Réaliser un état descriptif de l’urbanisme mulhousien nécessiterait la contribution et la participation d’intervenants aux compétences multiples et éprouvées, notamment en matière architecturale, ethnologique, sociologique, économique, ou encore historique.

C’est précisément parce que nous ne sommes loin d’un souci d’exhaustivité documentaire qu’émerge cette contribution à la tonalité subjective, fomentée par un pisse-vinaigre mulhousien dont l’esprit, travaillé depuis belle lurette à l’acide acétique, dans lequel il a chu alors qu’il n’était pas encore le journaliste totémisé que l’on sait, donne un gout à la fois si piquant et si parfumé à sa prose, à l’instar de la production locale de vinaigre Melfor.

La « tour de grand standing » Almaleggo, aux « arêtes vives, porte-à-faux spectaculaires, béton brut façon travertin pour les façades, béton blanc gommé pour les garde-corps de 1,20 m de haut et bardages métalliques couleur platine pour une partie des étages supérieurs » est l’occasion de condimenter le bouillon mulhousien, tant elle semble faire le ravissement de ses visiteurs, toisant le temps d’une journée de l’architecture, le bas peuple industrieux, pareil à des châtelains, du haut des 40 mètres de hauteur du bâtiment: “Grandiose, bravo !, splendide, excellent, classe !” (voir ci-dessous les commentaires sur Facebook).

Des stridulations de joie qui doivent embaumer les esgourdes de ses promoteurs, alors que l’immeuble, d’inspiration brutaliste, est tout près de s’offrir à ses récipiendaires, le long du quai de l’Alma à Mulhouse.

Beaucoup estimeront, à juste titre, qu’un projet architectural ambitieux, et d’une certaine « ampleur », est toujours une bonne nouvelle pour Mulhouse.

Il est toutefois permis de s’interroger sur la pertinence, la symbolique, ou les modalités d’exécution de l’ensemble Almaleggo, décrété par tous les médias locaux tout au long des 6 ou 7 dernières années précédant sa construction, comme un « totem » pour Mulhouse, sans même que le qualificatif n’en soit questionné ou même simplement objectivé.

Sachant par ailleurs que les mulhousiens croyaient déjà disposer depuis le début des années 70, d’un immeuble d’habitation « totémique » haut de 112 mètres et pourvu de 36 étages: la Tour de l’Europe, conçue par l’architecte et conseiller municipal mulhousien François Spoerry, avec ses 3 faces concaves marquant la convergence géographique de la ville avec l’Allemagne et la Suisse, dont elle a partagé avec cette dernière une longue histoire commune.

Informée tardivement du projet, l’historienne Marie-Claire Vitoux, membre du conseil consultatif du patrimoine mulhousien, fulmine en décembre 2016. Elle adresse alors un courrier à destination du maire et de l’adjointe à l’urbanisme, au nom du conseil, dans lequel elle précise que la structure: « n’a pu être associé dès 2014 à la réflexion sur ce site ». Par ailleurs :« il [le conseil] prend acte de ce que « le coup est parti » mais tient à expliciter les multiples éléments de ce dossier qui vont à l’encontre d’une politique d’urbanisme respectueuse du patrimoine bâti ».

Il y avait en effet de quoi malmener la pétulante historienne de Mulhouse, qui voyait disparaitre sous l’action des pelleteuses, trois mois plus tard, l’immeuble en brique rouge de la « Formo », pour « Forces motrices du Haut-Rhin », entreprise d’électricité créée en 1910 par un membre de la célèbre famille d’industriels protestants mulhousiens Koechlin, et chargée d’alimenter le réseau électrique urbain de la cité, long de 1900 kilomètres.

Ce faisant, la suite du courrier prend la forme d’un réquisitoire plus nettement courroucé :

« Le projet Almaleggo détruit un bâti ancien, de qualité, parfaitement réhabilitable dans le seul but de récupérer du foncier ; c’est une décision contraire aux principes mêmes de la ville durable et d’une vision novatrice du patrimoine.

Le projet Almaleggo ne s’accompagne d’aucune étude d’impact visuel sur les immeubles alentour ; dans ce quartier complexe, reconnu par vos services comme enjeu urbain important (entrée de ville, difficultés sociales du bâti résidentiel, mutations commerciales), à l’interface de fragments urbains contrastés qu’il convient d’articuler et de faire dialoguer, il faut une intervention architecturale et surtout urbaine subtile, le contraire de cet immeuble qui sera dans cet environnement d’une grande violence architecturale. Par sa volumétrie, sa disposition et son aspect, il écrasera et dévalorisera son environnement urbain.

Le projet Almaleggo ne s’intègre dans aucun projet urbain sur le quartier. Une réalisation de cette ampleur devrait participer à une stratégie de reconquête du quartier, la route de Bâle en particulier. Or, cet immeuble est un « one shot » qui, par ailleurs, se veut fermé sur luimême (projet d’appropriation privée de l’accès au canal). Le principe constamment défendu par le CCPM selon lequel toute construction doit impérativement tenir compte de « l’esprit du lieu » est ici superbement méconnu ».

Difficile, au vu des implicites établis par l’historienne, d’expliquer selon quelles conditions ou modalités les promoteurs ont pu bénéficier d’un a priori si favorable à leur projet, et de conditions d’accueil prééminentes au sein de la municipalité, pour que celle-ci ignore aussi franchement les prescriptions attentives énoncées par le conseil, en matière de cohérence urbaine globale, s’agissant d’un quartier populaire qui concentre de multiples difficultés, et où 23% des habitations sont vacantes, selon une étude de l’INSEE (voir ci-dessous), présentée dans le Plan local d’urbanisme voté par la ville en septembre 2019.

Vacance des logements dans le quartier Norfeld-Est: 23%

Il est vrai que le quartier Norfeld-Est, dans lequel s’inscrit l’érection de l’immeuble, flanqué entre la rue du Norfeld et la rue de la Minoterie, contraste pour le moins avec le caractère architectural « brutaliste » à forte orientation béton de l’ensemble, aujourd’hui décrié à travers le monde.

L’immeuble Almaleggo se situe à l’extrémité Est du quartier Norfeld, en face du canal

C’est que l’unité d’habitation de Le Corbusier, pionnier du brutalisme, dont la « Cité radieuse » est localisée à Marseille, n’est plus lumineuse dans aucun des « villages verticaux » hissés sur pilotis ou piliers de béton, peuplant la sinistre jungle urbaine quadrillée de barres construites en France, tout le long des années 60 à 70.

Les exemples de réalisations volumétriques à tendance haussière et brut de béton s’explicitent par elles-mêmes. Mais à la différence de la période Le Corbusier, mue par une certaine idée de la communauté de vie, si les « distinctions » architecturales brutalistes opèrent encore dans les imaginaires, c’est aujourd’hui pour souligner leur atrocité esthétique ; ainsi, l’Hôtel de Ville de Boston, est-il élu en 2008 « plus laid bâtiment du monde »:

L’Hôtel de Ville de Boston dans sa gloire brutaliste

Les architectes en herbe ont l’occasion de s’interroger aisément, non seulement sur l’intérêt esthétique d’un type d’habitation aussi écrasant, mais sur leur actualité, à l’heure des constructions passives réalisées à partir d’éléments plus respectueux pour l’écosystème, et plus agréables à la respiration citadine.

A cet égard, l’Almaleggo se veut un jouet de grand standing, conçu à la manière d’un célèbre jeu de briques danois, dont elle ne peut reprendre entièrement la marque à l’identique.

L’occasion de voir ce que le fabricant de jouets Lego, explicitement visé par le qualificatif immobilier, propose à son catalogue, en matière de jeux de construction, parmi les moins ludiques et chatoyants qui soient :

Du lard et du pognon pour cuisiner un totem médiatique

C’est de loin l’aspect le plus drolatique du projet architectural mulhousien. Comment une campagne de presse aura-t-elle pu être aussi longuement et rondement orchestrée, avec trompettes et tambours, pour faire accroire que la ville allait se doter d’un immeuble « totem » bis, longtemps avant qu’il ne sorte de terre ?

C’est pourtant bien le traitement médiatique préférentiel donné à cet édifice.

Voyons-en quelques aspects: « Architecture : L’Almaleggo, défi urbain et bâtiment totem » titrait un article de Emmanuel Delahaye dans L’Alsace de juin 2016 (soit 3 ans avant sa construction). Un traitement médiatique extraordinaire que le journaliste relevait déjà : « L’immeuble Almaleggo n’existe pas encore, mais nombre de Mulhousiens ont déjà dû croiser son altière silhouette au dos d’une sucette JC Decaux, à moins qu’ils ne l’aient découvert dans le spot publicitaire diffusé depuis mardi sur les réseaux sociaux, ainsi que sur les écrans des cinémas Palace et Kinepolis. Seule certitude, ça n’est pas tous les jours qu’un projet immobilier s’offre une telle com’ dans la Cité du Bollwerk ».

Le journaliste compare par ailleurs la construction aux docks portuaires du quartier d’affaire Canary Wharf de Londres transformés en lofts, ou à l’incroyable immeuble Hundertwasser de Vienne, et encore au Contemporaine building de Chicago. Mais « comparaison n’est pas raison », prévient-il. Un avertissement utile, car on n’y trouve aucun rapport avec Almaleggo ! Les résidences de Vienne et Londres sont des lieux de vie à part entière, ouverts vers le quartier, et l’immeuble résidentiel de Chicago est une structure légère de taille modeste, à l’unisson de son quartier. Enfin, tous trois n’ont rien de « totémique » dans chacune de ces villes !

En regard, Almaleggo semble une bulle sociale repliée sur elle-même, dont le seul « totem » est un artefact élaboré par une agence de marketing.

En voici une illustration vidéo, sommet de grandiloquence creuse et consumériste, qui déroule l’idée d’un surplomb, assortie surtout d’une juteuse promesse de « rendement exceptionnel ». A voir sous tente à oxygène:

Une annonce immobilière publiée sur le site « Le bon coin » en rajoute encore une couche : « Ouvrez-vous à un concept d’habitation audacieux. Vivez ou investissez dans un bien au rendement exceptionnel Partez à la conquête d’un nouveau territoire à Mulhouse, à deux pas de la gare et du centre, proche de tous les accès de circulation pour conquérir la ville et sa proche région, jusqu’aux portes de la Suisse et de l’Allemagne. L’Almaleggo met le monde aux portes de chez vous. À pied, à vélo ou en voiture jusqu’à la gare pour monter dans le train vers Bâle ou Freiburg : un jeu d’enfant ! »

En effet, voyager vers la Suisse peut se révéler judicieux, s’agissant de rembourser les traites d’un appartement commercialisé plus de 400 000 euros !

Le journal municipal « M+ » renchérit lui aussi de son côté :« C’est un chantier hors-norme qui a attiré les visiteurs en nombre lors de la midi-visite proposée dans le cadre des Journées de l’architecture : l’Almaleggo, immeuble d’habitation à l’architecture unique est en voie d’achèvement, quai de l’Alma ».

« L’Almaleggo a pour objectif d’être un bâtiment totem pour la ville, un cadeau architectural pour Mulhouse et ses habitants, explique-t-on chez Sodico, la société immobilière porteuse du projet. C’est un pari qui est en passe de se concrétiser : sur les 46 logements proposés, seuls trois sont encore disponibles. Deux cellules commerciales seront également proposées au rez-de-chaussée. »

Avec un prix moyen de 3 500€ du mètre carré, et un budget global d’environ 7,6 millions d’euros hors taxe, le projet est en effet hors-norme dans l’agglomération mulhousienne et son pouvoir d’attraction bien réel. « Le projet nous a intéressés dès sa présentation, expliquent Michèle et Pascal, deux habitants de Saint-Louis qui vont intégrer prochainement leur appartement de 120 m² au 7e étage de l’Almaleggo. C’est à la fois l’architecture unique du lieu, avec la patte de l’architecte Franco Viganotti et du cabinet AEA, et la situation du bâtiment tout proche du centre-ville qui nous a séduits. Nous aimons beaucoup Mulhouse, une jolie ville, agréable à vivre, avec un fort potentiel. Ce projet fait partie de ceux qui tirent la ville vers le haut. »

Les éléments de langage adoptés par la revue municipale sont également ceux relayés par L’Alsace, les DNA, et encore la revue professionnelle Le périscope, ou le journal publicitaire gratuit« JDS » : « oeuvre d’art pour Mulhouse » ou « cadeau pour Mulhouse », « l’un des cinq projets qui vont transformer Mulhouse », « esprit pionnier » des acheteurs…  

Le Periscope allant d’ailleurs jusqu’à publier un article intitulé : « Sodico Immobilier ou tout l’art de construire » en septembre 2018, dans lequel le rédacteur plagie au mot près les citations des frères Di Giuseppantonio, patrons de Sodico immobilier, publiées 2 années auparavant dans un article de L’Alsace par Emmanuel Delahaye. Une synergie très communicative !

Une métaphore de l’empilement urbain et de la stratification sociale de la ville  

Au-delà de ses caractéristiques architecturales, de son esthétique aussi emballante pour certains, que navrante pour d’autres, Almaleggo est surtout une double métaphore urbaine et sociale.

Urbaine, en ce qu’elle est parfaitement représentative de l’empilement spatial propre à Mulhouse, dont le ban d’une superficie de 22 kilomètres carrés, soit 3 fois moins que Colmar, concentre à elle seule 40% de la population du Haut-Rhin. D’où le sentiment d’un écrasement chaotique, amplifié par une architecture qui privilégie le tout-béton, et d’un ensemble composite de typologies urbaines et d’espaces dépareillés, à la redoutable inconséquence, notamment dans certains quartiers, comme le boulevard de l’Europe, l’une des plus affreuses illustrations du chaos architectural au sein de la ville.

La métaphore sociale est plus facile à définir : des poches de richesse relative, réparties par moments dans certaines fractions de pâtés de maisons, parfois simplement en passant d’un trottoir à l’autre, au milieu d’ensembles très modestes. De ce point de vue, Mulhouse ne dissimule pas la réalité de cette stratification, contrairement à d’autres grandes villes, qui relèguent les plus humbles à sa périphérie ou à sa banlieue.   

Et cette dimension de forteresse, ou de château-bunkerisé, disposé en surplomb, que donne à voir Almaleggo, renvoie à la stratification sociale de Mulhouse, cristallisée jusqu’à la caricature par le quartier-collines du Rebberg, ghetto pour bourgeois, placé sur les hauteurs de la cité, et construit par les grandes familles de l’industrie textile mulhousienne. Un quartier visible en face de la construction.

Tandis que les premiers étages de l’immeuble « totem », écrasés et rectilignes, supportent et incarnent la base sociale de la population, celle qui n’accède qu’à la réalité industrielle d’un centre technique de la SNCF en tant que visibilité univoque, le long d’un canal, son rétrécissement vers les hauteurs lui confère l’impression d’un voisinage de bon aloi avec les pairs sociaux du quartier placé en vis-à-vis.

Bien sûr les édiles mulhousiens voudraient accélérer la métamorphose de la ville ouvrière qu’est Mulhouse. Une cité qui doit leur paraitre si singulière, peut-être même vaguement honteuse, alors que moins de 20% de sa population relève de catégories sociales supérieures (voir schéma ci-dessous).

Comment, dès lors, s’étonner que l’élite locale, à l’image de celle du niveau national ou européen, ne comprenne pas l’absence d’appropriation populaire de ses tentatives désespérées de réhabilitation bourgeoise ? Y compris dans l’espace urbain, au travers du moyen qu’est l’art contemporain, qu’elle estime sans doute être l’une des conditions nécessaires pour établir la « Ville intelligente du 21ème siècle » (formule de Michèle Lutz, maire en titre) succédant à la ville sottement industrielle du 19ème ?

85% de la population mulhousienne est ouvrière, employée ou profession intermédiaire

A propos d’un autre immeuble « totem » de Mulhouse, « le Platine », construit aux abords de la gare, et destiné aux entreprises de service, Jean Rottner (ex-maire et actuel 1er adjoint), saluait : « un beau, grand et majestueux bâtiment qui correspond parfaitement à ce que nous voulons pour le cœur de la ville et de l’agglomération. Cette implantation témoigne de la confiance entre le monde bancaire, les entreprises et les élus, mobilisés pour faire avancer le territoire ensemble. »

C’est toute l’affaire de l’élite mulhousienne, que de réussir à occulter, même inconsciemment, 85% de son cœur battant, pour « faire avancer un territoire ».

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