Cet article est paru la première fois le 13 mars 2019, sous le titre: « Les plus belles fleurs du père » dans le magazine hebdomadaire en ligne allemand KONTEXT.
Un grand nombre de résistants, notamment alsaciens, ont été exécutés dans la cour du Tribunal de Stuttgart. Récemment, un hommage a été rendu à ces victimes du nazisme dont a rendu compte le journal en ligne KONTEXT.
Auteur: Oliver STENZEL – Traduction française : Daniel MURINGER
Ce n’est que lentement que le voile se lève sur la justice nazie à Stuttgart. Quelques semaines après l’ouverture de la récente exposition, des parents des combattants de la Résistance française sont venus pour une commémoration et parlent de leurs pères. Il était grand temps.
Le souvenir, une chose étrange. Roger Stoessel de Mulhouse-Dornach n’a, comme il le dit, aucun souvenir personnel de son père Marcel Stoessel. Il avait trois ans et demi lorsque celui-ci avait été arrêté en mai 1942 par les Nazis. Une bonne année plus tard, Marcel Stoessel fut exécuté dans la cour du Tribunal régional supérieur de Stuttgart. Le bâtiment a été détruit vers la fin de la guerre, puis a été construit à cet endroit le bâtiment entièrement restructuré du Tribunal régional et là où se trouvait autrefois la guillotine il y a aujourd’hui un parking.
Ce n’est plus vraiment un lieu authentique, « l’environnement, la hauteur, tout est différent » dit Paula Lutum-Lenger, la directrice de la Maison de l’Histoire (HdG) du Bade-Würtemberg.
C’est pourquoi on s’est décidé à ne pas placer le lieu de souvenir pour les victimes de la justice nazie ici, mais devant l’entrée du bâtiment du Tribunal régional de Stuttgart. Cependant le lieu est visiblement suffisamment authentique pour que Stoessel, lorsqu’on le lui a demandé, ne veuille pas se rendre sur le lieu d’exécution d’autrefois ; il semble que l’émotion et le bouleversement lui seraient trop importantes.

André Perreau était aussi très jeune, âgé de cinq ans, quand il vit son père pour la dernière fois. L’après-midi du 7 mars 2019, Perreau et Stoessel se trouvent maintenant devant le Tribunal régional de Stuttgart, tous deux devenus entre-temps octogénaires, à côté du nouveau lieu de souvenir avec les trois stèles, ils sont tous deux un peu tendus. Et bien deux heures après, lorsqu’ils font de courtes allocutions dans la Maison de l’Histoire, les deux disent presque dans les mêmes termes : « je n’aurais jamais pensé que je viendrais un jour ici et que je ferais un discours ». À ces mots, la voix de chacun d’eux se brise.
Les noms des 423 exécutés à ce t endroit figurent sur trois stèles
Leurs pères. Deux d’au moins 423 personnes dont la guillotine a interrompu ici la vie entre 1933 et 1944. Et que rien ne rappelait jusqu’à récemment hormis une inscription très générale, presque cachée : « en mémoire aux victimes de la justice sous le national-socialisme. Des centaines de gens ont été exécutés ici dans la cour intérieure. En guise de mise en garde aux vivants ».
Après un combat de plusieurs années pour un hommage plus approprié (Kontext en a rendu compte), une exposition sur la justice nazie a désormais ouvert ses portes le 28 janvier dans le bâtiment du Tribunal régional, et trois stèles ont été dévoilées devant l’entrée de ce dernier, sur lesquelles, par ordre de date d’exécution, figurent les noms de toutes les personnes exécutées à cet endroit pendant la période nazie : avec leur âge à ce moment-là, leur profession, l’infraction retenue contre eux et le tribunal qui les a condamnées. Et c’est ainsi qu’on peut lire sous « 29 juin 1943 » : Marcel Stoessel, 38, grutier, délit politique, Tribunal du peuple. Et sous « 19 avril 1944 » : Maxime Perreau, 34, serrurier, délit politique, Tribunal de la Feldkommandatur 669 Dijon.
« Délit politique », cela pouvait être beaucoup de choses. Par exemple également les soi-disant « crimes de radio », le fait d’écouter des « postes ennemis ». Dans le cas de Perreau de de Stoessel cependant, il s’est agi de résistance active contre le régime nazi. Les deux étaient actifs dans des groupes de résistance d’influence syndicale, Perreau qui habitait à Dijon en France du nord-est (plus d’informations ici et ici) ainsi que Stoessel qui habitait à Mulhouse en Alsace, qui fit partie du « groupe Wodli » (plus d’informations ici). Ils distribuaient des tracts contre les Nazis, constituaient des dépôts d’armes, préparaient des actions de sabotage.
Les fils complètent les dates des pères avec du vécu
Roger Stoessel et André Perreau (qui vivent respectivement à Mulhouse et à Dijon) donnent des aperçus du destin des pères dans leurs discours lors de la commémoration à la Maison de l’Histoire – et remplissent ainsi de vécula sécheresse des dates. L’histoire de son père est celle d’un homme « qui a voulu faire progresser les conditions de vie de la classe ouvrière », raconte Roger Stoessel. « Marcel Stoessel et ses camarades de combat ont payé de leur vie leur refus d’être soumis », il était fermement convaincu, qu’ « après lui viendraient davantage de liberté, d’égalité, de fraternité ».

Le fils ne peut en fait pas savoir cela de par lui-même, n’ayant plus aucun souvenir de son père. Ou quand même un peu ? À partir de 1948 il a acheté chaque année des fleurs à la Toussaint pour la tombe de son père (dont l’urne était parvenue à Mulhouse-Dornach après des détours), toujours chez le même fleuriste. Un jour, alors qu’il avait peut-être douze ans, celui-ci lui dit : « je te donne toujours les plus belles fleurs pour ton père car si je suis encore en vie, c’est grâce à lui : il ne m’a jamais dénoncé alors qu’il savait parfaitement que des armes étaient cachées dans mon jardin. »
Perreau, qui prend la parole après Stoessel, est accompagné de petite-fille Alice. Elle invite à ne pas oublier le sacrifice de son arrière-grand-père et de ses camarades de combat. À la fin, il y eut une « standing ovation » (en anglais dans le texte) pour les deux.
Des (sujets d’) irritations au préalable

Aussi émouvante que soit la manifestation, elle est également un peu une date de rattrapage. Car le planning du Ministère de la Justice, relevant quelque peu de l’amateurisme, qui fixait la cérémonie d’ouverture effective au 29 janvier a eu pour conséquence que, même si des descendants des exécutés ont été invités, bien que très tard, nul prise de parole n’avait été prévue pour eux, et que de nombreux représentants d’organisations telle l’Association des persécutés du régime nazi (VVN-BdA), qui ont fourni une grande aide dans les recherches, n’ont pas été invités. Plusieurs faux-pas, que la soirée organisée par la Maison de l’Histoire a désormais aplanis.
Visiblement Stoessel et Perreau n’ont pas compris grand-chose à ces causes d’irritations antérieures, et tout aussi peu au combat qui dura des décennies pour un endroit de mémoire convenable. Perreau dit qu’il trouve « très courageux de la part des Allemands d’aménager ce lieu de souvenir ». Ils n’ont eu connaissance des efforts menés pour le lieu de mémoire et l’exposition qu’à peine depuis peu d’années. (De même que NdTr) du couple Brigitte et Gerhard Brändle de Karlsruhe, qui mène des recherches depuis des années sur les combattants français de la Résistance qui ont été assassinés en Allemagne à l’époque nazie. (Kontext en a rendu compte). Ils les ont particulièrement remerciés pour cela. Savaient-ils que , depuis les premiers efforts de l’ancien juge administratif Fritz Endemann pour l’aménagement d’un lieu de mémoire, trente années se sont écoulées ? « Trente ans ? » (en français dans le texte), oui, en ce temps-là davantage d’enfants des exécutés étaient encore vivants, dit Perreau.
Les Brändle, qui participent aussi à l’organisation commémorative, ont l’air un peu partagés au sujet du récent lieu de mémoire. Sans engagement citoyen comme le leur ou celui d’Endemann, il n’y aurait probablement pas eu ni stèles ni exposition. Et malgré cela, ils pensent déceler encore des signes d’une absence de volonté de nommer de nombreuses choses. Ainsi, le fait que sur les stèles la résistance active contre les Nazis soit regroupée comme beaucoup d’autres délits dans la catégorie générale et peu parlante de «délit politique ». Ou que dans l’exposition au premier étage du Tribunal régional les résistants français ne sont évoqués que bien trop sommairement.
On se demande en effet pourquoi, tant dans l’exposition que dans le catalogue, il n’y ait pas plus de place consacrée aux condamnés et aux exécutés en comparaison avec les acteurs coupables de la Justice décrits, eux, en détail. Du groupe alsacien « Wodli » par exemple, seule la moitié est citée, Marcel Stoessel n’en fait pas partie. Son imprégnation syndicaliste et partiellement communiste n’est pas évoquée. Et le groupe de cheminots de Dijon, auquel appartenait Maxime Perreau, est entièrement omis. Un fait qui a aussi visiblement irrité son fils André lors de la visite de l’exposition. Il semble y avoir suffisamment de sources sur eux, c’est pourquoi il est à espérer que la Maison de l’Histoire, le Tribunal régional supérieur et le Tribunal régional de Stuttgart, qui ont réalisé le projet de l’exposition en commun, la considèrent comme un « work in progress » (en anglais dans le texte).
L’exposition est un travail de pionnier
Malgré cela, l’exposition et le catalogue sont à recommander fortement, d’une manière ou d’une autre, c’est un travail de pionnier. Car « un inventaire des recherches sur l’histoire de la Justice nazie à Stuttgart est quasiment inexistant », selon le historien Frank Engehausen de Heidelberg, qui a récemment rédigé un rapport d’expertise pour la ville sur le national-socialisme à Stuttgart. Le Wurtemberg serait de manière générale, en matière de mise à jour de la justice nazie, la lanterne rouge en Allemagne, dit la la commissaire de l’exposition Sabrina Müller, ce qui serait dû à l’état des sources qui seraient « très fragmentaires ». La partie badoise du Land serait bien plus avancée en la matière. Il est possible que ce soit lié au fait que la recherche n’a pas vraiment été encouragée.

L’exposition se divise en deux parties : dans le foyer au premier étage, on met tout d’abord en lumière l’histoire de l’OLG (NdTr : Tribunal régional supérieur) et l’on remet en mémoire les 73 hommes et femmes juristes juifs du district du Tribunal régional de Stuttgart, qui ont été privés de leurs droits, assassinés ou forcés à émigrer. 13 d’entre eux sont morts dans les camps de concentration, deux se sont suicidés avant leur déportation, 50 ont pu émigrer, dont Fritz Bauer en poste à Stuttgart jusqu’en mars 1933 en tant que juge administratif et qui après la guerre a poursuivi inlassablement les criminels nazis en tant que procureur général de Hesse.
Les délits mineurs également punis de mort
Enfin, dans le couloir qui part du foyer, ce sont des témoignages sur les pratiques de la justice pénale au Tribunal d’exception de Stuttgart, au Tribunal régional supérieur et à la Cour de Justice populaire qui avait souvent siégé à Stuttgart. D’après Müller, on peut identifier ainsi un modèle chez de nombreux juges ou procureurs : au fil de la guerre, la justice pénale se radicalise, pas uniquement pour des délits politiques ou ceux considérés comme des infractions à l’idéologie nazie, mais cela était également visible pour « des délits comme nous considérons aujourd’hui encore comme des crimes » – ceux-là aussi auraient été de plus en plus sévèrement punis. À titre d’exemple, Müller cite le vol d’un porte-monnaie par un homme âgé de 20 ans, à propos duquel le juge était d’avis qu’il devait être « éliminé » en tant que parasite du peuple. Des délits mineurs auraient également conduit de manière croissante à des condamnations à mort, et force est de constater que de nombreux juges et procureurs voulaient de la sorte tout simplement faire carrière sous le régime nazi. Dans le même temps, c’est ce que montrent les exemples dans l’exposition de manière impressionnante, il restait de larges marges de manœuvre.
Une raison pour laquelle la mise en évidence des jugements de la justice nazie après-guerre ait mis autant de temps serait aussi « que beaucoup disent : ce sont tout de même des criminels » , explique Müller. Il en va pourtant ici tout simplement de la dignité humaine, qui doit être reconnue à tous, quel que soit le délit qu’ils aient commis. Un principe dont la justice nazie était dépourvue, ce qui a semblé longtemps être sans importance.
À peine des accrocs de carrière : continuités personnelles après-guerre
Ceci mène à la dernière et douloureuse partie de l’exposition : la façon d’aborder la justice nazie après 1945. Pas un seul membre de la Justice de Stuttgart ayant participé aux condamnations à mort n’a été condamné par un tribunal pénal, la plupart furent en outre à nouveau en fonction dans la justice à partir de 1950. Même le tristement célèbre « juge sanguinaire » Hermann Cuhorst, président du Tribunal d’exception de 1937 à 1944, condamné par la Chambre arbitrale de Stuttgart en 1948, qualifié de « coupable principal » et condamné à six ans de camp de travail, fut libéré dès 1950.

Certes, le Ministère de la justice du Land se saisit entièrement de l’affaire, et même mit sur pied en 1960 une commission pour l’examen des pratiques de jugement des juristes nazis, mais les résultats furent décevants. Dans une déclaration du Ministère de la justice de 1967, il est dit que : « on peut conclure après examen de l’ensemble des jugements qu’ils ne révèlent aucune prévarication au vu des dispositions légales alors en vigueur, de la jurisprudence dans cette période et des conditions qui prévalaient en ce temps. Les jugements ne peuvent pas, malgré les doutes soulevées par des cas isolés, être qualifiés d’intolérables. » Ce qui n’est pas très éloigné de la phrase que l’auteur du «Spiegel » Eberhard Hungerbühler (plus tard Felix Huby) attribuait au premier ministre du Bade-Würtemberg Hans Filbinger : « ce qui était légal autrefois ne peut pas être illégal aujourd’hui ».
Ce n’est que dans les années 90 que s’imposa petit à petit une autre conception du droit. Et donc maintenant commence le travail de mémoire. Il était temps.
Photo principale : Marie-Thérèse Jovignot, André Perreau et Roger Stoessel (à partir de la gauche) avec les photos de leurs pères exécutés entre les stèles du souvenir devant le Tribunal régional de Stuttgart, à gauche derrière Gerhrard et Brigitte Brändle. Photo : Joachim E. Röttgers.