A l’heure où la reconnaissance par Donald Trump de Jérusalem comme capitale de l’Etat d’Israël fait peser sur le monde entier un nouveau risque majeur de graves, très graves, conflits, il n’est pas inutile de rappeler qu’en Israël aussi, des citoyens s’engagent pour éviter cette escalade et militent pour la création d’un vrai Etat palestinien. Nous souhaitons également que leurs voix soit entendues.
L’Alterpresse68

Ari Sha­vit est un jour­na­liste israé­lien. Il tra­vaille pour le quo­ti­dien Haa­retz. Son livre, « Ma terre pro­mise » a obte­nu de nom­breux prix aux Etats-Unis. Sur la 4e de cou­ver­ture, l’éditeur pré­sente ain­si l’auteur : « Par­ti­san de la paix et de la créa­tion d’un état pales­ti­nien, Ari Sha­vit nous offre, à tra­vers l’his­toire de sa famille et des prin­ci­pales étapes de la créa­tion d’Is­raël jus­qu’à nos jours, le plus pas­sion­nant et contras­té des voyages (…) Son his­toire met en évi­dence la com­plexi­té et les contra­dic­tions de la condi­tion israé­lienne. L’é­vo­ca­tion d’un pays vibrant d’éner­gie qui a vécu et vit tou­jours au bord du gouffre »

Nous publions ici, des extraits du Cha­pitre 9 de « My Pro­mi­sed Land », inti­tu­lé « Gaza Beach 1991 ».

« Vingt ans après que l’Occupation ait débu­té et 12 ans après que Ofra fût fon­dé, la pre­mière Inti­fa­da écla­ta. En décembre 1987, les Pales­ti­niens rési­dant en Cis­jor­da­nie et ceux de la bande de Gaza se révol­tèrent contre la règle mili­taire israé­lienne en vigueur.

Des dizaines de mil­liers des­cen­dirent dans les rues. Villes, vil­lages et camps de réfu­giés ne furent que pro­tes­ta­tion. Un sou­lè­ve­ment pales­ti­nien sans pré­cé­dent défia Israël et mit qua­si­ment en cause son règne sur les Ter­ri­toires occu­pés. Mais après le choc ini­tial, Israël ripos­ta. Il mobi­li­sa son armée et l’entraîna pour en faire une force de police effec­tive. Il lâcha le Shin Bet, son effi­cace ser­vice secret sur les masses désar­mées qui s’étaient dres­sées contre lui.

En peu de mois, la force mili­taire israé­lienne construi­sit plu­sieurs camps de déten­tion dans les­quels de mil­liers de Pales­ti­niens furent enfer­més après avoir été jugés par les tri­bu­naux mili­taires. En peu d’années, l’insurrection Inti­fa­da décli­na. L’usage sys­té­ma­tique et déter­mi­né de la force oppres­sive fonc­tion­na. La cam­pagne Pales­ti­nienne per­dit de sa force pro­pul­sive. C’en fut fini des mani­fes­ta­tions de masse. C’en fut fini de l’idée que le sou­lè­ve­ment popu­laire for­ce­rait Israël à en finir avec l’Occupation. Des mil­liers de civils Pales­ti­niens crou­pis­saient dans les camps de déten­tion. De bien des façons, cet empri­son­ne­ment de masse souilla l’identité démo­cra­tique d’Israël.

En mars 1991, j’étais un jeune jour­na­liste atten­dant de deve­nir père. Quand je dus me signa­ler à une base mili­taire proche de Lyd­da pour mon acti­vi­té obli­ga­toire de réserve annuelle, je n’avais pas idée de ce que cela signi­fie­rait. On me dit que je devrais ser­vir comme geô­lier dans un camp de déten­tion de Gaza.

Un endroit idyllique

L’endroit est idyl­lique, à quelques pas de la plage de sable blanc du bord de la Médi­ter­ra­née. A 6 h du matin, quand sortent les bateaux de pêche, je me sens en Crète dans les années 50. Tout ce qui est à l’Ouest de moi cap­ture mon cœur : ciel bleu, vagues bleu-vert, pêcheurs pleins d’espoir .Mais la brise fraîche qui souffle dans mon mira­dor souffle de l’Est dans les clô­tures de fil de fer bar­be­lés et sur les sombres tentes mili­taires. Elle sou­lève l’âme des Pales­ti­niens empri­son­nés et celle des Juifs qui les emprisonnent.

(…) Un jour, quand sera éta­blie la Libre Pales­tine, son gou­ver­ne­ment loue­ra sûre­ment ce mor­ceau de terre à un entre­pre­neur inter­na­tio­nal qui y implan­te­ra le Club Med de Gaza Beach.

Un jour, quand il y aura la paix, les Israé­liens y vien­dront pour une courte période de vacances « à l’étranger ». Près de ces eaux bleu-verts, ils boi­ront du vin blanc et dan­se­ront la sam­ba ; sur le che­min du retour ils achè­te­ront les habits noirs pales­ti­niens bro­dés dans la bou­tique « duty free » à air condi­tion­né du ter­mi­nal inter­na­tio­nal qui sépare Israël pros­père de la Pales­tine pacifique.

Mais pour le moment, il n’y a pas ici de Pales­tine libre et pas de paix. C’est pour­quoi nous devons pré­pa­rer la dis­tri­bu­tion du matin. Une longue file de pri­son­niers en uni­forme bleu sont conduits à tra­vers les boucles des clô­tures de bar­be­lés. Et ceux qui les aiguillonnent avec des tonnes de fusils M‑16 sont mes potes. Ils ordonnent aux pri­son­niers d’arrêter, d’avancer, d’arrêter. Et pen­dant que la bise fraîche souffle de la mer, ils exigent des pri­son­niers de tenir leurs mains devant eux. Un jeune sol­dat va de l’un à l’autre et leur passe dure­ment les menottes.

Le CAMP D’INTERNEMENT DE GAZA BEACH

C’est l’un des mul­tiples camps de ce type construits à la hâte après le sou­lè­ve­ment Pales­ti­nien en décembre 1987. Plus d’un mil­lier de Pales­ti­niens sont empri­son­nés ici. La plu­part ne sont pas des ter­ro­ristes mais des mani­fes­tants et des jeteurs de pierres. Beau­coup sont des ados. Par­mi eux ici et là cer­tains sont petits et semblent être des gamins.

Le camp dis­pose de deux salles d’interrogatoire et 4 com­par­ti­ments. Dans chaque com­par­ti­ment une dou­zaine de vieilles tentes mili­taires brunes ; dans chaque tente de vingt à trente pri­son­niers; dans le pas­sé cha­cune des tentes en com­pre­nait 50 ou 60 mais les condi­tions se sont amé­lio­rées et elles sont main­te­nant consi­dé­rées raisonnables.

Chaque com­par­ti­ment est entou­ré d’une clô­ture conven­tion­nelle au-des­sus de laquelle il y a des bar­be­lés ; hors de cette clô­ture un étroit che­min pour les gar­diens. Ensuite vient une clô­ture exté­rieure – une sorte de mur impro­vi­sé fait de barils métal­liques rem­plis de ciment. Comme les geô­liers vont et viennent entre ces clô­tures il me vient à l’esprit qu’il n’est pas clair pour moi qui est empri­son­né et qui est gar­dien. Le camp dans son ensemble me frappe comme une grande méta­phore de ce qu’est l’emprisonnement. Israé­liens et Pales­ti­niens sont clô­tu­rés ensemble ici.

L’ensemble pos­sède une dou­zaine de mira­dors. Cer­tains sol­dats juifs sont frap­pés de la simi­li­tude entre ces mira­dors et d’autres de ces objets dont ils ont enten­du par­ler à l’école. Mais le choc n’est qu’émotionnel. Les mira­dors construits en Europe dans les années 40 étaient faits de solide bois ger­ma­nique ou polo­nais, alors que les tours de guet de l’ensemble de Gaza Beach ne sont faites que de métal israé­lien léger pro­duit en Gali­lée. Les tours sont équi­pées de pro­jec­teurs qui sont rare­ment uti­li­sés. En fait le camp est bai­gné toute la nuit par une lumière jaune extra­forte qui vient de cen­taines de lam­pa­daires puis­sants. Quand le sys­tème élec­trique n’est pas fer­mé, comme exi­gé, à chaque tom­bée du jour, les lampes et les fais­ceaux illu­minent la lumière du jour.

(…) Une puan­teur dia­bo­lique flotte dans l’air que la brise médi­ter­ra­néenne ne peut pas déga­ger. Bien qu’injuste et infon­dée, l’analogie trau­ma­ti­sante est par­tout. Ici elle n’est pas sug­gé­rée par la pro­pa­gande anti-israé­lienne mais dans le lan­gage que les sol­dats uti­lisent comme une façon de parler.

Lorsque A. va prendre son tour de garde au quar­tier des inter­ro­ga­toires il dit « Je pars pour l’Inquisition ». Lorsque R. voit une ligne de pri­son­niers appro­chant sous les tonnes de M‑16 de ses potes, il dit avec une inten­si­té tran­quille : « Regardes, l’ « Aktion » a com­men­cé. ». Et même N. qui char­rie des idées d’extrême droite grogne auprès de qui­conque l’écoute que la place res­semble à un camp de concen­tra­tion. M. explique avec un sou­rire fin qu’il a accu­mu­lé tel­le­ment de temps comme réser­viste pen­dant l’intifada qu’ils vont bien­tôt le pro­mou­voir comme offi­cier supé­rieur de la Gestapo.

Et moi aus­si, qui aie abhor­ré l’analogie, qui ait dure­ment polé­mi­qué avec qui­conque l’a poin­tée du doigt, je ne peux pas m’en empê­cher. Les asso­cia­tions sont trop fortes. Elles enva­hissent lorsque je vois un homme de la Pri­son N° 1 appe­ler à tra­vers le grillage un homme de la Pri­son N° 2 pour lui mon­trer sa fille en pho­to. Elles enva­hissent lorsqu’un jeune homme qui vient juste d’être arrê­té attend mes ordres dans un mélange de sou­mis­sion, de panique et de fier­té tran­quille. Elles enva­hissent lorsque je me regarde dans une glace, cho­qué de me voir ici comme geô­lier dans cette hor­rible pri­son. Et quand je vois des mil­liers d’hommes, quelque chose comme ça, autour de moi, enfer­més dans des pri­sons, en cage.

Comme un croyant dont la foi vacille je par­cours la longue liste de contre argu­ments, toutes les dif­fé­rences bien connues. Le plus évident est qu’ici il n’y a pas de cré­ma­toires. Et en Europe des années 30 il n’y avait pas en Europe de conflit exis­ten­tiel entre deux peuples. L’Allemagne et sa doc­trine raciste étaient l’organisation de l’enfer. Les Alle­mands n’étaient sous la menace d’aucun dan­ger réel de toute façon.
Mais je réa­lise alors que le pro­blème n’est pas dans la simi­li­tude – per­sonne ne peut pen­ser sérieu­se­ment à une réelle similitude.

LE PROBLEME EST QU’IL N’EXISTE PAS ASSEZ DE MANQUE DE SIMILITUDE

Le manque de simi­li­tude n’est pas assez fort pour faire taire une fois pour toutes les échos diaboliques.

Peut-être le Shin Bet doit-il en être blâ­mé. Chaque nuit après avoir réus­si à bri­ser quelques jeunes dans la salle d’interrogatoire, les Ser­vices Secrets Israé­liens livrent aux paras Israé­liens qui contrôlent la ville de Gaza, une liste des amis proches de ces jeunes bri­sés. Et qui­conque comme moi, debout près du por­tail peut voir la jeep des paras quit­ter le camp de déten­tion après minuit et se rendre dans la ville occu­pée et dont les lumières sont éteintes à cause du couvre-feu pour arrê­ter ceux qui sont pré­su­més mettre en dan­ger la sécu­ri­té de l’état.

Je serai debout près du por­tail lorsque les paras reviennent dans leurs véhi­cules mili­taires avec des gamins de 15 ou 16 ans qui claquent des dents, leurs yeux sor­tant de leurs chaus­settes. Dans quelques cas ils ont déjà été bat­tus. Les sol­dats sont ras­sem­blés pour les voir se désha­biller, les voir trem­bler sous leur sous vête­ment. Comme ils tremblent de peur, même S. qui pos­sède une usine de plas­tiques dans les Ter­ri­toires occu­pés n’en croit pas ses yeux « Com­ment en sommes-nous arri­vés là ? » demande-t-il ; «Com­ment en sommes-nous arri­vés à pour­chas­ser ces gosses ?

Ou alors c’est le méde­cin qu’on doit blâ­mer pour l’analogie qui me hante ; ce n’est pas un Men­gele évi­dem­ment mais si je le réveille au pro­fond de la nuit pour s’occuper d’un déte­nu juste arri­vé – pieds nus, meur­tri , avec un regard d’épileptique – le doc­teur lui hurle des­sus .Et bien que le déte­nu ait à peine 17 ans et se plaigne d’avoir été ros­sé dans le dos , sur son esto­mac et sur son cœur , et bien qu’en effet il y ait des marques rouges hor­ribles sur tout son corps , le doc­teur lui hurle : «J’aimerais que tu sois mort » Ensuite , il se tourne vers moi et dit en riant : « J’aimerais qu’ils soient tous morts » .

(…).De ce que j’ai lu des rap­ports variés rela­tifs aux droits de l’homme, je sais ce qui pour­rait se pas­ser der­rière la clô­ture. Uti­lisent-ils la méthode de la banane ou des formes de tor­ture encore plus bru­tales ? Ou appliquent-ils seule­ment le vieux et rus­tique pas­sage à tabac ?

Quelle que soit la méthode, je sais qu’à par­tir de ce moment, je ne connai­trais pas de repos. Parce qu’à cin­quante pas des douches où je tente d’éliminer la pous­sière et la sueur de la jour­née, des gens hurlent. A quatre-vingts pas du mess où j’essaie de man­ger, des gens hurlent. A cent pas de mon lit où je tente de dor­mir, des gens hurlent. Et ils hurlent parce que des gens qui portent le même uni­forme que moi les font hur­ler. Ils hurlent parce que mon état Juif les fait hur­ler. De façon métho­dique, ordon­née, et abso­lu­ment légale, mon Israël aimé et démo­cra­tique les fait hurler.

Arrête ce sen­ti­men­ta­lisme, me dis-je. Ne tire aucune conclu­sion. Est-ce que ce n’est pas le lot de toutes les nations au monde d’avoir ses caves sombres ? Toutes les nations n’ont-elles pas leurs ser­vices secrets, leurs uni­tés spé­ciales et leurs bâti­ments d’interrogatoire dis­si­mu­lés aux yeux du public ? C’est juste ma mal­chance d’avoir été envoyé à l’endroit exact où je peux entendre tous ces sons. Mais alors que les hur­le­ments deviennent plus intenses, je sais qu’il n’y a pas un atome de véri­té dans ce que je viens de me raconter.

Parce que dans ce bâti­ment d’interrogatoire, ils n’interrogent ni de dan­ge­reux espions ni des traîtres ni des ter­ro­ristes. Il n’y a pas ici de bombes amor­cées. Et dans les com­plexes d’emprisonnement qu’Israël a éri­gés dans les années récentes, des mil­liers et des mil­liers sont déte­nus. Beau­coup sont tor­tu­rés. Dans notre cas la ques­tion n’est pas celle d’une dou­zaine d’agents enne­mis mor­tels et la ques­tion n’est pas celle d’une opé­ra­tion limi­tée et pré­cise de contre-espion­nage. Ce qui se passe ici est l’écrasement d’un sou­lè­ve­ment popu­laire, l’occupation par la force d’une autre nation.

(…) C’est un phé­no­mène sans aucun paral­lèle à l’Ouest. C’est une bru­ta­li­té sys­té­mique qu’aucune démo­cra­tie ne peut tolé­rer. Et j’en fais par­tie. Je m’exécute.

Main­te­nant les hur­le­ments s’atténuent ; ils se trans­forment en san­glots, en plaintes. Mais dès ce moment je sais que rien ne sera plus comme avant. Un être humain qui a enten­du hur­ler un autre être humain est un être humain trans­for­mé .Et j’ai enten­du les hur­le­ments de quelqu’un.  Je conti­nue de les entendre .Même lorsque ceux qui hurlent s’arrêtent de hur­ler, je conti­nue d’entendre leurs hur­le­ments .Je ne peux pas arrê­ter d’entendre leurs hurlements.