Oui, il faut lire le Prix Renaudot de l’essai 2016 ! Il faut le lire à tout prix tant il fait honneur à des journalistes qui osent, un moment ou un autre, se lever et décrire la réalité de ce qui se passe dans des rédactions et qui démontrent combien l’irruption de l’argent, des financiers, des grands groupes de télécommunications, dans le capital de la presse sont en train de la gangréner totalement. Aude Lancelin, ancienne directrice adjointe de la rédaction du Nouvel Observateur, à présent « L’Obs », démontre implacablement les dérives d’un système rédactionnel à tel point inféodé aux pouvoirs politique et économique que l’information s’uniformise et glisse progressivement dans un style propagandiste. Et s’en suit un rejet régulier et innarrêtable du lectorat.

 

Les requins croquent un heb­do… et quelques autres fleu­rons de la presse 

En mai 2016, Aude Lan­ce­lin est bru­ta­le­ment licen­ciée par la direc­tion du jour­nal qui est sous le contrôle de la hol­ding « Le Monde libre (LML) », pos­sé­dant la majo­ri­té du capi­tal du Groupe Le Monde. Consti­tuée en novembre 2010, elle regroupe le trio Pierre Ber­gé, Xavier Niel (Free) et Mat­thieu Pigasse (banque Lazard). En 2014, les trois action­naires du Monde, Pierre Ber­gé, Mat­thieu Pigasse et Xavier Niel, ont repris 65 % du « Nou­vel Obs » pour 13,4 mil­lions d’eu­ros, 35% res­tant entre les mains de Claude Per­driel, dit le Per­dreau, qui a fait for­tune en devant l’inventeur du Sani­broyeur. Auré­lie Filip­pet­ti, à l’é­poque Ministre de la Culture et de la Com­mu­ni­ca­tion, juge que l’o­pé­ra­tion est « une bonne nou­velle ». Fin 2016, Per­driel annonce qu’il cède son ultime tiers aux trois autres requins.*

bnp

Pour en savoir plus sur le licen­cie­ment d’Aude Lan­ce­lin, on lira avan­ta­geu­se­ment l’enquête publiée par Acri­med sous le lien

http://www.acrimed.org/Aude-Lancelin-viree-de-L-Obs-un-chef-d-oeuvre-de

Dans son livre « Le monde libre », Aude Lan­ce­lin décrit avec pré­ci­sion com­ment le jour­nal dérive notam­ment à par­tir de la prise de contrôle des trois lar­rons. Tout en les affu­blant de pseu­do (certes assez recon­nais­sable mais on se demande pour­quoi ne pas les citer clai­re­ment), leurs inter­ven­tions mul­tiples montrent bien leur emprise appuyés par le lâche sou­tien des « grandes plumes » de L’Obs (appe­lé L’Obsolète dans le livre !). Jean Daniel et Laurent Jof­frin sont par­ti­cu­liè­re­ment ciblés et leurs petits arran­ge­ments avec leur conscience (de gauche) et la réa­li­té de l’actualité dont des moments par­ti­cu­liè­re­ment savoureux.

Car dans le cadre d’une social-démo­cra­tie tota­le­ment à la dérive, l’hebdo qui se targue de cette orien­ta­tion poli­tique, va mal : le tirage dimi­nue, la nou­velle orien­ta­tion fait fuir des lec­teurs, mais peu importe ! Il faut sou­te­nir coûte que coûte le gou­ver­ne­ment et sa dérive sociale-libé­rale. L’auteure nous livre quelques moyens mis en œuvre.

D’abord, expli­quer qu’il n’y a pas d’autres voies que l’adhésion au cou­rant néo-libé­ral. Il faut donc valo­ri­ser les actions du gou­ver­ne­ment tels que le CICE ou la loi tra­vail. Et paral­lè­le­ment, déni­grer les mou­ve­ments pro­tes­ta­taires et l’autre gauche qui refuse de ren­trer dans la logique du PS. Ce sera le prin­ci­pal reproche fait à Aude Lan­ce­lin : don­ner trop de place aux cou­rants de gauche oppo­sés à la poli­tique de M. Valls dans la page « Débats » de l’Obs ! Oui, même dans la page Débats il ne fal­lait pas qu’une autre voix que celle proche du gou­ver­ne­ment ne s’exprime ! Et, cerise sur le gâteau, l’un des action­naires reproche à la jour­na­liste de publier des articles sur le mou­ve­ment Nuit Debout. Licenciée !

Page 102 : « Ce n’est pas nous qui sommes deve­nus réac­tion­naires, c’est le réel qui est deve­nu réac­tion­naire » dit un des édi­to­ria­listes de l’Obs. C’est ain­si qu’Alain Fin­kiel­kraut devient une icône de l’Obs qui fera cam­pagne pour son entrée à l’Académie Française.

Le posi­tif de l’affaire, c’est que ce sera l’occasion de publier un livre pour mon­trer com­ment cela se passe dans les cou­lisses de la presse française.

L’information dic­tée par une caste iso­lée, adepte de la sou­plesse de l’échine et de la langue de caoutchouc !

Bien sûr, cela se voit comme le nez au milieu de la figure. Ce sont tou­jours les mêmes « édi­to­ria­listes », les mêmes « experts », qui passent en boucle sur les chaînes d’information, qui donne la ligne édi­to­riale à l’ensemble de la presse… S’il s’avère qu’un ou une jour­na­liste veuille faire autre­ment, après un aver­tis­se­ment, c’est l’exécution si il ou elle conti­nue. Page 122, la femme d’un grand créa­teur de presse donne ce conseil à la jour­na­liste : « Si tu dois faire une car­rière (…) tu dois te rap­pro­cher d’un grand capi­ta­liste (…) Il faut que tu aies un pro­tec­teur au som­met, per­sonne ne peut s’en pas­ser ». C’est avec de telles mani­gances que Bol­lo­ré a pu inter­dire la dif­fu­sion d’un film sur le Cré­dit Mutuel sur Canal+. Des jour­na­listes « pro­té­gés » ont obtempéré…

Son refus sera un nou­vel élé­ment en charge dans la cam­pagne de déni­gre­ment qui se pré­pare sans qu’elle la voie venir.

Les intou­chables

Dans ce sys­tème d’information où le pre­mier cercle (les finan­ciers et les déci­deurs) confient la mise en forme de l’information à un second cercle (les édi­to­ria­listes, Jean Daniel, Chris­tophe Bar­bier, Franz-Oli­vier Gies­bert…) qui la fait mettre en œuvre par les « pas­seurs de plat » (Yves Cal­vi, Gilles Bou­leau, Léa Sala­mé, Jean-Jacques Bour­din…), il y a des incon­tour­nables intou­chables, cou­verts par toute la sphère média­tique et poli­tique de tous les par­tis de gouvernement…

L’inévitable Alain Minc, au ser­vice de tout ceux qui payent (bien) pour un indi­vi­du qui publie uni­que­ment des livres qu’il tra­duit d’essayistes US et s’approprie les idées ensuite, (page 124 « N’attaque jamais Minc, il est la clé du sys­tème, il va se ven­ger », conseille une grande connais­seuse des mœurs média­ti­co-poli­tiques) lui en vou­dra d’avoir publier un article cri­tique à son égard.

Mais le plus cro­qui­gno­lesque (et le plus salo­pard) sera Ber­nard-Hen­ri Lévy qui ne par­don­ne­ra pas à Aude Lan­ce­lin d’avoir dévoi­lé une super­che­rie du pré­ten­du « phi­lo­sophe ». Elle note­ra que dans son livre, « De la guerre en phi­lo­so­phie », Lévy démo­lit Kant en s’appuyant sur les écrits de Jean-Bap­tiste Botul. Et de citer abon­dam­ment une phi­lo­sophe qui n’existe pas car il a été inven­té, sous forme de canu­lar, par Fré­dé­ric Pagès en 1995. Il suf­fit d’aller sur

http://botul.free.fr/

pour appré­cier la verve et l’humour de l’inventeur qui bro­carde les « nou­veaux » phi­lo­sophes… Et c’est un des plus média­tiques fleu­rons de cette forme de « pen­sée » qui tombe dans le panneau.

Le ridi­cule deve­nant inter­na­tio­nal, Aude Lan­ce­lin paie­ra chère cet affront car l’immensément riche Ber­nard Hen­ri Lévy déclen­che­ra avec toute sa (nom­breuse) cote­rie, une vio­lente cam­pagne de déni­gre­ment de la jour­na­liste (tout de même agré­gée de phi­lo­so­phie) à laquelle par­ti­ci­pe­ra même Ségo­lène Royal venant au secours de son cher Bernard…

Cela se ter­mi­ne­ra par un licen­cie­ment bru­tal contre lequel ses col­lègues de l’Obs s’élevèrent sans pour autant inflé­chir le conseil de sur­veillance de l’hebdomadaire. Mais le cli­mat est délé­tère et une motion de défiance est votée à plus de 80% à l’encontre de Mat­thieu Crois­san­deau. Une pre­mière his­to­rique en cin­quante ans d’his­toire de l’Obs.

Ce livre est aus­si un moyen pour Aude Lan­ce­lin de se libé­rer de ces années de com­bat sté­rile contre le pou­voir des puis­sants qui tiennent de plus en plus le monde des médias, asser­vis­sant des jour­na­listes en leur impo­sant des condi­tions de tra­vail de plus en plus pré­caires. Aude Lan­ce­lin devait ser­vir d’avertissement à tous les autres pour évi­ter qu’à leur tour, d’autres jour­na­listes prennent au pied de la lettre la « liber­té d’informer » et « l’indépendance de la presse et des jour­na­listes ». En dénon­çant le pot aux roses, elle ne va sûre­ment pas ren­ver­ser le sys­tème, mais éveiller le sens cri­tique des citoyens-lec­teurs pour qu’ils exigent que dans une trans­for­ma­tion démo­cra­tique, il fau­dra bien pas­ser par une révo­lu­tion médiatique…

Michel Mul­ler

*Le prix, qui valo­rise « L’Obs  » à 20 mil­lions d’eu­ros, est très peu éle­vé pour un titre qui pour­rait pré­tendre à une valo­ri­sa­tion de 40 à 50 mil­lions d’euros.