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Un maire de Mulhouse… tout désigné

Comme en dispose la Constitution du 13 décembre 1799, Armand Blanchard (1779-1862), haut-fonctionnaire de son état, est nommé maire de Mulhouse en 1825. En pleine période de restauration monarchique, le bonapartiste revient de loin. Capitaine de la garde et aide de camp dans l’armée de Bonaparte en 1814, il servit dans diverses villes moyennes en tant que sous-préfet à la fin du Premier Empire. Il y fut rapidement attaqué pour son service à l’empereur déchu, et surtout pour ses convictions libérales.

Blanchard n’est pas membre de la Société industrielle de Mulhouse (SIM). Il se trouve être le second édile de confession catholique que comptera Mulhouse dans la première moitié du 19ème siècle, et de ce fait, s’efforcera de servir au mieux les deux derniers souverains Bourbons français. Il accueillera d’ailleurs Charles X, dernier représentant de la dynastie, à Mulhouse, en septembre 1828. Mais ses attaches philosophiques libérales lui valent les faveurs des entrepreneurs protestants mulhousiens, et lui permettent de solliciter la tenue d’une réunion du conseil d’administration de la SIM, sur le « travail forcé des ouvriers de filature ».

Une dizaine de personnes se réunit alors en mai 1828 sous la présidence d’Isaac Schlumberger, premier président de la SIM. Héritier d’une manufacture d’indiennes, son père est également l’un des neufs bourgeois qui signèrent le Traité de réunion de Mulhouse à la France en 1798.

Le “travail forcé des ouvriers de filature”, une contradiction harassante pour des prêcheurs de liberté et de morale

On revient donc, au cours de l’assemblée, sur le sujet du « travail forcé des ouvriers de filature », à la demande expresse du maire de Mulhouse. Charles Dunoyer (1786-1862), auteur de l’ouvrage « De l’industrie et de la morale, considérées dans leur rapport avec la liberté » (1825), est le seul à avoir répondu à l’appel des experts, sollicité par la SIM en décembre 1827, dans le sillage de la proposition de l’industriel guebwillerois Bourcart.

Dans cette réponse, Dunoyer discrimine les situations des ouvriers adultes de celles des enfants, et considère que le législateur peut librement circonscrire l’âge d’admission dans les filatures. Pour autant, l’assemblée mulhousienne ne suivra pas les recommandations du maire Blanchard, qui souhaitait mettre en œuvre rapidement les préconisations de Bourcart.

Bourcart insiste cependant, mais en opérant prudemment, afin de viser une forme de consensus. Le 30 janvier 1829, soit un peu plus d’un an après sa première proposition, il replace le sujet au coeur des discussions lors d’une séance de la SIM. Son mémoire, dont le détail n’est qu’indirectement relaté, ne concerne plus le sort de la communauté des travailleurs dans son ensemble, comme le mentionnait son premier exposé, mais se réduit exclusivement à la problématique du travail des enfants.

Bourcart “infantilise” sa plaidoirie

Une commission spéciale est donc réunie, une nouvelle fois, à la suite de l’initiative de Bourcart. Elle semble faire sienne la proposition de Dunoyer, juriste et économiste libéral parisien, relative à la limitation du travail des mineurs. Il propose que la SIM intercède auprès du gouvernement pour demander la limitation à 12 heures du travail des mineurs de moins de 21 ans dans les filatures, sous peine d’amende pour les parents comme pour les patrons. Dominants et dominés étant toujours renvoyés dos-à-dos.

Mais, en séance plénière, la proposition est combattue par l’un des membres, nommé Frédéric Reber-Grosheintz, dont la biographie n’est pas connue. Une discussion s’engage alors, au terme de laquelle il semble urgent de ne rien arrêter sur le sujet.

Une nouvelle séance, ayant eu lieu le 27 février 1829 prononce un ajournement et clôt la discussion opérée sur la base des propositions de Jean-Jacques Bourcart. Le débat n’est plus que juridique. Et les tergiversations abondent. Faut-il prendre une décision ou ajourner ? Le manufacturier Jean Mantz, qui participa depuis l’origine à l’administration de la société des cités ouvrières (la future SOMCO), estime que la question relèverait davantage d’une association philanthropique. Un vote secret est aussitôt organisé qui ratifie l’ajournement à 28 voix contre 7. Mais les industriels tiennent à faire savoir qu’ils se sont emparés publiquement du fâcheux sujet.

Un nouveau vote est organisé, par lequel est décidé de confier à une commission le soin de rédiger un nouveau rapport, adressé cette fois aux professionnels de la profession, c’est-à-dire les filateurs, ainsi qu’aux messagers d’intérêt public, chercheurs ou journalistes : les « publicistes ». Ceux-là n’ayant sans doute jamais pu se pencher sérieusement sur la dramatique situation : le rapport en question n’a jamais été retrouvé.   

Toute honte bue… pendant 4 ans !

Quatre années passeront sans aucun changement, avant que la question de la main d’œuvre infantile dans les manufactures textile ne rebondisse à nouveau.

Charles Kestner (1803-1870), fils du fondateur de la fabrique de produits chimiques de Thann, pris la relève paternelle en tant que chimiste et industriel. Homme politique républicain, et opposant à Napoléon III, il fut libre-penseur et franc-maçon. Soucieux du sort de ses ouvriers, il prit diverses mesures sociales en faveur de ces derniers, dont des pensions de retraite et de secours sans retenues sur le salaire, la gestion d’une caisse d’épargne, la construction d’une cité ouvrière et d’une coopérative. Si les initiatives lui assurèrent une certaine popularité auprès des travailleurs alsaciens, elles lui valurent également l’épithète infamant de « rouge » dans la presse conservatrice, à partir de la chute du régime de Louis-Philippe, en 1848.

Sa déclaration liminaire, lue à la séance du 27 février 1833, s’inscrit dans le sillage des « méditations en apparence stériles de quelques rêveurs philanthropes », et celui, plus profitable, des « idées d’amélioration et de progrès ». Et comme pour souligner le niveau de marge de progrès à franchir, en matière de droits sociaux, il déclare in petto: « les utopies deviennent des réalités ». Un jour, peut-être ?

Kestner semble se livrer à un exercice d’autojustification exposant les motifs pour lesquels la proposition de Bourcart, visant à la réduction du temps de travail des ouvriers, puis de celui des enfants, était vouée à l’échec.

Il parait velléitaire de prime abord, et cherche en fait à préparer son auditoire à son propos matriciel. Il commence par rendre compte des divisions qui traversent l’assemblée d’industriels. Entre ceux favorables à une réforme, même a minima, du temps de travail des enfants, et ceux qui y sont réfractaires.

Le premier d’entre eux est d’ailleurs nommément cité dans la transcription des propos de Kestner. Il s’agit de Jean-Georges Reber (industriel, originaire de Sainte Marie-aux-mines), qui s’opposa avec constance à une limitation du temps de travail, notamment celui des enfants.

Kestner en rappelle le fait, de la manière la plus factuelle, puis, par le truchement d’une caractérisation un brin rhétorique de l’assemblée, flatte son auditoire, censément composé d’hommes de bonne volonté prêts à agir dans le sens du progrès humain, mais duquel émane une certaine versatilité. Kestner en impute l’origine aux accusations d’immoralités portées par Reber à l’endroit des ouvriers:

« Ces résolutions furent approuvées par beaucoup d’entre vous et auraient sans doute été arrêtées définitivement, si feu M. Reber, dans un discours qu’il lut à la société, n’avait ébranlé vos convictions. En attribuant le dépérissement physique des ouvriers de fabriques, particulièrement des ouvriers des filatures, à des causes étrangères au travail des ateliers, telles que les habitations et une nourriture malsaines, et plus encore les débauches auxquelles se livrent de bonne heure les jeunes ouvriers, M. Reber manifestait l’opinion qu’une diminution dans les heures du travail des manufactures ne serait nullement le moyen de contribuer efficacement à l’amélioration physique des ouvriers ».

Chimie de l’embobineur

Mais les quelques précautions oratoires prises par Kestner en direction de ses pairs, précèdent une argumentation solidement ancrée dans un appareil de conviction éprouvé, déployant ses effets en 4 parties progressives.

1° L’assise morale de la réforme sur le temps de travail des enfants doit emporter toutes autres considérations sur les principes politiques fondés sur une idée orientée et déformée de la liberté, et sur la nécessité d’une récusation relative de la tradition patriarcale:

« La commission part du principe tout moral que ni la liberté individuelle ni l’autorité des parents, ni la liberté de l’industrie, ne sauraient être des objections valables contre une mesure qui tend à empêcher le dépérissement effrayant de  la classe ouvrière; et elle admet que, sans détruire la liberté, qui doit être la base de notre organisation sociale, ou peut concevoir des institutions qui protègent la société contre l’abus que peut faire, de cette liberté, l’intérêt purement individuel ».

2° La propriété privée connait nécessairement des limites déterminées par l’intérêt commun, et celui de l’État :

La société s’est attribué le droit de s’emparer de la propriété privée pour l’utilité publique, de la vie même des individus pour la défense du sol et de l’indépendance nationale.

3° Partant des prémisses énoncées dans les deux premiers points, Kestner peut achever sa démonstration : oui, les bornes d’intérêt général justifient une entreprise législative de limitation du temps de travail des enfants, car il y va de la préservation de la santé publique, et du futur des générations :

« En appliquant donc ce principe, que la société a le droit de limiter l’exercice des libertés individuelles, lorsqu’elles sont exploitées dans un intérêt d’individualisme, et qu’elles portent une atteinte évidente au bien général, en appliquant, dis-je, ce principe à la question qui nous occupe, il est évident que l’État a le droit d’intervenir, par forme de protection, clans la fixation des heures de travail et de l’âge des enfants employés dans les manufactures. Car on voit aujourd’hui, de la manière la plus incontestable, qu’un travail excessif imposé aux enfants dans un âge prématuré, compromet la santé d’une classe très-nombreuse, et tend à détruire dans sa source une grande partie de la force vitale de la société ».

4° L’argumentation se clôt alors sur une exhortation morale en forme de prière lucide. Kestner énonce, l’air de rien, une vérité de dimension pré-marxiste, dont le fondement reste pleinement étayé aujourd’hui: la prospérité de quelques-uns procède du produit du travail du plus grand nombre parmi leurs subordonnés:

« Puisse, Messieurs, cette conviction être la vôtre, et puissiez-vous approuver les conclusions de la commission. Vos instances auprès du Gouvernement seront peut-être couronnées de succès, et vous aurez contribué à améliorer le sort de ceux qui coopèrent journellement à notre prospérité individuelle ».

Le rapport se conclut sur la recension des réponses apportées au recteur de Strasbourg, après que celui-ci eut transmis à la SIM un questionnaire adressé par le ministre de l’Instruction publique, François Guizot. Il s’agit de connaitre la structure d’âge et les modalités de travail des enfants au sein des manufactures, dans le contexte de la préparation d’une loi de réforme de l’instruction primaire. Celle-ci sera votée le 28 juin 1833, et rendra obligatoire, dans chaque commune française d’au moins 500 habitants, le soin d’entretenir une école primaire et son instituteur. Précisons qu’il s’agit d’écoles pour garçons. Les filles étant laissées à la discrétion de l’enseignement clérical, lorsqu’il existe.

Les mômes font la loi

L’intervention de Kestner fait mouche. Est-ce parce qu’il n’était pas lui-même issu du sérail des manufacturiers du textile, ce qui lui permit de passer pour un arbitre convaincant ? Son appartenance à la franc-maçonnerie aura-t-elle été déterminante, étant donné que les “frères” sont représentés en nombre au sein de la SIM ? Toujours est-il qu’en 1833, et pour la première fois, un consensus se dessine entre l’association d’industriels.

La Société Industrielle de Mulhouse se résout donc à solliciter du gouvernement une législation limitant, très partiellement, le travail infantile. Si les industriels mulhousiens sont pionniers en France sur le sujet, on verra toutefois que les considérations économiques priment toutefois sur la simple humanité.

Les propositions suivantes sont alors retenues par l’assemblée, pour être soumises au gouvernement :

  • Établissement d’un âge minimum d’admission dans les filatures, de 8 ans pour les deux sexes.
  • Limitations de la durée du travail définies en 3 classes : 10 h pour les 8-10 ans ; 12 h de 10 à 14 ans ; 13 h de 14 à 16 ans. La ventilation horaire est comprise entre 5 heures et 22 heures.
  • Interdiction du travail de nuit (soit après 22 heures), pour les 8-14 ans. Mais autorisé, en cas d’urgence, pour les jeunes ouvriers de 14 à 16 ans.
  • Repos les dimanches et jours de fêtes reconnus par la loi.

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