Pierre Thomann, syndicaliste CFDT, était un des acteurs les plus en vue du Tribunal des Prud’hommes de Mulhouse. Il en fut le vice-président durant de longues années et termina comme président de 2014 à 2018. Lors de la séance solennelle du 9 février 2018, le Conseil fut remanié et Pierre Thomann passa la main. Il voulut, à cette occasion, dire quelques mots pour faire part de son expérience de 30 ans de présence dans cette instance : mais on ne lui donna pas la parole pour dire des choses pourtant importantes. L’Alterpresse68 publie volontiers ses propos : ils sont instructifs à bien des égards…

Je remer­cie madame la vice-pré­si­dente et mon­sieur le pré­sident de m’avoir accor­dé cette petite entorse au pro­to­cole, en accep­tant de me don­ner la parole.

Depuis ce matin en effet, je ne suis plus conseiller prud’hommes.

Je l’ai été pen­dant 30 ans, c’est suf­fi­sant, place aux jeunes ! Sur­tout qu’en France, nous le savons depuis les der­nières pré­si­den­tielles, avoir 40 ans est une qua­li­té en soi ! Alors quand on en a 26 de plus, on est vite dis­qua­li­fié. D’autant plus qu’en lisant la presse régio­nale, on apprend, s’agissant du sexisme au sein du conseil de prud’hommes de Mul­house, que c’est une ques­tion de géné­ra­tion, la moyenne d’âge étant assez élevée.

En me reti­rant, j’apporte donc ma contri­bu­tion à la baisse de la moyenne d’âge, et par consé­quent à la baisse du sexisme qui va en décou­ler, automatiquement.

Pen­dant ces 30 années de pré­sence, j’ai pu suivre l’évolution du fonc­tion­ne­ment des conseils de prud’hommes. Alors que cer­tains crai­gnaient le retour de l’échevinage, nous avons été confron­tés à toute autre chose :

A par­tir de 2004, les chefs de cour (Col­mar ayant été choi­si comme site pilote) ont expé­ri­men­té la règle­men­ta­tion « dis­ci­pli­naire » de l’exercice des fonc­tions prud’homales.

On allait mon­trer à ces « magis­trats d’opérette », selon l’expression d’un juge dépar­ti­teur, qu’ils n’étaient pas de la famille, et on allait leur apprendre à obéir, comme à ces gamins et gamines qu’ils étaient.

Un contrôle tatillon de toutes nos acti­vi­tés s’est pro­gres­si­ve­ment mis en place.

Une grève des conseillers prud’homaux!

Les chefs de Cour de Col­mar, site pilote, ont réus­si l’exploit de mettre en grève 9 CPH sur les dix qui exis­taient alors en Alsace.

Cer­tains (très rares) conseillers du col­lège employeur ont par­ti­ci­pé au mou­ve­ment en 2005. Mais la divi­sion syn­di­cale (déjà) a eu rai­son de notre pro­tes­ta­tion, en 2006. Comme quoi, il ne faut jamais sous-esti­mer la capa­ci­té d’autodestruction du mou­ve­ment ouvrier.

A noter qu’aujourd’hui, un tel mou­ve­ment de grèves serait plus dif­fi­cile, le gou­ver­ne­ment « socia­liste » de Mon­sieur Hol­lande ayant créé le 6 août 2015  le nou­vel article L 1421–2 du code du tra­vail, qui pré­voit, s’agissant de l’exercice des fonc­tions des conseillers prud’hommes, que (…) « Leur est inter­dite toute action concer­tée de nature à arrê­ter ou à entra­ver le fonc­tion­ne­ment des juri­dic­tions lorsque le ren­voi de l’exa­men d’un dos­sier ris­que­rait d’en­traî­ner des consé­quences irré­mé­diables ou mani­fes­te­ment exces­sives pour les droits d’une partie ».

Quoiqu’il en soit, depuis 2006, nous sommes contrô­lés, archi-contrô­lés, alors que nous pro­dui­sons des juge­ments qui sont par­fois de bonne fac­ture, (et oui, ça arrive), mais il est vrai qu’au vu du mon­tant fara­mi­neux de nos vaca­tions (!), il fal­lait abso­lu­ment ser­rer la vis.

Mal­gré ce que beau­coup d’entre nous res­sen­taient comme des humi­lia­tions, nous avons conti­nué à faire le job, il y eu peu de démissions.

Mais ces humi­lia­tions, ces contrôles inces­sants, sont peu de choses au regard de ce qui se trame actuel­le­ment, au regard des attaques contre les conseils de prud’hommes, contre le code du tra­vail, contre le droit du travail.

En marche certes, mais pas en « marche arrière » !

Nous vivons, et nous allons vivre, le grand bond en arrière du droit social en France.

La Répu­blique en Marche, pour nous les conseillers prud’hommes, c’est la marche arrière.

Et quand nous disons « En marche », nous autres alsa­ciens, nous devons faire atten­tion à notre accent, sinon la pro­non­cia­tion de « En marche » peut don­ner tout à fait autre chose !

L’année 2018 ver­ra encore bais­ser signi­fi­ca­ti­ve­ment le nombre de dos­siers dans notre CPH.

Cette baisse impor­tante des dos­siers, consta­tée en 2016 et en 2017 a pour cause prin­ci­pale la rup­ture conven­tion­nelle, cela a été dit, plus de 400 000 rup­tures tous les ans, sans par­ler de ce nou­vel OJNI (Objet judi­ciaire non iden­ti­fié, ndlr), la Rup­ture Conven­tion­nelle Col­lec­tive, qui vise à terme à rem­pla­cer les PSE, injus­te­ment appe­lés Plans de Sau­ve­garde de l’Emploi.

Et que dire du bou­le­ver­se­ment du droit du licen­cie­ment économique !

La baisse va se pour­suivre avec la nou­velle pro­cé­dure de sai­sine, appe­lée main­te­nant requête, d’une extrême com­plexi­té pour qui n’est pas avo­cat  et que je qua­li­fie­rais de dis­sua­sive.

A titre d’exemple, à Mul­house, sur 3 ou 4 for­mu­laires de requête dis­tri­bués à l’accueil par le greffe ou envoyés par inter­net chaque jour d’ouverture, à peine la moi­tié revient remplie.

La baisse va encore s’accentuer avec les nou­velles règles de pres­crip­tion, qui si elles mettent les employeurs à l’abri de beau­coup de pro­cé­dures, empê­che­ront les sala­riés de faire valoir leurs droits s’ils ne sont pas extrê­me­ment réactifs.

Jusqu’en 2008, on pou­vait contes­ter son licen­cie­ment pen­dant une période de 30 ans. La pres­crip­tion est pas­sée à 5 ans, puis à 2 ans, puis à un an, sauf pour les atteintes aux droits fondamentaux.

On peut sug­gé­rer au légis­la­teur (ou plu­tôt au gou­ver­ne­ment) de des­cendre la pres­crip­tion à 1 ou 2  jours, pour­quoi s’arrêter en si bon chemin ?

De façon géné­rale, on assiste depuis une dizaine d’années, à une entre­prise d’évitement du juge, et pas seule­ment en matière prud’homale.

La mise en avant des MARC (pas les Deut­sche­marks, les Méthodes Alter­na­tives de Règle­ment des Conflits), avec la pro­mo­tion des média­tions (payantes, et que nous vivons comme une concur­rence à la conci­lia­tion prud’homale, gra­tuite celle-là) va dans ce sens.

Atten­tion aus­si au pro­jet de tri­bu­nal unique

Dans un article en octobre 2017 inti­tu­lé  « Pour l’unité de tri­bu­nal »,  Ber­trand Lou­vel, pre­mier pré­sident de la Cour de cas­sa­tion nous aver­tit :

« Cepen­dant, le tri­bu­nal d’instance ne doit pas être le seul concer­né par la créa­tion d’un tri­bu­nal de pre­mière ins­tance à com­pé­tence élargie.

Les tri­bu­naux de com­merce, les conseils de prud’hommes et les tri­bu­naux admi­nis­tra­tifs ont aus­si voca­tion à rejoindre tôt ou tard le cadre com­mun de la jus­tice. Leur accès, leur orga­ni­sa­tion et leur fonc­tion­ne­ment s’en trou­ve­ront har­mo­ni­sés et sim­pli­fiés. Certes, la géné­ra­li­sa­tion de l’échevinage dans les juri­dic­tions com­mer­ciales et sociales ne sera pas réa­li­sable à brève échéance. Tou­te­fois, afin de sta­bi­li­ser plei­ne­ment leur image dans la construc­tion judi­ciaire, l’échevinage devra être pro­gram­mé dans le cadre d’un pilo­tage de la jus­tice maî­tri­sé sur la durée, de façon à échap­per aux chan­ge­ments d’orientation gou­ver­ne­men­tale très fré­quents en matière de poli­tique judi­ciaire, notam­ment à l’ égard des juri­dic­tions com­po­sées de non pro­fes­sion­nels. »

Je ne repar­le­rai pas du pla­fon­ne­ment des dom­mages-inté­rêts en cas de licen­cie­ment abu­sif, ni des plan­chers, qui, quand ils n’ont pas été sup­pri­més, ont été divi­sés par deux.

Ici encore, on voit bien la logique : affai­blir le droit, appli­cable à tous, pour déve­lop­per la négo­cia­tion au plus bas niveau, dans les entreprises.

Pierre Tho­mann, à g., lors de la séance solennelle

Autant d’entreprises, autant de codes du travail !

Petit pro­blème, on veut déve­lop­per la négo­cia­tion col­lec­tive, mais on affai­blit très for­te­ment l’une des par­ties à la négo­cia­tion, les repré­sen­tants du per­son­nel, la loi Reb­sa­men est pas­sée par là, et les ordon­nances MACRON ont ache­vé la besogne avec le nou­veau CSE.

Mais soyons justes : Mes­sieurs HOLLANDE, MACRON et le MEDEF n’auraient jamais pu impo­ser toutes leurs lois El Kho­me­ri, ordon­nances Macron etc.… sans la pas­si­vi­té, voire la com­pli­ci­té de cer­taines cen­trales syn­di­cales, au pre­mier rang des­quelles, la mienne, la CFDT !

Pour­tant la résis­tance reste pos­sible, en par­ti­cu­lier pour le pla­fon­ne­ment des dom­mages-inté­rêts qui a même ému l’Union syn­di­cale de la Magis­tra­ture (USM), syn­di­cat de magis­trats habi­tuel­le­ment mesu­ré dans ses expressions :

« L’USM estime que ce pro­jet porte une atteinte inédite et par­ti­cu­liè­re­ment grave à l’office du juge en limi­tant de manière dras­tique l’in­di­vi­dua­li­sa­tion des déci­sions de jus­tice pour répa­rer com­plè­te­ment la perte injus­ti­fiée de l’emploi ».

En atten­dant que les CPH et les Cours d’Appel s’emparent de ces nou­velles dis­po­si­tions , et que la Cour de cas­sa­tion n’en véri­fie la confor­mi­té avec le prin­cipe de la répa­ra­tion inté­grale du pré­ju­dice, avec  la juris­pru­dence de la CJUE, avec les trai­tés inter­na­tio­naux, avec les articles 4 et 10 de la conven­tion 158 de l’OIT, avec l’article 24 de la charte sociale euro­péenne du 3 mai 1996, avec la Conven­tion Euro­péenne de Sau­ve­garde des droits de l’Homme, avec la Consti­tu­tion, avec le droit au pro­cès équi­table, les employeurs qui licen­cient abu­si­ve­ment des sala­riés  auront peut-être gagné quelques années de pré­vi­si­bi­li­té, voire de tranquillité.

Une légis­la­tion du tra­vail pro­tec­trice mise en place par le Conseil natio­nal de la Résistance

Mais n’oublions pas que les grands prin­cipes mis en place par le Conseil Natio­nal de la Résis­tance (« Les jours heu­reux »), ont été inté­grés dans le pré­am­bule de notre Consti­tu­tion qui sou­met la loi au res­pect des prin­cipes « par­ti­cu­liè­re­ment néces­saires à notre temps ».

Issus du pro­gramme du conseil natio­nal de la résis­tance et pro­cla­més par la consti­tu­tion du 27 octobre 1946, ces prin­cipes ont été inté­grés à notre ordre consti­tu­tion­nel par une déci­sion du conseil consti­tu­tion­nel du 16 juillet 1971. Ils visent notam­ment à garan­tir le droit à la sécu­ri­té sociale, aux ser­vices publics et à une légis­la­tion du tra­vail pro­tec­trice.

Les années de pré­vi­si­bi­li­té et de tran­quilli­té sup­plé­men­taires offertes aux employeurs par les gou­ver­ne­ments  Hol­lande et Macron ne dure­ront peut-être pas aus­si long­temps que prévu ?

Comme disait Anto­nio Gram­sci : «Je suis pes­si­miste avec l’in­tel­li­gence, mais opti­miste par la volonté»

Quoiqu’il en soit, il est facile de voir qui, de l’employeur ou des sala­riés, va se sen­tir le plus  « sécu­ri­sé » par les ordon­nances MACRON. Il est révé­la­teur que les orga­ni­sa­tions patro­nales, UPA, CPME, MEDEF, soient pour le moins silen­cieuses à ce sujet.

Il y a donc bien, mais qui en dou­tait, d’importantes dis­po­si­tions pro­tec­trices enle­vées aux tra­vailleurs et d’un autre côté, des faci­li­tés nou­velles offertes aux employeurs pour licen­cier, même abusivement.

La lutte des classes n’est pas finie, par­don d’employer ce gros mot, mais c’est un spé­cia­liste qui nous le confirme, à savoir le mil­liar­daire amé­ri­cain War­ren Buf­fet (qui pèse 58 mil­liards de dol­lars)  qui, dans une inter­view accor­dée en 2005 au New York Times, avait recon­nu qu’une « lutte des classes » fai­sait rage, tout en pré­ci­sant : « c’est ma classe, la classe des riches, qui a décla­ré cette guerre et c’est elle qui est en train de la rem­por­ter ! »

Dans cet ordre d’idées, j’ai béné­fi­cié pen­dant plu­sieurs années de l’aimable sol­li­ci­tude d’un employeur Mul­hou­sien et j’ai fait l’objet de pas moins de 11 sus­pi­cions légi­times, dont 3 furent recon­nues par la Pre­mière Pré­si­dente de la Cour d’appel de Col­mar et les 8 autres furent reje­tées, par manque de fondement.

Des amis m’ont dit que je devais prendre cet achar­ne­ment comme un com­pli­ment, et comme une recon­nais­sance de mon tra­vail de conseiller pour la défense du droit des tra­vailleurs. Peut-être…

Mais je constate avec plai­sir que mes pro­pos sou­lèvent l’enthousiasme de ce côté de la salle chez les employeurs, alors je ter­mi­ne­rai par une der­nière cita­tion, elle est très courte, et en alle­mand, mais tout le monde comprendra :

« Die Gedan­ken sind Frei ! »*

Pierre Tho­mann, conseiller prud’homes de jan­vier 1988 au 8 février 2018

*La pen­sée est libre