Tan­dis que nous fan­fa­ron­nions, encore incons­cients du crime qui sour­dait, lors de la sor­tie du pre­mier numé­ro d’Alterpresse68 en ver­sion papier, et que nous par­ta­gions com­plai­sam­ment cet enthou­siasme, au tra­vers de notre lettre d’in­for­ma­tion (à laquelle vous pou­vez sous­crire par la colonne de droite du site), nous ne savions pas le degré d’i­gno­mi­nie que nous venions d’atteindre. Jugez-en plutôt:

Après notre numé­ro test, c’est avec une émo­tion cer­taine que nous vous annon­çons la sor­tie du pre­mier numé­ro de la ver­sion papier d’Alterpresse68.

Extrait de la lettre d’in­for­ma­tion envoyée le 18 mai 2019

Ain­si que le méri­tait notre abo­mi­na­tion, voi­ci la réponse outrée que l’un des abon­nés à cette lettre nous adres­sait in pet­to:

PAPIER !!! Mais je rêve…pollueurs..En cet phase de tran­si­tion et de modi­fi­ca­tion de bien de consommation..Alors que notre jeu­nesse est dans la rue toutes les semaines pour nous aler­ter sur le fait que nous, leur aîné, détrui­sons notre seule planète…vous, chez alterpresse68, vous pen­sez que a publié papier..et en êtes émus ? ? ?Je suis attristé..Changer ça..et vite..sinon c’est notre jeu­nesse qui vous changera.. 

S.

Devant la grâce qui nous était offerte d’é­chan­ger de manière si construc­tive avec un farouche défen­seur de l’environnement, avant que d’af­fron­ter notre funeste sort, le direc­teur de la publi­ca­tion d’Alterpresse68 s’est lais­sé ten­té par une réplique en des termes documentés:

Bon­jour,

Mer­ci pour votre cour­riel qui nous per­met de rec­ti­fier une rumeur insis­tante et fausse. Si la fabri­ca­tion du papier peut pol­luer, c’est essen­tiel­le­ment par l’utilisation de pro­duits chi­miques ou de chlore pour le blan­chi­ment. Mais la plu­part des pape­tiers dis­posent à pré­sent d’une sta­tion d’épuration qui remet de l’eau propre en cir­cu­la­tion. Bien évi­dem­ment, la vigi­lance doit être constante, Green­peace est d’ailleurs très actif dans cette surveillance. 

Par ailleurs, la pâte à papier uti­li­sée pour l’impression de notre jour­nal pro­vient du recy­clage des vieux papiers. Très peu de fibres vierges sont injec­tées dans le papier écri­ture. Et pour finir, sauf excep­tion*, on ne coupe JAMAIS un arbre pour faire du papier, cette matière est bien trop noble pour finir comme cela. La pâte à papier se fait soit de bois d’éclaircissement des feuillus ou des rési­neux (jeunes arbres cou­pés pour per­mettre aux autres de gran­dir) soit des ramures des arbres cou­pés pour l’ameublement ou la construc­tion, seules acti­vi­tés pour les­quelles des arbres sont abattus. 

Que devient une forêt sans entre­tien ? Le mythe de la forêt ori­gi­nale ne tient pas une seule seconde quand on laisse des par­celles libres de toute inter­ven­tion. Très rapi­de­ment, les arbres se rabou­grissent, les rondes enva­hissent l’espace et ne per­mettent plus une régé­né­ra­tion de la nature. Une forêt doit être entre­te­nue pour qu’elle puisse jouer son rôle de pou­mon de la pla­nète. Ne pre­nons pas les forêts tro­pi­cales en exemple dans nos contrés tem­pé­rées : ces forêts béné­fi­cient d’un cli­mat qui per­met aux arbres de gran­dir à toute vitesse. Quand un arbre prend 60 ans pour gran­dir en Scan­di­na­vie, le tiers de ce temps suf­fit dans une zone tropicale. 

Le vrai scan­dale de l’éradication des forêts ne réside pas dans la fabri­ca­tion de papier ; c’est le com­merce à outrance du bois par les grandes mul­ti­na­tio­nales, dont des fran­çaises comme Pinault ou Bol­lo­ré qui exploite des kilo­mètres car­rés en Afrique par exemple et pra­tique l’exploitation inten­sive pour l’industrie de l’ameublement et de la construc­tion. Je suis tou­jours éton­né de la culpa­bi­li­sa­tion balan­cée dans la figure des citoyens qui seraient « res­pon­sables » de la des­truc­tion de la pla­nète en oubliant que la Terre subit avant tout et fon­da­men­ta­le­ment les appé­tits sans fins d’un sys­tème éco­no­mique uni­que­ment basé sur le pro­fit, cela s’appelle le capi­ta­lisme. Si la jeu­nesse dans la rue ne prend pas en compte ce fait, il y a fort à parier qu’ils seront encore long­temps dans la rue pour récla­mer une pla­nète propre… sous les regards condes­cen­dants des vrais des­truc­teurs qui eux sont bien blot­tis au chaud sur leur olympe. Oui, le papier est un maté­riau qui a per­mis l’acquisition des connais­sances depuis le XVe siècle, a per­mis le déve­lop­pe­ment de la culture et du savoir dans toute la popu­la­tion. Et il reste aujourd’hui le maté­riaux le plus appré­cié pour lire, s’informer, se culti­ver, y com­pris dans la jeu­nesse. Une preuve ? L’édition papier du livre pour la jeu­nesse est le seg­ment qui se déve­loppe le plus dans l’édition…

Pen­sons éga­le­ment à ce que coûte en terme de des­truc­tion de la pla­nète, l’ensemble des appa­reils et engins numé­riques, les bat­te­ries pour les voi­tures élec­triques, le pillage des terres rares (moins nom­breuses que les éner­gies fos­siles) qui sont pré­sen­tés comme des alter­na­tives « propres » y com­pris par cer­tains éco­lo­gistes paten­tés. Ne croyez-vous pas que c’est peut être ceux-là qui auront le plus à craindre d’une jeu­nesse effec­ti­ve­ment atta­chée à la sur­vie de la pla­nète quand ils consta­te­ront qu’on les a mené en bateau en leur pro­po­sant des alter­na­tives sou­vent plus graves en consé­quences pour le futur. *Les excep­tions, en recul heu­reu­se­ment, sont entre autres des cultures inten­sives de l’eucalyptus (par exemple au Por­tu­gal) pour faire de la pâte à papier rapi­de­ment (moins de 30 ans en uti­li­sant de l’eau à pro­fu­sion pour accé­lé­rer la crois­sance) et à peu de frais… Mais avec des dégâts éco­lo­giques intenses. En espé­rant avoir répon­du à vos remarques qui reflètent sûre­ment un sin­cère atta­che­ment à la cause envi­ron­ne­men­tale mais qui, me semble-t-il, se trompe de cible… 

Bien cor­dia­le­ment, Michel Muller

Ce à quoi l’un de nos rédac­teurs a cru bon de publier un codi­cille, sur un ton un poil plus dis­tan­cié, mais tout aus­si documenté: 

Cher Mon­sieur,

Quelle joie et quel hon­neur pour moi, après la réponse appor­tée par notre direc­teur de la publi­ca­tion, de venir saluer votre tem­pé­rance et votre sen­si­bi­li­té éco­lo­gique de pre­mier plan. 

Savoir que l’ensemble des connais­sances acquises et trans­mises depuis quelques mil­lé­naires, par le tru­che­ment du sup­port papier, en soit réduite au simple ana­thème de « pol­lueur », m’en dit assez long sur l’état d’avancement moral et intel­lec­tuel de notre splen­dide civi­li­sa­tion tech­no­lo­gique, ain­si que l’éblouissement men­tal de ses thuriféraires. 

Car je ne sau­rais être plus en accord avec vous. Le sec­teur du numé­rique ne pol­lue, somme toute, qu’à peine plus de l’équivalent de l’aviation civile. Une simple vétille dans l’océan de CO2 qui nous submerge. 

Et si la mon­tée en puis­sance des objets connec­tés, le gouffre éner­gé­tique géné­ré par la blo­ck­chain, et les cryp­to-mon­naies, ne font que rehaus­ser la hau­teur de la vague, vous et moi savons sur­fer sur le car­bone, avec la grâce d’une méduse en goguette. 

Je pro­fite d’ailleurs de ce que vous ne lisez plus sur sup­port papier par pur res­pect scru­pu­leux de l’environnement, pour vous décon­seiller vive­ment de consa­crer vos soi­rées à regar­der des séries ou des films « à la demande » ou en « replay » sur votre télé­vi­seur (dont l’électronique embar­quée est éga­le­ment un modèle de ver­deur), car il n’y a pas plus émet­teur de CO2 que cette odieuse acti­vi­té, comme l’indique un récent rap­port de Green­peace.

Mais ne soyons pas si bégueule ! Heu­reu­se­ment, le flux de mar­chan­dise, consi­dé­ra­ble­ment accru par le com­merce élec­tro­nique, aura sans aucun doute « com­pen­sé car­bone » l’accroissement des files de camions sur toutes les auto­routes du monde, satis­fai­sant tou­jours plus vélo­ce­ment nos petits plai­sirs de consom­ma­teurs éco­lo­gi­que­ment et socia­le­ment responsables ! 

Et si la pen­sée abs­traite et pro­fonde se trou­vait bien moins ser­vie sur écran qu’elle ne l’é­tait sur papier, que par ailleurs la mémoire était moins effi­cace sur un ver­tueux sup­port numé­rique, que sur un infect tor­chon pol­luant, comme de nom­breuses études scien­ti­fiques nous le sug­gèrent, cela est tout sim­ple­ment le signe que notre civi­li­sa­tion n’a évi­dem­ment plus à faire cas du lent tra­vail de mémoire, ou des longues stra­ti­fi­ca­tions intel­lec­tuelles engen­drées par quelque connais­sance sub­stan­tiel­le­ment absor­bée, de manière générale. 

Au demeu­rant, j’ai pour ma part tou­jours sou­te­nu qu’un disque dur et une simple moelle épi­nière, en lieu et place du cer­veau, était LA réponse à nos maux. 

J’ai beau ne pas pos­sé­der de véhi­cule, et sous-consom­mer avec fer­veur, le fait d’a­voir eu à consi­dé­rer qu’imprimer un petit jour­nal sur papier recy­clé, à par­tir d’encres végé­tales, et par la voie d’un impri­meur de sta­tut coopé­ra­tif, pou­vait être consi­dé­ré comme une belle aven­ture, consti­tue­ra le der­nier éclat de mon éga­re­ment consumériste ! 

Rai­son pour laquelle j’ai déci­dé de pro­cé­der immé­dia­te­ment à l’auto­da­fé des exem­plaires papier d’Alterpresse68, avant que de subir le souffle épique d’une jeu­nesse radi­ca­le­ment ten­tée de revoir mon cli­mat facial, à coup de ser­veurs à octuple pro­ces­seurs, mais de concep­tion éco­lo­gique, comme il va de soi. 

Per­met­tez-moi enfin ces der­niers conseils de (saines) lec­tures sur écran, avant l’af­flic­tion d’a­voir à reprendre, une der­nière fois, le ténèbre che­min du papi­vore pénitent: 

Mario – rédacteur

Ami-e‑s lec­teurs et lec­trices, si vous aus­si étiez ten­tés de prendre part à cet échange de vue quelque peu ico­no­claste, n’hé­si­tez pas à vous ser­vir de la case com­men­taire, ci-des­sous disponible… 

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