A l’heure ou a été examiné et adopté l’article 11 sur les droits voisins et l’article 13 de la directive sur le droit d’auteur au parlement européen de Strasbourg, nous reproduisons ici une tribune de Félix Tréguer (Postdoctorant à l’Institut des sciences de la communication/CNRS), notamment paru sur le site la quadrature du net

 

Un quart de siècle qu’on se repasse ce même mau­vais film, celui où les indus­tries cultu­relles ins­tru­men­ta­lisent la loi pour faire la guerre à leur public. En cause cette fois-ci, l’article 13 de la direc­tive sur le droit d’auteur en cours d’examen à Bruxelles, et sur lequel le Par­le­ment euro­péen se pro­non­ce­ra le 12 septembre.

Dans sa rédac­tion actuelle, cette dis­po­si­tion impose que, dans le cadre d’accords avec les socié­tés d’ayants droit (telle la Sacem), les ­plates-formes numé­riques (You­Tube, Face­book et consorts) recourent à des outils de ­fil­trage auto­ma­ti­sés. Le but ? Repé­rer les ­conte­nus ­publiés par les inter­nautes et blo­quer ceux ­incluant des œuvres cou­vertes par le droit d’auteur. Une forme de cen­sure préa­lable, auto­ma­ti­sée et privatisée.

Rien de bien nou­veau, donc. En effet, depuis le milieu des années 1990, les indus­tries cultu­relles (musique, ciné­ma, édi­tion…) n’ont eu de cesse d’exiger des légis­la­teurs et des tri­bu­naux la « col­la­bo­ra­tion » for­cée des four­nis­seurs ­d’accès à Inter­net et des héber­geurs pour lut­ter ­contre l’échange gra­tuit d’œuvres cultu­relles sur les réseaux.

L’ACTA rejeté en 2012

A l’époque déjà, ces débats avaient conduit à la mobi­li­sa­tion des asso­cia­tions de défense des droits dans l’environnement numé­rique. Comme aujourd’hui, ces der­nières fai­saient valoir que la logique pour­sui­vie était dan­ge­reuse, puisqu’elle reve­nait à confier à des entre­prises pri­vées un rôle de sur­veillance et de cen­sure des com­mu­ni­ca­tions sur le Net.

Ces débats débou­chèrent en Europe sur un com­pro­mis instable à tra­vers une direc­tive adop­tée en juin 2000, qui sem­blait don­ner gain de cause aux mili­tants et aux acteurs de l’économie numé­rique. Les « inter­mé­diaires tech­niques » d’Internet, et en par­ti­cu­lier les héber­geurs, ne seraient plus inquié­tés tant qu’ils ne joue­raient pas de rôle actif dans la dif­fu­sion des conte­nus liti­gieux. Il leur fal­lait répondre aux demandes judi­ciaires visant à reti­rer les publi­ca­tions illi­cites, mais les Etats ne pour­raient pas leur impo­ser d’« obli­ga­tion géné­rale de sur­veillance » des com­mu­ni­ca­tions pour détec­ter et empê­cher de telles publications.
Depuis, les ini­tia­tives visant à impo­ser des filtres auto­ma­tiques se sont pour­tant mul­ti­pliées. Et par­fois, en France notam­ment, leurs pro­mo­teurs ont eu gain de cause devant les tri­bu­naux. Tou­te­fois, dans deux arrêts impor­tants ren­dus en 2011 et 2012 au nom de la pro­tec­tion de la liber­té de com­mu­ni­ca­tion et de la vie pri­vée, la Cour de jus­tice de l’Union euro­péenne s’est oppo­sée aux demandes d’une ­socié­té de ges­tion visant à impo­ser à un four­nis­seur d’accès ou à un héber­geur la mise en place de tels filtres. En 2012, le Par­le­ment euro­péen a éga­le­ment reje­té l’Accord com­mer­cial anti-contre­fa­çon (ACTA), qui aurait pu bana­li­ser, à l’échelle mon­diale, le recours à ces outils de filtrage.

Surveillance des utilisateurs

Sauf que, entre-temps, l’économie poli­tique d’Internet a été pro­fon­dé­ment ébran­lée par l’apparition d’un nou­vel oli­go­pole, com­po­sé de quelques firmes presque entiè­re­ment consa­crées à la régu­la­tion algo­rith­mique de l’information. Il y a ain­si plus de dix ans que Google, mis sous pres­sion par les mul­ti­na­tio­nales du diver­tis­se­ment, a déployé au sein de sa filiale You­Tube un sys­tème de fil­trage bap­ti­sé Content ID.

En scan­nant auto­ma­ti­que­ment l’ensemble des vidéos mises en ligne par les uti­li­sa­teurs et en les confron­tant à une base de don­nées de conte­nus sou­mis au droit d’auteur, les algo­rithmes de Content ID per­mettent aux ayants droit de blo­quer ou de moné­ti­ser les vidéos incluant des œuvres dont ils détiennent les droits. Un dis­po­si­tif que l’article 13 de la direc­tive sur le droit d’auteur cherche à généraliser.

Or, Content ID a conduit à de nom­breux cas de cen­sure voyant des ayants droit reven­di­quer des œuvres qui ne leur appar­te­naient pas. Il s’avère aus­si inca­pable de res­pec­ter les excep­tions légales au droit d’auteur ­(cita­tion, paro­die…) sur les­quelles se fondent des nou­velles pra­tiques artis­tiques (remix, mashups…). Google a donc beau jeu de cri­ti­quer l’article 13 au nom de la défense des liber­tés, en chœur avec d’autres entre­prises du numé­rique qui ont pla­cé la cen­sure pri­vée et la sur­veillance des uti­li­sa­teurs au cœur de leurs modèles économiques.

Incapables de repenser les politiques culturelles

A l’hypocrisie des géants du numé­rique ­répond celle des indus­tries cultu­relles. Trop occu­pées à défendre une vision « pro­prié­ta­riste » du droit d’auteur et à répri­mer le par­tage d’œuvres sur les réseaux peer to peer (« de pair à pair »), elles se montrent inca­pables de repen­ser les poli­tiques cultu­relles à l’ère numé­rique. Résul­tat : elles en sont aujourd’hui réduites à négo­cier piteu­se­ment avec les grandes entre­prises de tech­no­lo­gie qui, pro­fi­tant de leur incu­rie, ont raflé la mise.

Car c’est bien ce qui se joue actuel­le­ment avec la direc­tive sur le droit d’auteur : l’affrontement des deux têtes de l’hydre du capi­ta­lisme ­infor­ma­tion­nel. Indus­tries cultu­relles ver­sus ­plates-formes numé­riques, qui veulent cha­cune se ména­ger le maxi­mum de marge de manœuvre dans leur négo­cia­tion d’une forme de « licence glo­bale » pri­va­ti­sée, laquelle vien­dra ren­for­cer leurs posi­tions oli­go­po­lis­tiques au détri­ment tant du public que des artistes.
Que faire pour sor­tir de ce cycle délé­tère ? D’abord, reje­ter l’article 13 et le monde qu’il repré­sente, celui où l’espace public et la liber­té d’expression sont sou­mis aux déci­sions d’algorithmes opaques. Si le Par­le­ment euro­péen tient encore à ins­crire l’Union euro­péenne dans la tra­di­tion de l’Etat de droit, il réaf­fir­me­ra la posi­tion qui est la sienne depuis près de vingt ans et le rejettera.

Et après ? On vou­drait croire, comme nous l’avions cru en 2012 avec le rejet de l’ACTA, qu’une telle déci­sion mar­que­ra le début d’une refon­da­tion des poli­tiques cultu­relles et ­numé­riques. Mais, en dépit de quelques signes encou­ra­geants de l’UE pour contrer la domi­nance des Gafam (Google, Apple, Face­book, Ama­zon et Micro­soft), il y a fort à parier que les Etats conti­nue­ront de com­po­ser avec les ­nou­veaux sei­gneurs de l’espace public… D’où l’importance de culti­ver des espaces de résis­tance renouant avec le pro­jet de faire d’Internet une biblio­thèque uni­ver­selle, envers et contre le droit si nécessaire.

Félix Tré­guer
Post­doc­to­rant à l’Institut des sciences de la com­mu­ni­ca­tion (CNRS) et membre de La Qua­dra­ture du Net.