même manière, les politiques publiques destinées à lutter contre les discriminations, l’échec scolaire, la paupérisation, les ghettos urbains et ethniques, auxquelles les musulmans se heurtent chaque jour davantage, périclitent, et servent le plus souvent de cache misère institutionnel.
D comme Déscolarisation
Beaucoup de jeunes musulmans accèdent aujourd’hui à l’enseignement supérieur. Pour autant, une forte minorité (40 %) se trouve aujourd’hui en grande difficulté de scolarisation ou de formation.
Ainsi, près de 15 % ne possèdent aucun diplôme, et environ 25 % ont un niveau inférieur au BAC. C’est précisément dans cette frange de la jeunesse désœuvrée que se trouvent les individus qui trouvent le plus souvent une forme de compensation politique, et de consolation victimaire, à brandir les valeurs d’un islam à caractère politique.
D comme Déroute ?
Pourtant, les seules véritables questions qui demeurent insistantes, en concluant cet exercice de scrutation politique et social, aussi limité et imparfait soit-il, est celle de sa traduction institutionnelle, alors même que les signaux qui en émanent sont des plus alarmants. Ce travail servira-t-il en quelque manière à prendre conscience de ces problèmes, et à les traiter ? Des leçons politiques et sociétales en seront-elles tirées ? A‑t-on vraiment pris la mesure de la situation et des enjeux qui se posent à la collectivité ?
A l’heure électorale de toutes les surenchères racistes et des anathèmes religieux, il semble bien que le processus de décomposition social engagé semble aller son chemin d’inertie et de déni. Et si la société devait se fracturer et se déliter au détriment d’une population de confession musulmane qui revendique à juste titre la justice et l’équité tout autant que la considération, il ne nous resterait qu’à redouter un nouveau déluge, mais de haine et de colère.
Cette synthèse ne traite que de la partie consacrée à l’appréhension du sujet musulman, et du rapport à sa croyance. La seconde partie de l’étude, relative à « l’islam de France » et aux recommandations proposées par l’Institut n’est pas traitée ici.
Vous pouvez retrouver l’intégralité de l’étude par ici.
Gundulf de Fronde