Il y avait monde ce jeudi 16 avril au Stammdisch de Rouffach pour une soirée consacrée à l’apprentissage de la langue alsacienne. Thierry Kranzer, président de l’Union Alsacienne de New York, attaché de presse aux Nations Unies, mène un combat permanent pour la défense de la langue alsacienne et est venu pour présenter le Fonds international pour la langue alsacienne (FIAL).
REDEVENIR UNE LANGUE D’USAGE
La réflexion du conférencier est bien structurée : si aujourd’hui il y a encore 30% de locuteurs alsaciens dans la région, chez les jeunes ils ne seraient plus que 3%, ce qui signifie que l’alsacien est voué à la disparition si rien n’est fait.
Il rappelle qu’une langue se meurt au bout de trois générations si elle n’est plus utilisée couramment. Or, les jeunes bambins sont la 4e génération après la seconde guerre mondiale et devrait être la génération renversant la tendance. Il fait le pari qu’en prenant les mesures nécessaires, la langue pourra à nouveau être parlée fréquemment au bout des prochaines trois générations.
Mais la difficulté réside dans le fait que l’alsacien n’est plus parlé à la maison, ni dans les médias, ni dans la vie économique, ni dans la sphère administrative et, évidemment, ni à l’école.
C’est pourquoi il prône l’ « immersion », c’est-à-dire de créer des lieux d’accueil pour les plus petits (crèche, jardins d’enfants, maternelles) dans lesquelles ne serait parlé que l’alsacien.
Arrivés en primaire, les enfants devraient poursuivre leurs études en classes bilingues français-allemand, sachant qu’ils auront appris le français auprès de leurs parents, leurs camarades de jeux, dans les médias…
L’EXEMPLE DU LUXEMBOURG
La Bretagne, la Catalogne, le Pays Basque et l’Occitanie, ont déjà créé des jardins d’enfants en immersion complète en dialecte.
Selon Thierry Kranzer, cette immersion en dialecte fait ses preuves depuis des décennies en Suisse et au Luxembourg. « Si les deux pays les plus riches de l’hémisphère nord (Suisse et Luxembourg) en termes de PIB par habitant bénéficient d’un enseignement immersif en dialecte en maternelle, cela devrait être bon pour l’Alsace… Au Luxembourg particulièrement, les enfants parlent le francique en maternelle et pratiquent l’allemand et le français à partir de la primaire… »
LE PROBLEME DES MOYENS FINANCIERS
L’obstacle principal est bien évidemment le financement d’une telle mesure si elle était mise en place. Bien sûr, il ne s’agit pas d’imposer cela dans l’esprit du conférencier, mais de créer des structures permettant aux parents qui le désirent de pouvoir y placer leur enfant.
Demander aux seuls parents d’en supporter le coût n’est pas possible et les crédits publics se raréfient comme on le voit avec la suppression de certaines classes bilingues au collège, voire même la disparition du latin et du grec dans l’enseignement.
C’est pourquoi Thierry Kranzer a lancé le FIAL qui devrait contribuer au financement de ces jardins d’enfants en alsacien. Il cite l’exemple breton : « Le fonds breton récolte chaque année 300 000 euros grâce à un réseau de donateurs mensuels. Beaucoup de Bretons consacrent 10 % de leur salaire à ce fonds. Ce fonds breton permet aujourd’hui d’appuyer un réseau immersif de plusieurs milliers d’élèves. C’est un pilier de la renaissance de l’identité bretonne. »
Les ambitions du fonds alsacien sont un peu plus modestes : en 2015, il souhaiterait contribuer à hauteur de 10.000 euros à la création d’une structure. Pour cela, il suffirait de trouver 100 personnes décidées à verser 10 euros par mois aux fonds et de trouver 100 communes versant 100 euros par an.
UTOPIE ET FOI DU CHARBONNIER ?
Le Stammdisch de Rouffach qui a fait de la relance de l’alsacien son but majeur, est convaincu. Pourtant, des questions se posent : quelle articulation avec l’Education nationale, quelle implication des élus alsaciens pour reconquérir ce terrain qu’ils ont abandonné depuis tellement longtemps ?
Thierry Kranzer en est bien conscient mais il refuse de se placer dans une position de demande, de critique… et d’attente ! Il pense que la pompe devrait s’amorcer par une volonté populaire et par des actions concrètes en la manière. L’immersion ayant fait ses preuves dans d’autres régions françaises, pourquoi ne pas la pratiquer en Alsace et cela contraindra les élus à suivre…
Si on peut comprendre la tactique, reste une question difficile à résoudre : comment faire émerger une volonté populaire ex-nihilo ?
Autre question : à quoi cela sert de mettre les enfants dans un bain dialectal, si par ailleurs, sortis du jardin d’enfants, ils n’entendent pas dans leur entourage parler alsacien ?
La question de l’emploi en Allemagne ou en Suisse est bien présentée comme une forte incitation par ces temps de chômage en progression en Alsace. Mais on peut douter que cela soit suffisant.
Peut être que l’argument le plus percutant se trouve dans un rapport du Conseil économique et social des Nations Unies (ECOSOC) – du 7 mars 2005 : s’appuyant sur des expériences menées sur les cinq continents touchant des centaines de milliers d’élèves minoritaires, il conclut que l’enseignement bilingue utilisant essentiellement la langue maternelle comme vecteur produit des résultats supérieurs à toutes les autres méthodes d’enseignement, s’agissant de l’alphabétisation et de l’acquisition de connaissances en général, et favorise « l’épanouissement de l’enfant et le développement de ses dons et de ses aptitudes mentales et physiques, dans toute la mesure de leurs potentialités ».
Avant d’être « un outil de travail », une langue est un lien culturel et social dans une société. En connaître plusieurs est aussi le moyen de comprendre la pensée des autres, d’accepter les différences et de considérer que celles-ci sont une richesse de l’humanité.
Et comme dirait l’ami Daniel Muringer : « La connaissance des langues, quelles qu’elles soient, permet aussi de prendre conscience du degré de dépendance de la pensée à la langue, et que, chacune ayant son approche du réel, le bi- ou multilinguisme élargit la compréhension du monde. »
MM
http://thierrykranzer.com/langues-regionales/