(Quelques hypothèses incongrues à propos de l’attentat de Strasbourg, en réponse à l’article de G. Federmann)
Vouloir comprendre est légitime. Et chercher à comprendre, ce n’est évidemment pas excuser. Les « monstres sociaux », aussi étrangers qu’ils paraissent à notre civilité si modestement policée, dont les interactions sociales sont parfois si déplaisantes, sont assurément les membres de la famille humaine, aussi détestable puisse-t-elle être parfois.
Et s’ils ne sont pas comme nous, ils nous ressemblent pourtant par nombre de traits conjoints. De ce fait, il parait bien inutile, et même illusoire, de tenter de dépeindre M. Chekatt, le tueur de Strasbourg, comme l’exécuteur stipendié d’une sorte de pandémonium pour humains frelatés, peuplé par des escouades de monothéistes forcenés et fanatisés, qui essoreraient les cervelles de leurs adeptes, par le truchement de techniques d’endoctrinement religieuses à l’efficacité redoutable, et dont la seule mission révélée consisterait à occire le plus grand nombre de leurs dissemblables.
De la même manière, Federmann a mille fois raison de ne voir, dans l’humanisme auto-institué des responsables politiques régionaux et nationaux, qu’une vaste supercherie narrative, à l’usage des amateurs de romans nationaux momifiés. Nos héros statufiés et auréolés sur nos Grand-Place s’embarrassaient peu de scrupules de leur vivant, quant à étriper leurs opposants, ou civiliser les « races inférieures » à coup de dévastations et de saccages aussi bien humains que culturels. Ainsi qu’il le rappelle par le parcours guerrier de Kleber, dont la fière stature de bronze surplombant le tombeau sur la place éponyme, à Strasbourg, sert aujourd’hui de temple à ciel ouvert dédié aux victimes du tueur.
Tout comme on oublie très souvent de rappeler à nos concitoyens que leur 14 juillet national avait été en son point d’origine le théâtre de violences sanglantes, qui paraitraient monstrueuses à nos contemporains. Et qu’il a beau être festoyé aujourd’hui sous les tonnelles et une pluie de feux d’artifice, la parade militaire que les parisiens subissent depuis plus d’un siècle, et qui voit défiler une quantité considérable d’engins de destruction et de mort, illustre assez bien combien la Grande Nation aime encore à se bomber le torse devant son génie national, propre à repousser toujours plus avant la science si puissamment humaine de l’autodestruction gratuite.
Il est donc salutaire de rappeler à nos politiciens pudibonds en matière de faits historiques, que la République a été enfantée par le moyen de la violence, et s’est imposée par les armes ou la contrainte, partout où l’on se trouvait réfractaire à ses sommations bourgeoises.
Cela alors même que sont conspués aujourd’hui les « factieux gilets jaunes », dont l’activisme débordant et les facéties créatives malmèneraient notre démocratie si peu représentative, au motif de les entendre réclamer une nouvelle donne démocratique, économique et sociale.
Il reste que pour défendre des principes d’une justesse élémentaire, et notamment la dignité due aux dépouilles, qui constitue le coeur du texte de Federmann (en réponse à la réaction de Roland Ries, maire de Strasbourg, qui ne souhaitait pas inhumer le corps du tueur dans sa commune, alléguant un possible « pèlerinage »), son auteur (que la rédaction connait bien et estime), laisse également dans le malaise d’une série d’assertions et de comparaisons (douteuses), sans raisons (solides), mais qui ont pour mérite d’ouvrir des perspectives inattendues à la réflexion sur un certain mal-être social.
Ainsi, pour réfuter l’hypothèse de ce « pèlerinage » autour de la tombe du meurtrier, on ne sait pas si les mots de Federmann trébuchent du haut de sa conscience, quand il écrit « Comme si la mort n’avait pas un caractère sacré, universellement ». Que l’on sache, les sagesses mystiques et profanes nous enseignent l’exact contraire : c’est la vie que l’on sacre et consacre universellement, certainement pas la mort, dont l’étude est laissée à la spéculation des casuistes, des métaphysiciens en téléologies mono ou polythéistes… et des nihilistes en martyrologie divine ou politique !
S’agirait-il alors de « respect » dû aux défunts ? (Même si la notion relève également d’un biais culturel relatif, qui n’a pas de valeur universelle). Mais pourquoi ces trépassés ne serait-il pas aussi bien l’objet d’une instrumentalisation opportune, par quelque matamore en prédication haineuse ?
Et Federmann, de poursuivre :
Les violeurs en série, les prêtres pédophiles en série, les tueurs, les escrocs, les auteurs d’accident de la route mortels alcoolisés ne pourraient plus être enterrés chez eux ?
C’est là que le principe de la comparaison procède quelquefois d’une raison douteuse.
Car les cas énoncés par Federmann sont ceux de personnalités atteintes d’un trouble psychique, de profils de psychopathes et de prédateurs, mus par des pulsions incontrôlables et irrépressibles, ou par des désordres psychiques et/ou physiologiques. Le psychiatre qu’il est sait plus que tout autre que l’on peut tenter de « stabiliser » ces malades. Avant, pendant ou après leur peine de prison, à supposer qu’ils ne soient pas reconnus pénalement irresponsables. En dirait-il autant d’un délinquant de droit commun qui, croyant répondre à une prescription divine, assassine délibérément ses semblables, après s’être préalablement convaincu du bénéfice qu’il en retirerait post-mortem ?
Oui, mais lui aussi était « malade », objectera-t-on !
En ce cas, la croyance en l’existence d’une entité surnaturelle étendant son empire sur nos vies relève-t-elle d’un trouble psychiatrique énoncé dans le « Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux », ouvrage de référence des cliniciens et chercheurs en psychologie ? Avec perception difforme de la réalité, violences sous-jacentes et hallucinations ? Et ne sont-ce d’ailleurs pas là quelques caractéristiques cliniques du croyant exalté ?
Y aurait-il alors un traitement de la classe anti-psychotique efficace contre les effets délirants de la pratique monothéiste à travers le monde ? A défaut, il serait temps de remédier à ce manque. Notamment pour quelqu’un qui, au contraire de ce qu’affirme Federmann, n’a pas « sacrifié » sa propre vie, mais a disposé de celle des autres !
Dès lors que le sous-produit criminel d’une croyance religieuse monothéiste ne relève pas d’un trouble psychique identifiable, ni n’altère un jugement, alors le tueur de Strasbourg était pleinement en possession de ses facultés et conscient d’agir sans autre motif que la promotion d’une métaphysique mortifère, dont on verra plus bas qu’elle possède certaines résonances d’une autre nature.
Et le fait d’admettre que Chekatt a droit à une sépulture, car « fils de notre République française et de notre ville » tout comme le premier violeur ou tortionnaire venu, ne le range pas pour autant dans la catégorie de ceux dont la collectivité serait les obligés.
Mais c’est bien d’affichage politique dont il était question pour Ries. Car si bannir Chekatt de la mémoire posthume est possible (la tombe a été anonymisée), le maire de Strasbourg ne pouvait empêcher l’inhumation du corps dans sa commune. Le Code général des collectivités territoriales, dispose en effet qu’un maire est tenu de procéder à l’inhumation d’un défunt dans sa commune, si au moins une parmi 3 conditions est satisfaite : il y dispose d’un caveau familial, il y est mort ou il y résidait.
Enfin, Federmann croit devoir préciser qu’« il est français ». Et s’il ne l’avait été, cela changeait-il quelque chose à son droit, docteur ?
Mais notre besoin fondamental de rationalité et d’explicitation nous fait perdre de vue l’essentiel de ce qu’il y aurait, en toute hypothèse, à « comprendre » de son acte. Car son crime semble pour moi d’une nature archétypale.
De la fiction comme saisie du réel
Il ne s’agit pas d’isoler relativement le tueur de Strasbourg de tout autre criminel, ou d’y voir une singularité à nulle autre pareille, mais plutôt de tenter de comprendre en quoi il parait d’une autre facture criminelle.
Le fait est qu’il semble y avoir parmi les multiples cas d’assassinats aléatoires à mobile religieux, qui ont ensanglanté nos rues ces dernières années, une sorte d’invariant vertigineux.
La nature de cet invariant n’est pas explicitée dans le « Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux ». Il est d’ordre purement philosophique et littéraire, voire même spéculatif, ce en quoi on y verra de l’incongruité. Je me risque à l’appeler : « le syndrome de Meursault ». La figure de ce meurtrier, protagoniste du livre « L’étranger » de Camus, pourrait répondre au profil-type de chaque tueur sans mobile « rationnel ». Et supposer qu’un archétype fictionnel parait pertinent pour venir illustrer les effets directs et délétères de l’ennui et du mal-être contemporain, sur une fraction de la jeunesse ou de certains adultes fragilisés par les aléas de l’existence.
Pour évoquer la figure de son personnage de fiction, qui est un assassin sans mobile et sans remords apparents, Camus déclarait ceci : « Je voulais dire seulement que le héros du livre est condamné parce qu’il ne joue pas le jeu. En ce sens, il est étranger à la société où il vit, il erre, en marge, dans les faubourgs de la vie privée, solitaire, sensuelle. »
Et : « Loin qu’il soit privé de toute sensibilité, une passion profonde, parce que tenace, l’anime, la passion de l’absolu et de la vérité. Il s’agit d’une vérité encore négative, la vérité d’être et de sentir, mais sans laquelle nulle conquête sur soi ne sera jamais possible. On ne se tromperait donc pas beaucoup en lisant dans L’Étranger l’histoire d’un homme qui, sans aucune attitude héroïque, accepte de mourir pour la vérité. Il m’est arrivé de dire aussi, et toujours paradoxalement, que j’avais essayé de figurer dans mon personnage le seul christ que nous méritions ».
Ainsi, quand Federmann écrit :
M Chekatt n’a pas été jugé et quel que soit le caractère monstrueux et absurde des actes qu’on peut légitimement lui imputer, sa famille et ses proches ne peuvent pas être intégrés dans l’opprobre.
« Le caractère monstrueux et absurde des actes », c’est précisément ce qui viendrait irriguer ce « syndrome ». Et si la famille de M. Checkatt est la victime collatérale des exactions meurtrières du fils, c’est bien parce qu’aucun lien sensé ne pouvait plus le retenir auprès d’elle, pas même celui qui l’obligeait, en tant que partie solidaire d’un tout. Peu important les conséquences dont celle-ci aurait fatalement à répondre devant la police en son nom, à tort ou à raison.
Ce faisant, par ses agissements criminels, dont le mobile est d’ordre religieux, mais pourrait très bien ne pas exister du tout, il a choisi consciemment de rompre tout lien qui le tenait encore à la société dans laquelle il évoluait, et dont il se trouvait en réalité étranger.
Ainsi, quand Federmann écrit : Et le dégoût, la douleur et le sentiment de gâchis que peuvent inspirer ses actes ne doivent pas justifier d’avoir recours à une forme de pensée magique, dont les effets seraient « d’externaliser » le problème crucial que pose ce type de passage à l’acte radical où, chose « étrange », l’auteur sacrifie aussi sa propre vie.
On pourrait considérer qu’il aura « sacrifié » sa vie, par le meurtre, au nom de la « vérité négative » qu’il porte en lui, et lui permet « d’être et de sentir ». Que cette vérité ait pour objet le purisme religieux ou un autre motif importe peu. Le tueur de Strasbourg semblant agir conformément au tryptique de l’absurde camusien : l’ennui d’une vie creuse, ses conséquences délétères, la réponse de la société devant celles-ci. Telle semble la « vérité » cruelle dont la société essaie à tout prix « d’externaliser » les causes, alors qu’elle en parait le moteur.
Mais être étranger à soi-même, c’est l’être nécessairement au regard du Dieu dont on prétend servir la volonté. Car que sert-on dans ces conditions, sinon une chimère de soi ?
Comme il a été étranger à sa famille en la plaçant dans une situation de responsabilité présumée ou de complicité à son égard, il est pareillement resté étranger à l’idée de « faire société ». Ce qui l’a conduit à réifier ses victimes en les assassinant au hasard dans la rue.
Étranger à lui-même et aux autres, Chekatt n’a eu de cesse de se mentir à lui-même. Et son auto conditionnement religieux apparait comme l’ultime et dérisoire travestissement d’une réalité humaine assez sordide, la seule qui semble prévaloir à son sujet : l’autodestruction d’un homme porté par l’inertie mortifère de son propre vide existentiel, qui a épuisé sa capacité à être partie à quelque chose.
Cette sociabilité élargie, à laquelle il se trouvait étranger, c’est je crois d’abord la capacité à rechercher ce qui fait l’épaisseur de l’existence en commun, et à pouvoir nommer ce qui la contrarie assurément, notamment l’infantilisme aliénant des promesses terrestres (marchandes), et célestes (religieuses), qui ne produisent que divisions, colères et frustrations insondables. Choisir l’autonomie critique, et s’efforcer de faire des choix raisonnés, en correspondance avec les intérêts sociaux et vitaux du plus grand nombre.
Ce plus petit dénominateur sociétal commun ne nécessite pas d’appareillage métaphysique pour opérer au quotidien. Ce que les tueurs à vocation de martyr, qui sont nos actuels étrangers, comme autant d’aliénés infantiles, ne sauraient jamais comprendre avant de mourir par là où ils n’ont pas vécu.