Le linguiste se trouve dans cette position singulière de devoir enfoncer des portes ouvertes – des évidences donc – que la politique et les idées reçues s’acharnent à refermer, à verrouiller.
C’est pourquoi il m’appartient de rappeler ces évidences, car les idées reçues sont aussi résistantes que des verrous. Et au-delà des évidences, il me faut également désamorcer ces idées reçues et les phobies sous-jacentes.
D’abord les évidences !
L’Alsace et la Moselle ne sont pas les seules régions qui pratiquent une variante germanique autre que l’allemand standard. Il est utile de se remettre en mémoire le recours respectif au standard et à la langue locale dans l’ensemble des pays germanophones.
En Allemagne les locuteurs badois, wurtembergeois et bavarois – même lorsqu’ils pratiquent leur langue régionale à l’oral – basculent vers le standard lorqu’ils passent à l’écrit. Pourquoi ce basculement ?
Souvent pour être compris d’un public plus large : 100 millions de locuteurs germanophones natifs, ce qui fait de l’allemand la premère langue dans l’espace européen. Mais aussi et surtout parce que le standard permet de couvrir bien des domaines que la langue régionale, même vivace et largement pratiquée comme en Bavière, ne couvre pas.
Quels domaines ? Une grande partie de la sphère professionnelle et commerciale, la quasi totalité de la sphère administrative, l’essentiel des actvités et disciplines scolaires et universitaires et la plupart des actvités littéraires et journalistiques. Cela, même quand des auteurs maintiennent contre vents et marées une littérature, une poésie et une presse en langue régionale. Il existe même de grands noms pour illustrer cela. Pour l’Allemagne je ne citerai que Ludwig Thoma comme écrivain et humoriste en langue bavaroise.
La situation en Autriche est assez semblable à celle de l’Allemagne du Sud et je ne m’y étendrai pas.
La Suisse: paysage révélateur
Regardons plutôt le paysage linguistique très révélateur de la Suisse alémanique. Non seulement le peuple y pratique le Schwitzerdütsch à l’oral, mais en outre le Schwitzerdütsch diffère passablement d’un canton à l’autre. Un astrophysicien suisse renommé, le Professeur Zwicky, qui passait pour un polyglotte recordman et à qui on demandait un jour combien de langues il parlait, répondit : « Ich spreche mein Glarus-Dialekt in 36 Sprachen »
Mais laissons là l’anecdote révélatrice et voyons plutôt ce qui se passe quand les locuteurs de Suisse alémanique passent à l’écrit. Ils basculent vers le standard allemand pour exactement les mêmes raisons que les Bavarois et les Autrichiens. Mais avec une différence de taille : ils ne disent pas qu’ils passent au Hochdeutsch, mais au SCHRIFTDÜTSCH, ce qui est doublement révélateur.
Le terme de ‘Schriftdütsch’ révèle dans un même mouvement leur dépendance complète par rapport à l’allemand dans toute une série de domaines et la stricte limitation de leur recours à l’allemand pour les seuls domaines où l’allemand est incontournable.
En outre, cela se prolonge parfois même à l’oral, par exemple dans des situations professionnelles plus formelles impliquant des germanophones non suisses ou des étrangers. Là les Suisses diront « Reden wir nun ‘Schriftdütsch’ … ».
Revenons maintenant en France : est-ce que les locuteurs de l’alsacien ou du francique mosellan ont moins de raisons que les autres germanophones de basculer vers le standard allemand lorsqu’ils passent à l’écrit ?
Certes la plupart de leurs besoins – professionnels, administratifs, scolaires et autres – sont couverts par le français. Pourtant lorsque le passage d’un oral alsacien à un écrit de la même famille de langue s’avère nécessaire, utile ou simplement agréable, cet écrit pourrait et devrait être en allemand standard. Les Dernières Nouvelles d’Alsace et le quotidien L’Alsace ont eu longtemps une édition bilingue faisant une large place à l’allemand. Hélas les politiques linguistiques et la disparition de nombreux vieux locuteurs ont abouti à cette régression : la presse quotidienne bilingue n’existe plus ; elle est remplacée par un petit encart quotidien en allemand.
A ce point précis je souhaite montrer pourquoi ce serait une hérésie de vouloir opposer l’allemand à l’alsacien : ce serait se tirer une balle dans le pied, car – ici comme ailleurs – l’allemand est le fond de réserve et le prolongement naturel de l’alsacien.
D’abord un rappel historique indispensable : comme le souligne le sociolinguiste Dominique Huck, pendant très longtemps ni le côté officiel français, ni les locuteurs alsaciens n’ont fait de distinction entre le parler oral et le standard allemand ; « Jusqu’à la fin du XIXe siècle, nous dit Dominique Huck, c’est le terme ’ Ditsch’ ou ‘Deutsch’» qui est utilisé pour désigner les formes parlées et les formes écrites en standard.
Paradoxalement, c’est sous le 2e Reich après 1870 que, l’Alsace n’ayant pas le même statut politique que les autres régions de l’empire, apparaît l’expression ‘Elsässerdeutsch’ et plus tard ‘Elsässisch’. Mais c’est – bien plus tard – la politique linguistique française qui va s’engouffrer dans ce distinguo pour mieux estomper le lien organique entre l’oral alsacien et l’écrit allemand.
L’entrée de la langue allemande dans l’univers français
Quand donc a eu lieu la première entrée – largement occultée et pourtant massive – de la langue allemande dans l’univers français ? Mais c’est bien sûr, à partir de 1648, date du premier rattachement de l’Alsace au royaume de France en application de la Paix de Westphalie. On peut donc attribuer à la diplomatie et aux interventions armées de Richelieu d’abord, et à Mazarin ensuite, l’entrée de la langue allemande dans le royaume de France.
Revenons au présent : un écrit en alsacien n’est pas rare certes, mais il se pratique dans des domaines plus limités que l’allemand. Là se pose la vraie question de fond : d’où vient le peu de place réservé à l’allemand en Alsace et en Moselle ? Cela à l’inverse, notons-le, des situations observées en Allemagne, en Autriche, en Suisse et même au Luxembourg.
La raison linguistique plaiderait pour des usages similaires ici aussi. Il faut donc chercher ailleurs les racines de cette exclusion de facto de l’allemand pour le passage à l’écrit chez les locuteurs de l’alsacien et du mosellan. Exclusion qui n’a d’équivalent que la ‘défrancisation’ – la ‘Entwelschung’ – pratiquée par les nazis entre 1940 et 1945.
Exclusion de facto ? Oui, cent fois oui ! L’allemand ici est non seulement absent des écrits professionnels et commerciaux, mais il est en outre insuffisamment promu dans l’institution scolaire et universitaire.
Insuffisamment par rapport aux nombreuses relations de l’Alsace et de la Moselle avec leurs voisins allemands et suisses ; insuffisamment au vu du grand nombre d’emplois transfrontaliers perdus, soit par manque de bilingues, soit parce que les bilingues alsaciens n’ont plus la maîtrise du standard.
Un recul, à mes yeux grave, de l’éducation bilingue a eu lieu lorsque l’ORBI – Office régional pour le bilinguisme en Alsace – a été remplacé par l’OLCA dont la marque a consisté à délaisser l’allemand sous le prétexte de se concentrer sur l’alsacien. Comme si les deux formes n’étaient pas complémentaires, « les deux faces d’une même médaille », a écrit justement Pierre Klein. Comme un signe de ce changement, tandis que l’ORBI me sollicitait régulièrement pour animer conférences et séminaires sur les avantages et les conditions d’une éducation bilingue, avec l’OLCA je n’ai plus été appelé à servir cette cause.
Quant à la politique scolaire officielle, elle vient encore aggraver cette insuffisance : le nombre de filières bilingues précoces français/allemand – bien qu’en progression en Alsace depuis peu – ne correspond ni aux potentialités (car l’alsacien est la mieux placée des langues régionales de France en nombre de locuteurs), ni aux besoins économiques, commerciaux et professionnels – de l’Alsace. La situation en Moselle est encore pire.
Je reviens donc à ma question :
Pourquoi tant d’exclusion qui frise l’ostracisme ?
Idées reçues et phobies :
Les idées reçues reposent sur deux axiomes erronés.
Premier axiome erroné : le monolingue aurait une meilleure maîtrise du français et une seconde langue nuirait à sa compétence en langue dite nationale. Il m’appartient de combattre cette idée que malheureusement certains enseignants ont encore en tête. Car c’est exactement le contraire qui est vrai. Pour plusieurs raisons.
1er cas : quand un enfant a acquis des rudiments de langue alsacienne à la maison, il ne doit pas être traité comme une tabula rasa par l’école : l’éducation doit au contraire exploiter ses acquis linguistiques. Sinon cela entraîne un déficit cognitif, un manque à gagner grave et parfois déstabilisant.
Dans le cas contraire où l’enfant n’a pas bénéficié d’une transmission familiale de l’alsacien et qu’il découvre et acquiert cette langue à la maternelle, ce n’est pas seulement une langue de plus à apprendre (comme ce serait le cas au collège ou au lycée).
Il s’agit d’autre chose : une seconde langue précoce est une véritable formation cérébrale et intellectuelle. Pas seulement une ouverture et un complément de culture comme les langues scolaires tardives du collège ou du lycée.
Pourquoi parler de formation cérébrale ? Parce qu’à cet âge précoce on n’acquiert pas la langue de façon consciente et volontaire, mais dans le vécu des jeux et des interactions, des comptines et des chansons. De telle façon que l’enfant pratique des allers-retours permanents entre ses deux langues inconsciemment et de plus en plus efficacement, sans traduire ni réfléchir, mais dans une libre reformulation de ce qu’il ressent ou veut exprimer. Avec ses affabulations et ses omissions volontaires.
Ces allers-retours permanents l’amènent à saisir que derrière des formes différentes s’expriment des contenus identiques. Ce, malgré quelques différences culturelles. Donc l’enfant en classe bilingue précoce a très tôt touché du doigt à la fois la relativité des formes et des mots et l’universalité très large des contenus et des sentiments. Voilà une formation de l’esprit qu’aucune acquisition tardive ne garantit avec autant de profondeur et d’efficacité qu’une éducation bilingue précoce.
Ainsi l’enfant apprend dans un vécu que l’Autre n’est autre qu’une variante humaine comme moi. Et qu’il s’exprime comme moi avec ses différences.
Les dialectes pas de vraies langues?
L’avantage que donne la maîtrise d’une seconde langue, Goethe l’avait déjà énoncée en son temps : « On ne connaît bien sa langue que lorsqu’on en parle d’autres ».
Les arguments avancés par les officiels de l’Education nationale des années d’après-guerre étaient : ‘Les dialectes ne sont pas de vraies langues ; elles n’ont pas de grammaire’. Ceci n’est rien d’autre qu’une ineptie. En effet la grammaire n’est pas cette description de la langue que prodigue l’école primaire.
La grammaire arrive dans un cerveau d’enfant à l’oral et avant l’école, dès qu’il observe, engrange et reproduit les féminins, les pluriels, les formes des verbes, les constructions de phrases, l’ordre des mots, les prépositions ou les déclinaisons. C’est toute cette morphosyntaxe que l’enfant a intériorisée, automatisée entre zéro et sept ans ; c’est justement cette dimension de la langue qui devient plus difficile à acquérir après l’âge de 7 ans.
Bref, une langue sans grammaire, ça n’existe pas. De plus, on parle une langue de façon d’autant plus fluide qu’on a acquis les automatismes grammaticaux dans un âge tendre.
Or la construction d’automatismes linguistiques dans une langue maternelle – ou dans deux langues – est ensuite transférable à d’autres langues : ce sont les automatismes de la tendre enfance qui permettront la construction de nouveaux automatismes pour les langues tardives du collège et du lycée. Ce qui fait du bilingue précoce un plurilingue en herbe parce que, disposant d’un double stock de sons, de mots et de structures, ses transferts à d’autres langues seront plus aisés et plus rapides que chez le monolingue. On n’est pas meilleur francophone parce qu’on est monolingue. C’est le contraire !
Second axiome erroné : le locuteur monolingue serait un meilleur citoyen que les autres. Cela n’est jamais exprimé de cette façon explicite, mais c’est toujours sous-jacent. Or cela fait bon marché de tous nos auteurs, artistes, savants, chanteurs et comédiens – dont les noms pullulent sur nos écrans et dans notre histoire – qui ont enrichi la création française grâce à leur bilinguisme et leur biculturalisme originels.
Sans parler de tous ces ‘Morts pour la France’ qui étaient des locuteurs d’une langue africaine ou autre et pour qui le français était leur seconde langue.
Ces deux axiomes sont des constructions. Elles on été élaborées au fil du temps et des méandres et palinodies de l’Histoire. Elles n’ont aucune base en sciences humaines. Pourtant si elles ont trop longtemps intoxiqué la pensée – ou la non-pensée – c’est que derrière les idées reçues se cachent des phobies tenaces.
Pourquoi se débarrasser d’un accent?
Un premier indice de ces phobies – un indice subtil, mais omniprésent – se présente dans l’exclusion quasi systématique des accents régionaux chez les présentateurs et les chroniqueurs de nos médias. Exclusion que l’on n’observe ni sur les chaînes allemandes, suisses ou autrichiennes, ni d’ailleurs dans les pays non germanophones. Pourtant on accepte et on apprécie dans nos médias les accents des étrangers qui parlent français, souvent assez correctement. Ce qui signifie que l’exclusion ne vise que les accents de France … .
Ici il convient de noter que les locuteurs d’une langue régionale de France ne perdent pas tous leur accent, pourtant dévalorisé dès l’école. Les méridionaux occitanophones et basques, par exemple, se font un plaisir de conserver leur accent : ce n’est pas parce qu’ils seraient incapables de s’en débarrasser puisque beaucoup le font ; non, c’est une forme de résilience culturelle que de marquer son occitanité, même lorsqu’on ne parle plus l’occitan. Mais l’exclusion des accents n’est qu’un indice. Il y a plus grave.
La phobie anti-langues (et celle anti-accents qui n’est que la partie émergée de l’iceberg) est la traduction d’un verrou idéologique plus profond que l’on peut formuler ainsi : le nivellement linguistique serait indispensable à l’unité de la nation française.
Nous voilà au cœur du blocage : on recherche l’unité et l’égalité dans l’uniformité totale des citoyens ; on accorde au nivellement linguistique et culturel des attributs qu’il n’a pas. Le nivellement linguistique n’est pas synonyme de démocratie ni de république : le nivellement linguistique est synonyme de non-respect du peuple dans ce qu’il a de plus profond, son parler. Or le respect est un principe politique majeur, il est le fondement de toute démocratie.
Dans le cas de l’exclusion de l’allemand en Alsace, la pulsion de nivellement s’est appuyée sur un lourd passé de guerres franco-allemandes. Mais n’est-il pas venu le temps de faire bien faire la distinction entre langue et histoire, entre passé et présent ?
L’Union européenne n’est-elle qu’un mot vide de sens ? Et l’amitié franco-allemande affichée n’est-elle qu’un gadget pour grandes mondanités internationales ? Il est temps de dépoussiérer la perception de notre voisin et de dépolluer l’atmosphère ambiante des miasmes du passé. Et il est temps aussi de redonner à la langue allemande sa place de choix non seulement comme langue du voisin et ami, mais aussi comme langue écrite et arrière-plan culturel des locuteurs de l’alsacien et du mosellan, lorsqu’ils le désirent.
Comme d’autres l’ont déjà dit, cela exige une politique linguistique volontariste de grande envergure. Un renversement de perspective profondément humaniste !
Oui, l’allemand est un aussi une langue de France. Et que vivent et prospèrent les classes bilingues précoces français/allemand/alsacien !
Gilbert DALGALIAN