Michel Mul­ler, notre direc­teur de la publi­ca­tion, ancien élu du Conseil éco­no­mique, social et envi­ron­ne­men­tal, est l’au­teur d’un rap­port consa­cré aux droits d’au­teur (ou voir à la fin de l’ar­ticle). Il revient ici sur la notion de droit d’au­teur, à l’o­ri­gine de la der­nière passe d’arme entre par­ti­sans d’une licence for­fai­taire dans le cadre d’un usage non com­mer­cial de la culture, et les défen­seurs stricts du modèle com­mer­cial, ayant eu lieu au Par­le­ment euro­péen de Stras­bourg. Vous trou­ve­rez par ailleurs dans un article asso­cié un rap­pel des enjeux de la direc­tive droits d’au­teur, récem­ment adop­tée.

La bataille fait rager autour de la direc­tive sur les droits d’auteurs adop­tés par le Par­le­ment euro­péen et qui est cen­sée obli­ger les plates-formes numé­riques et sin­gu­liè­re­ment les GAFAM à rému­né­rer les auteurs de publi­ca­tions mises en lignes par ces grandes sociétés.

Ce qui devrait aller de soi est pour­tant sujet à de pro­fondes diver­gences pas simples à déce­ler poli­ti­que­ment: la carte des votes au Par­le­ment euro­péen montre un vote pour le moins dis­pa­rate. Aucun groupe n’a voté una­ni­me­ment pour ou contre la direc­tive. Il y a donc bien un malaise au sein même des groupes poli­tiques défen­dant a prio­ri la même poli­tique. Etrange. Essayons de démê­ler l’écheveau…

Les droits d’auteurs, quésaco ?

L’idée de la pro­prié­té intel­lec­tuelle n’est pas étran­gère ni aux Grecs, ni aux Romains ! L’œuvre était consi­dé­rée comme un bien et le pla­giat recon­nu et condam­né. Mais les auteurs ne jouis­saient d’aucune pro­tec­tion particulière. 

Mais la vraie révo­lu­tion des droits d’auteurs sur­git après l’invention de l’imprimerie qui per­met­tait de repro­duire les œuvres à un très grand nombre d’exemplaires dans des condi­tions éco­no­miques satis­fai­santes. Il faut pour­tant attendre le XVIIIe siècle pour qu’un droit de pro­prié­té lit­té­raire et artis­tique naisse et ce dans trois pays : la Grande-Bre­tagne, les Etats-Unis et la France.

Deux modèles naissent de cette recon­nais­sance : un sys­tème anglo-saxon créant un « copy­right », c’est-à-dire que l’auteur, l’écrivain, cède contrac­tuel­le­ment son œuvre à un édi­teur qui en est dès lors pro­prié­taire et peut en faire ce qu’il entend du moment qu’il res­pecte le contrat.

Le modèle fran­çais, quant à lui, est fon­da­men­ta­le­ment dif­fé­rent : l’auteur garde la pro­prié­té de son œuvre sur deux plans : les droits le rému­né­rant et le droit moral, droit que le modèle anglo-saxon ignore tota­le­ment. Ce der­nier inter­dit à qui­conque de modi­fier l’œuvre ne serait-ce qu’en marge, sans l’autorisation expresse de l’auteur. Quand aux droits pécu­niaires, ils reviennent à l’auteur durant une période don­née et sont trans­mis­sibles aux héri­tiers, actuel­le­ment jusqu’à 70 ans après la mort de l’auteur. Après cette date, l’œuvre tombe dans le domaine public et elle peut être exploi­tée gratuitement.

Les droits pécu­niaires peuvent être cédés de son vivant par contrat si l’auteur le décide ; mais les droits moraux sont per­pé­tuels, inalié­nables, impres­crip­tibles, insai­sis­sables… Et même les œuvres tom­bées dans le domaine public relèvent encore du droit moral : ain­si, en sep­tembre 2001, Pierre Hugo, arrière-arrière-petit-fils de l’é­cri­vain, sou­te­nu par la Socié­té des gens de lettres, avait récla­mé des dom­mages et inté­rêts après la publi­ca­tion, chez Plon, de deux livres appor­tant une suite aux « Misérables ».

On voit donc bien la dif­fé­rence fon­da­men­tale entre les deux sys­tèmes : dans l’un c’est l’éditeur qui devient le vraie pro­prié­taire d’une œuvre et peut l’exploiter à sa guise ; dans l’autre, celui que nous connais­sons en France, une œuvre reste la pro­prié­té de l’auteur et de sa des­cen­dance pen­dant une durée fixée par la loi et est per­pé­tuelle pour les droits moraux. 

Pour faire valoir ces droits, les auteurs ont créé des Socié­tés de per­cep­tion des droits (la SACEM étant la plus connue mais pas la seule) qui se chargent de suivre l’utilisation de l’œuvre et de récol­ter les droits finan­ciers pour les rever­ser à l’auteur.

Les droits voisins

Avec les évo­lu­tions tech­no­lo­giques dans la repro­duc­tion des œuvres, il a fal­lu adap­ter le droit. Ain­si, les artistes inter­prètes (comé­diens, chan­teurs…) n’étaient pas concer­nés par les droits qui ne reve­naient qu’au com­po­si­teur ou paro­lier d’une œuvre musi­cale par exemple. En 1985, assez tar­di­ve­ment donc, le droit d’auteur fut élar­gi aux inter­prètes qui étaient rému­né­rés sur les ventes de disques, de cas­settes, etc.…

Un pre­mier pro­blème agi­ta ce beau monde : l’irruption des cas­settes vierges sur les­quelles on pou­vait enre­gis­trer des films par exemple et en faire com­merce. Com­ment gérer cette situa­tion ? On ne pou­vait mettre un gen­darme dans chaque foyer pour voir qui et quoi était enre­gis­tré sur les cas­settes. C’est ain­si que la solu­tion fut de taxer la vente de cas­sette vierge et le mon­tant de cette taxe était ver­sée au Socié­tés de per­cep­tion de droits qui rever­sait selon un savant cal­cul, des sommes for­fai­taires aux auteurs et inter­prètes. Ce sys­tème eut pour nom « licence légale ».

Les deux sys­tèmes de droits d’auteurs ne furent pas affec­tés par ces modi­fi­ca­tions ; cha­cun trou­vait les solu­tions pour per­pé­tuer le modèle.

La déma­té­ria­li­sa­tion sur inter­net, pre­mier accroc majeur !

Au début des années 2000, un bou­le­ver­se­ment tech­no­lo­giques majeur, de même type que l’arrivée de l’imprimerie, agi­ta le monde de la créa­tion lit­té­raire et artis­tique : l’internet. En uti­li­sant le réseau, des musiques, des œuvres lit­té­raires, pou­vaient être échan­gés gra­tui­te­ment sans aucune rému­né­ra­tion pour les auteurs et interprètes. 

Com­ment légi­fé­rer dès lors ? Des solu­tions furent trou­vées sou­vent ins­pi­rées par le fonc­tion­ne­ment de la licence légale. Une des pro­po­si­tions émies par le Conseil éco­no­mique et sociale qui devait se pro­non­cer sur la trans­po­si­tion d’une direc­tive euro­péenne, fut d’instaurer une taxe sur les four­nis­seurs d’accès. Idée for­te­ment com­bat­tue par les socié­tés de per­cep­tion et sou­vent par des auteurs eux-mêmes qui croyaient encore pou­voir endi­guer et régle­men­ter la vague inter­net qui était en train de chan­ger le monde. Et celui de la créa­tion particulièrement…

La bataille entre copy­right et droits d’auteurs : la vic­toire des édi­teurs de presse

A cette occa­sion sur­git une nou­velle polé­mique. Les édi­teurs fran­çais lor­gnaient depuis long­temps sur le modèle US du « copy­right » car cela leur per­met­tait de cap­ter les droits à moindre frais et de les exploi­ter sur­tout avec les nou­velles formes de dif­fu­sion et de créa­tions que la tech­nique leur met­tait à dis­po­si­tion. Sali­vant devant les sommes énormes qu’engrangeaient les « majors » US en exploi­tant des œuvres d’une manière la plus mer­can­tile qui soit, les édi­teurs fran­çais voient dans le droit d’auteur appli­cable en France, un frein au déve­lop­pe­ment cultu­rel. Les auteurs et artistes réus­sirent pour­tant à convaincre les pou­voirs publics et les par­le­men­taires fran­çais de ne pas remettre le sys­tème en cause.

La presse fut un lieu où la bataille fut la plus rude entre les patrons de presse et les jour­na­listes. La presse béné­fi­cie d’une excep­tion au droit d’auteur com­mun. Dès qu’un article paraît, le patron du jour­nal devient le pro­prié­taire du texte pour une pre­mière paru­tion. Avec la créa­tion d’édition numé­rique des jour­naux, les patrons de presse impo­sèrent aux jour­na­listes un sys­tème de copy­right : lors de la paru­tion de l’article sur inter­net, les jour­na­listes étaient rému­né­rés une seconde fois et devaient céder leurs droits à l’éditeur qui pou­vaient ensuite exploi­ter ce texte comme il l’entendait. Nous n’étions plus dans une déro­ga­tion dans le droit d’auteur à la fran­çaise, mais bien à l’application pure et simple du sys­tème US du copyright.

Pour­tant, cette trans­gres­sion énorme de notre droit, ne don­na lieu à qua­si­ment aucun com­men­taire : la porte était donc bien ouverte pour aller plus loin, l’irruption des GAFAM ser­vi de détonateur.

Une mon­dia­li­sa­tion maîtrisable ?

Google and Co mirent en évi­dence que les sys­tèmes actuels des droits d’auteurs, anglo-saxon ou fran­çais, n’étaient plus des digues de pro­tec­tion ni pour les auteurs, ni pour les édi­teurs d’œuvres intel­lec­tuelles. Google repro­duit sans ver­gogne des articles, des œuvres lit­té­raires et musi­cales, sans aucune rétri­bu­tion tout en encais­sant des mil­liards de dol­lars de publi­ci­té contri­buant ain­si à accé­lé­rer la crise éco­no­mique qui frappe le monde de la presse dans le monde entier.

A chaque ten­ta­tive de rétri­bu­tion des articles par Google, celui-ci joua de son rap­port de force favo­rable allant jusqu’à l’arrêt des publi­ca­tions en Espagne par exemple. Au grand dam des édi­teurs de presse qui avaient aus­si besoin de Google pour être réfé­ren­cier sur la toile, les logi­ciels libres n’étant pas leur tasse de thé…

Il s’avère que nous assis­tons avec les GAFAM, à une pro­jec­tion de la mon­dia­li­sa­tion éco­no­mique, dans un domaine bien par­ti­cu­lier, celui de la créa­tion intel­lec­tuelle et cultu­relle, celui des médias. Mais aus­si à un espace nou­veau de liber­té à tout point de vue, y com­pris dans de nou­velles formes de créa­tions propres à l’internet… Espace auquel des cen­taines de mil­lions d’usagers de la toile tiennent comme à la pru­nelle de leurs yeux.

Le pro­blème avec la direc­tive euro­péenne que le Par­le­ment euro­péen vient d’adopter et qui doit être trans­crite dans le droit fran­çais pro­chai­ne­ment, c’est qu’elle ne tient pas compte de la nais­sance d’une com­mu­nau­té citoyenne mon­diale qui se construit autour des réseaux sociaux. On pré­tend vou­loir régler le droit d’auteur à l’ancienne comme si les GAFAM n’étaient que des socié­tés de médias comme beau­coup d’autres. Non, le droit n’a pour l’instant aucune prise sur ces socié­tés : nous sommes dans le même cas de figure que celle qui consis­te­rait à régle­men­ter la mon­dia­li­sa­tion éco­no­mique sur le plan social ou fis­cal. Pour l’heure, le monde poli­tique a per­du la par­tie : c’est bien l’économie qui dicte ses règles avec l’appui de for­ma­tions poli­tiques natio­nales et inter­na­tio­nales tota­le­ment dévouée au dogme du capital.

Les besoins de finan­ce­ment de la création

Il est étrange que les édi­teurs et les socié­tés de per­cep­tion des droits ain­si que les auteurs-inter­prètes eux-mêmes, aient mené une cam­pagne com­mune pour cette direc­tive. Et le résul­tat est là : c’est bien un sys­tème de copy­right qui est prô­né par le Par­le­ment euro­péen, au détri­ment du droit d’auteur à la française. 

Comme vous le lirez dans d’autres articles sur le sujet dans L’Alterpresse68, les GAFAM trou­ve­ront les parades à ces obli­ga­tions qui pour l’instant ne les touchent en rien dans leur acti­vi­té et leur existence. 

La trans­crip­tion de cette direc­tive dans la loi fran­çaise doit être l’occasion pour bien mettre en évi­dence que les droits d’auteurs, les droits voi­sins, ne sont pas des droits de pro­prié­té intel­lec­tuelles comme les autres. Et que le finan­ce­ment de la créa­tion ne peut pas être lais­sé au seul bon vou­loir des socié­tés d’éditions et de pro­duc­tions qui ne finan­ce­ront que ce qui sera à coup sûr source de béné­fices et de profits.

On ne peut dis­so­cier le finan­ce­ment de la créa­tion du besoin d’un sys­tème fis­cal dif­fé­rent et d’une bataille contre la fraude fis­cale à une échelle conti­nen­tale et mon­diale. Mais cela implique pro­fon­dé­ment des gou­ver­ne­ments et des orga­nismes inter­na­tio­naux qui n’ont aucun désir de contra­rier « l’optimisation fis­cale » de l’économie. Pour­ra-t-on contraindre Google à ver­ser des droits d’auteurs (à des édi­teurs, rap­pe­lons-le) alors qu’on ne peut l’obliger à payer ses impôts dans les pays où il réa­lise ses pro­fits ? Les auteurs-inter­prètes seront-ils vrai­ment pro­té­gés par cette nou­velle digue de papier qui sera balayée par les impé­ra­tifs économiques ?

Une alliance auteurs-inter­prètes et leur public ne serait-elle pas plus por­teur que celle concoc­tée avec des édi­teurs qui ne craignent pas les GAFAM : ils les envient…

Rap­port-Michel