Dimanche 17 septembre dernier a été une nouvelle « Journée du Patrimoine », manifestation créée en 1984 et promue européenne depuis 1991.Consacrée d’abord aux monuments historiques, selon l’appellation initiale de son instigateur Jack Lang (« Journée portes ouvertes dans les monuments historiques »), elle en reste marquée par une forte propension à mettre en valeur avant tout les témoignages architecturaux construits par l’aristocratie et l’Eglise catholique, auxquels s’ajoutent les ouvrages militaires.

Châ­teaux, forts ou de plai­sance, manoirs, cathé­drales, églises, monas­tères et cloîtres, ain­si que for­ti­fi­ca­tions édi­fices reli­gieux sont autant de traces de la supré­ma­tie des castes domi­nantes, selon le dog­meé­ta­bli par Adal­bé­ron de Laon au début du XIè siècle, qui scel­la à jamais, du moins l’espérait-il, la divi­sion du corps social en trois ordres, les bel­la­tores, ceux qui com­battent, les ora­tores, ceux qui prient et les labo­ra­tores, l’immense majo­ri­té, ceux qui triment pour les deux autres et aux­quels ils doivent obéis­sance, divi­sion vou­lue par Dieu : notre Pré­sident de la Répu­blique n’habite pas un palais pour rien (palais tou­te­fois visi­table – gra­tui­te­ment- un jour par an…)

Pour autant toutes ces demeures somp­tueuses ne sont pas acces­sibles le jour en ques­tion, loin s’en faut : nombre d’entre elles res­tent la pro­prié­té, ou des des­cen­dants de l’aristocratie ayant réus­si leur recon­ver­sion dans le monde nou­veau issu de la perte des pri­vi­lèges féo­daux, ou encore, et plus sou­vent, de la classe qui a sup­plan­té la pré­cé­dente, à savoir la bour­geoi­sie : ne pas confondre le patri­moine « public » avec le patri­moine « pas touche », genre celui de feue Liliane de Bettencourt.

Certes, on s’ennuierait ferme dans la France tou­ris­tique, si nos anciens maîtres féo­daux, sei­gneurs qui guer­royaient et pre­naient du bon temps, ou prêtres et moines qui priaient pour le salut de nos âmes dans leurs cathé­drales et monas­tères – tout en y acca­pa­rant le grain et le vin, quand ils n’en fai­saient pas den­rées de spéculation‑n’avaient jon­ché l’hexagone des bâtisses à contem­pler pour occu­per les jours où la pluie et le mau­vais temps rendent les plages ou la cam­pagne moins engageant.

Admi­rer, de temps d’une visite, le fruit du labeur de nos ancêtres

Alors, non sans un droit de pas­sage sou­vent consé­quent, nous pou­vons, le temps d’une visite, admi­rer ce que nos ancêtres rotu­riers ont construit, for­cés et contraints par les cor­vées, ou finan­cé avec force gabelle, taille, dîme, octroi, sou addi­tion­nel. Et nous payons avec humi­li­té et sans bron­cher à notre tour pour contem­pler le fruit de leur labeur extor­qué sous la menace du sabre et du gou­pillon, his­toire de bien savoir d’où on vient et de nous remettre à notre place : en bas. Qui donc par­lait de ser­vi­tude volontaire ?

Des demeures de nos ancêtres plé­béiens, par contre, il ne reste rien, ou si peu. Pas la peine, d’ailleurs elles n’ont pas été bâties pour résis­ter au temp­set pour pro­cla­mer en toute éter­ni­té la gloire et puis­sance des rois solaires, mais juste pour se mettre à l’abri l’espace d’une brève et chiche vie.

A quoi a pu res­sem­bler l’humble ate­lier du save­tier médié­val et la chau­mière du labou­reur du temps des jac­que­ries ? On n’en sau­ra jamais rien.

Au prin­temps der­nier, me trou­vant dans la longue file d’attente à l’entrée du Palais des papes à Avi­gnon, dont le flux était en outre péni­ble­ment ralen­ti par les contrôles de sécu­ri­té, j’entends devant moi une ado­les­cente se tour­ner vers sa mère et lui faire cette réflexion : « C’est quand même incroyable ! Nos ancêtres ont payé pour construire cet endroit, et on nous demande en plus de payer pour le visi­ter ». Il y a de l’espoir, me dis-je, le sens de la cri­tique sociale n’est pas encore entiè­re­ment en ruines…

Car c’était très exac­te­ment la réflexion ce qui m’était venu à l’esprit quelques années aupa­ra­vant, en visi­tant un châ­teau (pri­vé) de la Loire (celui de Che­ver­ny, en l’occurrence, domaine pri­vé, qui ser­vit de modèle à Her­gé pour son fameux Mou­lin­sart) : la famille laisse visi­ter le rez-de-chaus­sée, ce qui lui per­met de conti­nuer à habi­ter le pre­mier étage.

Bien sûr, des bâti­ments publics et davan­tage répu­bli­cains ont rejoint la liste des lieux ouverts au public lors de la Jour­née du Patri­moine (uni­ver­si­tés, grandes écoles, musées), mais il n’en reste pas moins que le gros des mani­fes­ta­tions relève du legs de nos sei­gneurs rotu­riers et ecclésiastiques.

L’héritage qu’a lais­sé le peuple dont la sueur et le sang ont cimen­té les pierres des monu­ments his­to­riques est ailleurs : ce sont notam­ment la foul­ti­tude des savoir-faire et des métiers, les outils qu’il lais­sé pour allé­ger sa peine.

Les langues du peuple sont aus­si en péril!

C’est aus­si les langues du peuple, car si le patois fran­ci­lien, deve­nu la langue des monarques, a été impo­sé à tout le royaume ain­si qu’aux pro­vinces conquises et annexées, les idiomes régio­naux ont long­temps tenu bon, comme autant de refuges et de résis­tance à l’oppression.

Aujourd’hui, c’est peu dire qu’il s’agit d’un monu­ment en péril : rien n’a été fait pour les conser­ver, tout au contraire. Nul Pros­per Méri­mée * ne fut char­gé de voler à leur secours, ni de Sté­phane Bern !Le prin­cipe de langue unique l’a empor­té, ins­tru­ment du pou­voir, au lieu de se conten­ter d’être la langue com­mune au milieu d’une foi­son de diver­si­tés lin­guis­tiques aus­si enri­chis­sante que la varié­té des chants d’oiseaux.

C’est pour­quoi on ne peut qu’applaudir l’initiative de la Com­mu­nau­té de com­munes Sud Alsace Largue qui a consa­cré à ce thème le dimanche 17 sep­tembre der­nier, sa ver­sion de la Jour­née du Patri­moine. Bien pla­cée, en outre, puisque le ter­ri­toire de la « Com­com » englobe non seule­ment un espace alsa­co­phone mais aus­si roman.

La belle ini­tia­tive des com­munes Sud Alsace Largue

Se sont suc­cé­dé ain­si, tout au long de l’après-midi, dans l’agréable  Mai­son de la Nature d’Altenach, Fabrice CHEVROTON et Daniel BARNABE lisant des poèmes de Georges ZINK et d’Adrien FINCK (deux poètes et uni­ver­si­taires tous deux natifs de Hagen­bach), de Ulrich RICHERT, Mar­cel SCHWOB, HINDER, en alsa­cien pour ces der­niers, et de René PIERRE, en patois roman, « A TàgesÜss­flugmìt ‘m Auto­bus », pièce de Chris­tian HEIDENREICH adap­tée par  Vincent  REY et la troupe théâ­trale de Hind­lin­gen, le groupe BABUSK, le rédac­teur de ces lignes, avec des chan­sons tra­di­tion­nelles et des mises en musique de poètes régio­na­nux. On pro­je­ta le film d’un jour­na­liste de Stutt­gart, « Schmier­wur­scht et Baguette », qui dresse un tableau attris­tant de l’état de notre langue régio­nale, avec tou­te­fois quelques notes d’espoir du côté des ini­tia­tives de parents de créa­tion d’écoles immer­sives et bilingues. Un débat ani­mé par Julien STEINHAUSER et Andreas  OTTMAYER, le réa­li­sa­teur,  a conclu la copieuse journée.

Les élus de Sud Alsace Largue concer­nés ont eu ce jour-là le grand mérite et l’intelligence d’avoir mis l’accent sur un aspect un peu du patri­moine popu­laire, en l’occurrence, sa dimen­sion imma­té­rielle, à défaut d’accumulation immobilière.

Daniel MURINGER