Daniel Muringer et Bernard Umbrecht font toujours œuvre utile : avec cette conférence le vendredi 6 avril dernier, intitulée « D’r Nathan Katz un d’Ándra », ils font revivre le poète et dramaturge le plus important de l’Alsace du Sud. Par un texte mêlant les langues, le français, l’allemand, l’alsacien évidemment, ponctué de poèmes mis en musique, les deux auteurs nous ont permis de découvrir, en se focalisant sur la période 1914-1924, l’ancrage de l’oeuvre de Nathan Katz dans l’expérience de la première guerre mondiale.
Nathan Katz est célèbre : essentiellement parmi ceux qui s’intéressent à la culture alsacienne, qui voient en lui une figure de la littérature alémanique. Pourtant, il fut et est toujours, un auteur populaire qui veut écrire pour ses concitoyens, en l’occurrence les Alsaciens. Combien de ses textes enseignés dans les écoles, combien de ses poèmes publiés et réédités ont connu la diffusion qu’ils méritaient dans la région pour laquelle il les a rédigés ? La plupart de ses œuvres ont été traduites dans le cadre d’éditions bilinges: peut être dans l’espoir que cela facilitera la connaissance du poète dans cette Alsace devenue quasi-totalement francophone. Mais cela n’y a rien fait : son œuvre serait-elle dérangeante non pas par la seule langue utilisée mais par le message qu’il a voulu rendre universel ? Les deux conférenciers ont sûrement un avis là-dessus… Serait-ce le concept de « Heimat/Haimet » qui n’est pas le repli sur soi ou pré carré comme une vision conservatrice d’exclusion aimerait qu’il soit ?
Daniel Muringer et Bernard Umbrecht (photo Sylvia Umbrecht)
Schick‘ Süd-Elsàss Culture et Bilinguisme
En ce début d’année 2018, s’est créée à Mulhouse une « antenne » sud-alsacienne de l’association René Schickele (qui a son siège à Strasbourg), qui porte le nom symboliquement bilingue de « Schick‘ Süd-Elsàss Culture et Bilinguisme ». Le clin d’œil est subtil : Schick’ étant à la fois une ellipse de « Schickele» et la volonté d’affirmer le caractère désormais résolument « chic » de la valorisation et de la promotion du bilinguisme et des cultures d’Alsace. Rappelons qu’au lendemain de la seconde guerre mondiale le gouvernement français, voulant éradiquer l’utilisation de la langue alsacienne, lançait le slogan « C’est chic de parler français »… Ce qui a conduit à l’issue la plus stupide que l’on puisse imaginer : liquider un bilinguisme quasi-naturel dans une région française !
C’est donc cette association qui a organisé cette conférence en un lieu hautement symbolique à Mulhouse : l’école ABCM, rue du Tunnel, que la présidente Karine Sarbacher a pu brièvement présenter. Il s’agit d’une école associative bilingue français – allemand/langue régionale qui accueilleactuellement près de 1.400 élèves répartis sur 11 sites en Alsace et Moselle. Elle propose un enseignement en maternelle et en primaire. http://mulhouse.abcmzwei.eu/des-ecoles-associatives-en-faveur-de-lenseignement-bilingue-en-alsace/#aboutus
D’r Nathan Katz un d’Ándra
Mais revenons à Nathan Katz. Bernard Umbrecht fait une rapide biographie du poète sundgauvien car elle a son importance pour la suite de son exposé. Nathan Katz naît à Waldighoffen le 24 décembre 1892, époque où l’Alsace fait partie de l’empire allemand constitué après la guerre de 1870. La France défaite cède l’Alsace et la Moselle au tout nouvel empire.
Le jeune Nathan Katz découvre la littérature très jeune et la lecture du poète allemand Schiller l’a beaucoup influencé. Il écrit ses premiers poèmes encore adolescent et les fait publier dans le quotidien mulhousien Mülhauser Tagblatt. Il apprend également le français afin de lire les auteurs francophones.
Cette période somme toute insouciante se termine brutalement en 1914. Nathan Katz est mobilisé et en août de la même année, il est blessé lors de la bataille de Sarrebourg, ce qui démontre, rappelle Bernard Umbrecht, que les Alsaciens n’étaient pas versés systématiquement sur le front russe comme cela est communément affirmé. Durant sa convalescence, Il suit des cours sur la littérature alémanique à Fribourg-en-Brisgau. Rappelé sur le front de l’Est, il est fait prisonnier par les Russes à Nijni Novgorod. C’est là qu’il compose, en juin 1915, les poèmes de son premier recueil Das Galgenstüblein (publié en 1920 et dont nous reparlerons).
En 1916, reconnu en tant qu’Alsacien comme citoyen français par les Russes, il est rapatrié en France, pour travailler… dans une usine d’obus au Creusot. Bernard Umbrecht pointe là un des destins des Alsaciens totalement incompris par les Français (victimes de la propagande présentant l’Alsace comme « opprimée sous le joug prussien »): faire travailler un Alsacien dans une usine d’armement pour fabriquer des obus qui tueront ses anciens camarades de régiment est difficilement qualifiable ! Erreur de jugement ou acte conscient pour « formater » le tout nouveau citoyen ?
En tout cas, le souvenir de cette guerre change profondément Nathan Katz : la lecture par Daniel Muringer d’un extrait des ‘Cahiers d’un survivant” de Dominik Richert paru dans son recueil Cahiers d’un survivant. Un soldat dans l’Europe en guerre 1914–1918 (Beste Gelegenheit zum Sterben. Meine Erlebnisse im Kriege 1914–1918), illustre bien ce que les combattants ressentaient au cours de cette boucherie. Nathan Katz participe à la même bataille que Dominik Richert et prend conscience à quoi l’avenir d’un être humain peut tenir : menant une guerre dont les buts sont incompréhensibles pour l’essentiel des populations, il mesure que le destin de chacun est déterminé par des faits qui le dépassent : son lieu de naissance, son origine sociale, sa culture…
Il souffre pour sa région. Dans ses poèmes publiés en 1920 dans le « Galgenstüblein » (qui rassemble deux termes : « Galgen », le gibet, instrument de mort, et « Stüblein », la stub alsacienne lieu de vie, de rencontres, de veillées confortables…), il évoque les malheurs de la guerre et chante son pays natal.On peut parler de nostalgie mais plus précisément de la nostalgie de la « Heimat », mot difficilement traduisible mais que Bernard Umbrecht qualifie avec pertinence : « lieu où on se pose et se repose ». On ne sort jamais indemne d’une guerre, un autre Nathan Katz apparaît avec la parution de ce recueil.
Annele Balthasar, le virage alémanique
Après la guerre, il prend conscience, dit le conférencier, qu’il n’y a pas « de soleil sans nuages » et sa réflexion sur le sens de la vie prend de la profondeur. A la lecture de Johann–Peter Hebel, Nathan Katz saisit que la vraie culture de sa région est de langue alémanique, une langue bien antérieure à l’allemand écrit. Illustrée par des dialectes parlés en Suisse, dans le Sud-Ouest de l’Allemagne (Bade-Wurttemberg et Bavière, en France (Alsace et pays de Phalsbourg), dans l’Ouest de l’Autriche (Vorarlberg et Reutte), au Liechtenstein et dans le Nord de l’Italie (Valsesia et haute vallée du Lys), elle définit un espace transfrontalier, une vraie communauté culturelle.
Photo aimablement mis à disposition par le Saute-Rhin montrant Nathan Katz avec les comédiens lors de la présentation d’Annele Balthasar à Bendorf
Il prend alors la décision de rédiger ses textes en alémanique et le texte fondateur de ce choix est la pièce Annele Balthasar. Bernard Umbrecht analyse la portée de ce texte dont Philippe Juen (le comédien qui a incarné Doni lors de la représentation à Bendorf en 1977) a interprété un extrait où l’amoureux d’Annele dit tout le mal qu’il pense de l’intolérance. Annele Balthasar a, dès sa création à Mulhouse en 1924, remporté un vif succès. Il n’y a cependant aucun pittoresque régional dans ce texte. « Son double thème est profondément universel : c’est le mécanisme de la rumeur qui déforme la perception de la réalité (ou la fameuse « Rumeur d’Orléans » analysée par Edgar Morin en 1969) et c’est celui du procès en sorcellerie qui broie la conscience des individus (ou le terme de « chasse aux sorcières »), peut-on lire dans l’analyse faite sur le site de l’association Schick‘ Süd-Elsàss.
Plus sur la pièce sur http://www.lesauterhin.eu/nathan-katz-reedition-bilingue-de-la-piece-annele-balthasar-1924/
Les poèmes et chansons interprétés par Daniel Muringer faisaient partie intégrante de la conférence. Il ne s’agissait pas d’illustration musicale mais bien d’une unicité de deux auteurs-interprètes qui se mettent au service d’un auteur que manifestement tous les deux apprécient et le jugent digne de figurer dans le panthéon des écrivains ayant marqué leur temps et leur espace.
Mais où sont les « Ándra » (les autres) cités dans le titre de la conférence ?
Nathan Katz a ouvert la voie à une génération d’écrivains et de poètes de talents. Entre les deux guerres, lors de séjours en Alsace, Nathan Katz fréquente « le Cercle d’Altkirch », chez René Jourdain, fils d’un industriel local, avec un cénacle de jeunes écrivains et artistes où se retrouvent Maxime Alexandre, Jean-Paul de Dadelsen, Eugène Guillevic, Frédéric Hoffet, André Jacquemin, Robert Breitwieser, Arthur Schachenmann et «Mademoiselle Bergson», la fille du philosophe.
Laissons à Jean-Paul de Dadelsen le soin d’exprimer quelles étaient leurs intentions : « Ne fais pas la moue si je te dis que ce livre est écrit en alsacien. Langue merveilleuse quand on l’écrit comme Katz et qui donne bien à sa poésie cette odeur de terre et de motte ; langue âpre, sonore, et solidement charpentée, avec de longues voyelles troubles, qui convient merveilleusement au génie de cette race. La poésie de Katz doit s’exprimer dans sa vraie langue. Reproche-t-on à Mistral d’avoir écrit en provençal ? Mais que nous parler de Mistral? Nous avons Katz. Et peut-être sera-ce lui qui écrira l’épopée de ce peuple-ci ».
Voilà la conclusion que suggère cette conférence suivie par un public nombreux qui a fortement apprécié la prestation des deux interprètes et qui mériteraient d’être publiée. Ce serait bienvenu en ces temps où les interrogations sur le futur de l’Alsace engendrent des débats passionnés dans lesquels, malheureusement, on parle surtout des « institutions » sans pour autant se demander : pour quoi faire, faut-il que les Alsaciens restent maîtres de leur destin…
Michel Muller