Je partage avec les signataires du Manifeste des 300 une seule conviction : la lutte contre l’antisémitisme constitue un impératif moral et politique majeur, dans une société encore rongée par toutes les formes de racisme. Il en va de l’avenir de la démocratie et donc de la République. Mais je ne suis d’accord, ni avec leur analyse du phénomène, ni avec leur démarche pour le combattre.

Et pour cause : ils ignorent com­plè­te­ment les indi­ca­tions que nous donne, depuis des années, la Com­mis­sion natio­nale consul­ta­tive des droits de l’homme (CNCDH), avec laquelle, je le rap­pelle, les ins­ti­tu­tions et orga­nismes com­mu­nau­taires juifs col­la­borent pour­tant étroi­te­ment. Le « Rap­port sur la lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la xéno­pho­bie », que la Com­mis­sion publie chaque année, met à la fois à notre dis­po­si­tion un état de l’opinion et une éva­lua­tion des vio­lences perpétrées.

Quelles leçons se dégagent du tra­vail des son­deurs, des socio­logues et du minis­tère de l’Intérieur ?

1) Que l’idéologie anti­sé­mite n’a ces­sé de recu­ler par­mi nos conci­toyens depuis la Seconde Guerre mon­diale, au point d’y deve­nir mar­gi­nale : 89 % d’entre eux consi­dèrent les Juifs comme « des Fran­çais comme les autres », soit une pro­por­tion supé­rieure de 8 points à celle obser­vée pour les musul­mans et de 30 points com­pa­rée à celle des Roms ;

2) Qu’en revanche, les pré­ju­gés anti­sé­mites, bien qu’en dimi­nu­tion, res­tent influents, si bien que 35 % des Fran­çais pensent encore que « les Juifs ont un rap­port par­ti­cu­lier à l’argent », 40 % que, « pour les Juifs fran­çais, Israël compte plus que la France » ou 22 % que « les Juifs ont trop de pouvoir » ;

3) Que les vio­lences anti-juives, après un pic au début du siècle, ont connu depuis une décrue pro­gres­sive, confir­mée en 2017. Les vio­lences anti­mu­sul­mans, elles, ont culmi­né en 2015, ali­men­tées par l’horreur des atten­tats ter­ro­ristes, mais reflué elles aus­si depuis. Rap­por­tés au nombre de per­sonnes concer­nées, les chiffres montrent que les Juifs consti­tuent la prin­ci­pale cible des actes racistes, par ailleurs moins nom­breux mais plus violents ;

4) Que, pour la pre­mière fois depuis la Seconde Guerre mon­diale, des Juifs ont été assas­si­nés, en tant que tels – indé­pen­dam­ment des atten­tats ter­ro­ristes comme ceux de la syna­gogue de la rue Coper­nic ou de la rue des Rosiers. Si, cer­tains de ces meurtres sont indis­cu­ta­ble­ment anti­sé­mites, comme ceux de Moha­med Merah ou d’Amedi Cou­li­ba­ly, d’autres imbriquent haine des Juifs, moti­va­tions cra­pu­leuses, voire signes de mala­die mentale ;

5) Que cet anti­sé­mi­tisme – idéo­lo­gie, pré­ju­gés, vio­lences – est le fait de groupes divers. S’il reste carac­té­ris­tique de l’extrême droite, y com­pris du Front natio­nal dont la « dédia­bo­li­sa­tion » n’a pas éra­di­qué le vieux racisme anti-juif et le néga­tion­nisme, cet anti­sé­mi­tisme s’est aus­si déve­lop­pé par­mi les enfants de l’immigration. Mais une socio­logue comme Non­na Mayer met en garde contre le concept de « nou­vel anti­sé­mi­tisme », ins­pi­ré des thèses de Pierre-André Taguieff qui, écrit-elle, « voit un anti­sé­mi­tisme mas­qué der­rière la cri­tique d’Israël et du sio­nisme, au nom de l’antiracisme et des droits de l’homme, et por­té tant par l’islamisme radi­cal que par les idéo­lo­gies tiers-mon­distes d’extrême gauche ».

Des ana­lyses qui tranchent avec le sim­plisme et l’a­lar­misme du Mani­feste de Phi­lippe Val

Ces ana­lyses, on en convien­dra, tranchent avec le sim­plisme et l’alarmisme du Mani­feste de Phi­lippe Val. Tout ce qui est exces­sif ne compte pas, disait Tal­ley­rand : com­ment peut-on par­ler, à pro­pos des Juifs fran­çais, de « ter­reur » ou d’« épu­ra­tion eth­nique » ? Mais sur­tout les pistes que sug­gèrent les signa­taires sont de fausses pistes, le plus sou­vent dangereuses :

1) Faire du seul islam radi­cal la cause de la vio­lence anti­juive, c’est igno­rer une par­tie impor­tante du phé­no­mène. D’abord parce que, je l’ai rap­pe­lé, l’antisémitisme de l’extrême droite reste vivace et sou­vent violent. Ensuite parce que, même par­mi les jeunes de ban­lieue, la vio­lence – comme d’ailleurs le dji­ha­disme – n’a pas qu’une dimen­sion idéo­lo­gique ou reli­gieuse : elle s’enracine aus­si, n’en déplaise aux signa­taires, dans la déses­pé­rance sociale, elle-même pro­duite par les dis­cri­mi­na­tions éco­no­miques, sociales et eth­niques qui les frappent dans notre socié­té. Autre­ment dit, la vigi­lance et la répres­sion néces­saires doivent aller de pair avec des efforts d’intégration consi­dé­rables. Pour que la Répu­blique se récon­ci­lie avec sa jeu­nesse, y com­pris immigrée ;

2) Dénon­cer « l’antisémitisme d’une par­tie de la gauche radi­cale qui a trou­vé dans l’antisionisme l’alibi pour trans­for­mer les bour­reaux des Juifs en vic­times de la socié­té » (sic), c’est tout sim­ple­ment infâme. Mais d’où sort ce fan­tasme d’une extrême gauche anti­sé­mite ? De qui parle-t-on ? Des com­mu­nistes ? Des insou­mis ? Des éco­lo­gistes ? Des trots­kistes ? Des chré­tiens de gauche ? Aucun de ces par­tis, groupes ou mou­ve­ments n’a jamais flir­té, de près ou de loin, avec la haine des Juifs ! Au contraire, c’est de ce côté-là que les Juifs ont trou­vé, à l’heure du plus grand péril, leurs défen­seurs les plus héroïques. Faut-il rap­pe­ler qu’en France, contrai­re­ment à la plu­part des autres pays occu­pés, la soli­da­ri­té popu­laire, des com­mu­nistes aux gaul­listes en pas­sant par les chré­tiens, a per­mis à près de quatre cin­quièmes des Juifs d’échapper au génocide ?

3) Infâme, cette affir­ma­tion relève aus­si de l’analphabétisme his­to­rique. L’antisémitisme est un délit, pour­sui­vi à juste titre, comme toutes les formes de racisme, par les lois, anciennes et récentes, de la Répu­blique. L’antisionisme, lui, est une opi­nion, selon laquelle Theo­dor Herzl a eu tort de consi­dé­rer les Juifs comme inas­si­mi­lables et de prô­ner en consé­quence leur ras­sem­ble­ment dans un État qui leur soit propre. L’immense majo­ri­té des Juifs, jusqu’en 1939, s’est oppo­sée au pro­jet sio­niste : à cette date, la com­mu­nau­té juive de Pales­tine ne repré­sente que 2,5 % de la popu­la­tion juive mon­diale. Après le géno­cide nazi, des cen­taines de mil­liers de sur­vi­vants, qui n’avaient pas où aller, faute de visas amé­ri­cains, ont choi­si de rebâ­tir leur vie en Israël. Il en ira de même pour les Juifs des pays arabes, puis pour les Juifs sovié­tiques, venus par néces­si­té plus que par choix sio­niste. Et, mal­gré ces vagues d’immigration, la majo­ri­té des Juifs vivent ailleurs qu’en Israël, et ils s’intègrent si bien en Amé­rique et en Europe que la majo­ri­té d’entre eux y concluent des mariages « mixtes ». En quoi ces rap­pels his­to­riques relè­ve­raient-ils de l’antisémitisme ?

4) Avec la conclu­sion du Mani­feste, on sombre dans l’absurdité pure et simple. Les signa­taires demandent que « les ver­sets du Coran appe­lant au meurtre et au châ­ti­ment des juifs, des chré­tiens et des incroyants soient frap­pés d’obsolescence par les auto­ri­tés théo­lo­giques, comme le furent les inco­hé­rences de la Bible et l’antisémitisme catho­lique abo­li par Vati­can II, afin qu’aucun croyant ne puisse s’appuyer sur un texte sacré pour com­mettre un crime ». J’avoue avoir du mal à ima­gi­ner que tant de per­son­na­li­tés ignorent un fait simple : si l’Église catho­lique a pu, non réécrire la Bible, mais renon­cer dans son dis­cours à la dénon­cia­tion des Juifs comme un « peuple déi­cide », res­pon­sable de siècles de mas­sacres en Europe, c’est qu’elle s’organise autour d’une struc­ture hié­rar­chique, avec un cler­gé, un pape et des conciles. Tel n’est pas le cas de l’islam, qui ne dis­pose pas d’« auto­ri­tés théo­lo­giques » à même de modi­fier des ver­sets du Coran. Il en va d’ailleurs de même du judaïsme, où per­sonne n’est en droit de cen­su­rer les com­men­taires du Tal­mud contre les goyim et encore moins les nom­breux appels au géno­cide que contient l’Ancien Tes­ta­ment – et que pour­tant des diri­geants, reli­gieux et poli­tiques, invoquent pour jus­ti­fier le sort fait aux Palestiniens.

5) Voi­là, pour conclure, le grand absent du « Mani­feste » : le conflit israé­lo-pales­ti­nien. Cette lâche­té, sans doute néces­saire pour bri­co­ler un groupe aus­si hété­ro­clite, est absurde. Qui ose­ra le nier ? Les mas­sacres de ces der­nières semaines contre les mani­fes­ta­tions de Gaza, jus­ti­fiés par une par­tie des signa­taires, pro­voquent par exemple plus d’antisémitisme que tous les ver­sets dénon­cés du Coran. De quand date la der­nière explo­sion de vio­lences contre les Juifs dans notre pays, sinon de la Seconde Inti­fa­da et de sa répres­sion bru­tale ? Et la droite et l’extrême droite israé­liennes nous annoncent bien pire, avec l’annexion annon­cée de la Cis­jor­da­nie, l’enterrement de la solu­tion des deux États et la pers­pec­tive d’un seul État où les Pales­ti­niens annexés avec leur terre n’auraient pas le droit de vote… La paix au Proche-Orient ne fera pas dis­pa­raître mira­cu­leu­se­ment l’antisémitisme, mais elle y contri­bue­ra déci­si­ve­ment : rai­son de plus pour s’engager sur ce chemin.

6) Un der­nier mot : hié­rar­chi­ser les racismes, c’est tom­ber dans le racisme. Et hié­rar­chi­ser le com­bat contre le racisme, c’est le sabo­ter. Cette lutte indis­pen­sable, nous la rem­por­te­rons ensemble ou jamais. Avec déter­mi­na­tion et sang froid.

Domi­nique Vidal, jour­na­liste et his­to­rien, auteur de „Anti­sio­nisme = anti­sé­mi­tisme ? Réponse à Emma­nuel Macron“ (Liber­ta­lia)