Par Thier­ry Truel, doc­teur en his­toire contem­po­raine, Uni­ver­si­té de Bordeaux

Mar­di 3 sep­tembre 2024, la France n’a tou­jours pas de gou­ver­ne­ment. Le pré­sident de la Répu­blique consulte beau­coup à droite et à gauche pour trou­ver, selon ses vœux, une majo­ri­té la plus stable pos­sible compte tenu des résul­tats légis­la­tifs après la dis­so­lu­tion de juin der­nier. Depuis une qua­ran­taine de jours, le gou­ver­ne­ment Attal est démis­sion­naire et les repré­sen­tants de gauche, sous le label Nou­veau Front popu­laire espé­raient impo­ser le nom de Lucie Cas­tets. Face au refus pré­si­den­tiel, ils sortent furieux de la réunion, évo­quant un « Mac-Macron » à l’Élysée pour dénon­cer l’attitude présidentielle.

L’allusion des repré­sen­tants de gauche à l’une des plus impor­tantes mais oubliées crises poli­tiques qu’a connu la France ces deux der­niers siècles est évi­dente. La pré­si­dence de Patrice de Mac Mahon (1873–1879) est mar­quée par la ten­ta­tive des milieux roya­listes et bona­par­tistes de res­tau­rer un roi sur son trône. Il faut dire qu’ils sont gal­va­ni­sés par les sen­ti­ments monar­chistes du nou­veau loca­taire de l’Élysée.

Dif­fé­rents membres du NFP évoquent un « déni de démo­cra­tie », Le Monde, 26 août 2024.

Cet épi­sode de l’histoire résonne for­te­ment avec la séquence poli­tique actuelle.

Consi­dé­rée comme une « arme abso­lue » par les répu­bli­cains à l’époque, la dis­so­lu­tion bran­die par Emma­nuel Macron le 9 juin avait été pour la pre­mière fois uti­li­sée par Mac Mahon sous la IIIe Répu­blique, puis remi­sée par ses suc­ces­seurs jusqu’à Jacques Chi­rac en pas­sant par de Gaulle et Fran­çois Mit­ter­rand. Or son usage sus­cite tou­jours un doute à ce que le régime verse dans le pou­voir per­son­nel. La crise actuelle n’échappe donc pas à la règle.

L’ordre moral

C’est l’avènement de l’« ordre moral » (1873–1877), alliance poli­tique des droites conser­va­trices (bona­par­tistes, orléa­nistes et légi­ti­mistes). Les débats ins­ti­tu­tion­nels font rage entre les par­ti­sans d’un régime répu­bli­cain par­le­men­taire (répu­bli­cains radi­caux et modé­rés, dits oppor­tu­nistes) et la droite conser­va­trice. Un com­pro­mis est fina­le­ment trou­vé entre les répu­bli­cains modé­rés (centre gauche) et la droite modé­rée (centre droit) et abou­tit à l’adoption des lois consti­tu­tion­nelles de février et juillet 1875.

Patrice de Mac Mahon. Wiki­me­dia, CC BY-NC-ND

Le pré­sident de la Répu­blique obtient un man­dat élec­tif de sept ans (élu par les par­le­men­taires) et le droit de dis­so­lu­tion de la Chambre des dépu­tés. Cette arme entre les mains d’un seul pro­voque l’hostilité des répu­bli­cains radi­caux qui refusent le prin­cipe alors que ses par­ti­sans sont, à droite, satis­faits d’avoir un levier pour contrer les effets néfastes du par­le­men­ta­risme (coa­li­tion et alliances hété­ro­clites pour com­po­ser des majo­ri­tés gouvernementales).

Les séna­to­riales et légis­la­tives de 1876 confirment la pro­gres­sion répu­bli­caine. Contraint par le résul­tat des urnes, Mac Mahon appelle la for­ma­tion d’un cabi­net diri­gé par un vieux répu­bli­cain modé­ré, Jules Simon, ouvrant une nou­velle page d’histoire ins­ti­tu­tion­nelle : celle d’une coha­bi­ta­tion qui ne dit pas son nom pour la pre­mière fois dans l’histoire de la Répu­blique française.

La crise du 16 mai 1877

La poli­tique répu­bli­caine déplaît for­te­ment au pré­sident qui n’a pas les moyens consti­tu­tion­nels de s’y oppo­ser (ses actes, selon la consti­tu­tion de 1875 sont contre­si­gnés obli­ga­toi­re­ment par un ministre) sauf la dis­so­lu­tion. Mac Mahon attend l’occasion pour réa­li­ser cet acte.

Il la trouve au prin­temps 1877 lorsque le pape Pie XI demande à tous les catho­liques de mili­ter pour l’indépendance du Vati­can vis-à-vis de l’unité ita­lienne.

En effet, en France, depuis le Concor­dat signé par Napo­léon 1ᵉʳ en 1801 avec l’Église catho­lique, le cler­gé fran­çais est très proche de la poli­tique pon­ti­fi­cale et ne peut sup­por­ter que Pie IX soit « enfer­mé » au Vati­can (Rome doit deve­nir la nou­velle capi­tale du nou­veau pays ita­lien mais sans la pré­sence du pape). Ils pro­posent alors que l’armée fran­çaise inter­vienne comme elle l’avait fait en 1849.

En France, cette déci­sion ravive l’anticléricalisme de la gauche fran­çaise. Gam­bet­ta, dénon­çant la déci­sion des évêques de France de suivre les injonc­tions pon­ti­fi­cales et crai­gnant une guerre avec l’Italie, déclare à la tri­bune : « Le clé­ri­ca­lisme, voi­là l’ennemi ». Jules Simon ne s’oppose pas à cette prise de posi­tion pro­vo­quant l’ire présidentielle.

Dans une lettre que Mac Mahon lui adresse le 16 mai 1877, le pré­sident fait des reproches sur la poli­tique exté­rieure du gou­ver­ne­ment. Jules Simon démis­sionne dans la fou­lée. C’est le début de la crise du Seize-Mai 1877. Les oppo­sants répu­bli­cains crient au coup d’État orga­ni­sé par le palais de l’Élysée. La bru­ta­li­té de la déci­sion pré­si­den­tielle autant que son carac­tère inédit expliquent cette levée de bou­cliers contre Mac Mahon.

Le pré­sident nomme un gou­ver­ne­ment de com­bat, appe­lé « le minis­tère du Seize-Mai » com­po­sé de per­son­na­li­tés poli­tiques conser­va­trices, les orléa­nistes (monar­chistes modé­rés), les légi­ti­mistes (monar­chistes radi­caux) et les bonapartistes.

Il confie la tête du gou­ver­ne­ment et le minis­tère de la Jus­tice (cela se fai­sait sou­vent en ces débuts de répu­blique) à Albert de Bro­glie, orléa­niste modé­ré mais pro­fon­dé­ment atta­ché au catholicisme.

Les minis­tères sont dis­tri­bués en res­pec­tant l’équilibre poli­tique entre les dif­fé­rentes com­po­santes. Mais c’est sur­tout l’action du ministre de l’Intérieur Four­tou qui sus­cite le plus d’opposition de la part des répu­bli­cains. Ce ministre, déjà en fonc­tion en 1874 a une répu­ta­tion d’être bru­tal et sans concession.

Le maré­chal Patrice de Mac Mahon, les ministres Oscar Bar­di de Four­tou et Eugene Caillaux dans un wagon salon lors du voyage pré­si­den­tiel de sep­tembre 1877. Le Monde Illus­tré, 22 sep­tembre 1877. Wiki­me­dia

La valse des pré­fets et des sous-pré­fets ain­si que des fonc­tion­naires hos­tiles (donc répu­bli­cains) au gou­ver­ne­ment pro­voque un mur de pro­tes­ta­tions. Dans un mani­feste, les 363 dépu­tés répu­bli­cains s’opposent vive­ment contre la nomi­na­tion d’un pré­sident du Conseil monar­chiste alors que la Chambre est majo­ri­tai­re­ment républicaine.

« Se soumettre ou se démettre »

Cette der­nière devient donc un obs­tacle à la réa­li­sa­tion du pro­jet gou­ver­ne­men­tal et Mac Mahon décide de dis­soudre le 14 juin 1877, pro­vo­quant de fac­to de nou­velles élec­tions légis­la­tives qui se tiennent les 14 et 28 octobre suivants.

Dès le départ, le pré­sident fait savoir qu’il envi­sage une résis­tance si les élec­tions ne sont pas favo­rables à son camp. Gam­bet­ta prévient :

« Quand la France aura fait entendre sa voix sou­ve­raine, il fau­dra se sou­mettre ou se démettre. » (Dis­cours de Lille août 1877)

Le ministre Four­tou ordonne aux pré­fets de suivre étroi­te­ment, dans leur dépar­te­ment, les répu­bli­cains : une sur­veillance étroite des jour­naux, des cafés, des fer­me­tures de biblio­thèques, de loges maçon­niques dans les­quels les oppo­sants ont leurs habi­tudes.

Four­tou réac­tive la can­di­da­ture offi­cielle, pra­tique d’un prin­cipe d’un Second Empire déchu. Le pos­tu­lant reçoit d’une manière tout à fait illé­gi­time le sou­tien finan­cier et maté­riel de l’État alors que ce der­nier se soit d’être neutre et de garan­tir le bon dérou­le­ment du scrutin.

La cam­pagne dans les dépar­te­ments fait rage et les déci­sions minis­té­rielles s’accélèrent : des sus­pen­sions ou de révo­ca­tions de fonc­tion­naires, des arres­ta­tions comme celle de Gam­bet­ta après son dis­cours de Lille en août, se succèdent.

À l’époque où les son­dages n’existent pas, le gou­ver­ne­ment redoute une vic­toire répu­bli­caine qui est confir­mée dès la fin octobre : sur 533 sièges, la gauche en rem­porte 313.

Certes, c’est moins que les 363 sor­tants mais ce n’est pas une vic­toire de la droite puisqu’aucun des par­tis (bona­par­tistes, monar­chistes) n’obtient la majorité.

La Chambre des dépu­tés demeure répu­bli­caine. Logi­que­ment, le pré­sident devrait démis­sion­ner mais rien dans la consti­tu­tion ne le contraint. Dans un pre­mier temps, il demande au gou­ver­ne­ment de Bro­glie de ten­ter à nou­veau de ren­ver­ser la vapeur (élec­tions can­to­nales en novembre 1877) mais cela devient impos­sible. Les répu­bli­cains récla­mant le pou­voir. Mac Mahon tente, dans un second temps, de nom­mer un cabi­net sous l’autorité d’un monar­chiste modé­ré, le géné­ral de Roche­bouet mais la Chambre lui refuse sa confiance.

Mac Mahon retranché à l’Élysée

Jules Gré­vy (1807–1891), avo­cat et homme d’État fran­çais, pré­sident de la Répu­blique de 1879 à 1887. Wiki­me­dia

Il faut à la France un gou­ver­ne­ment répu­bli­cain. À contre­cœur, Mac Mahon le 13 décembre nomme Jules Dufaure (centre gauche). Il a pen­sé un temps à dis­soudre (la consti­tu­tion ne pré­voit pas un délai entre deux dis­so­lu­tions comme celle de la Ve Répu­blique) mais le Sénat refuse.

Une fois de plus, Mac Mahon aurait pu démis­sion­ner mais il décide de résis­ter depuis l’Élysée. Il y par­vient jusqu’en jan­vier 1879, date à laquelle son camp perd la direc­tion de l’assemblée, ravie par Léon Gambetta.

Alors que son man­dat allait jusqu’en mai 1880, le 30 jan­vier 1879, Mac Mahon quitte le pou­voir. Les répu­bli­cains choi­sissent un des leurs, modé­ré, ancien pré­sident du Sénat, Jules Gre­vy. La mémoire de cet épi­sode reste ancré dans notre culture poli­tique car le droit de dis­so­lu­tion est demeu­ré le prin­cipe point d’achoppement des forces poli­tiques jusqu’à nos jours.


L’auteur publie­ra aux édi­tions Memo­ring cou­rant 2025 un ouvrage issu de sa thèse, « Four­tou, l’anti-Gambetta ».

Cet article est repu­blié avec l’a­gré­ment de The Conver­sa­tion.