Création de Napoléon Bonaparte à la fin du 18ème siècle révolutionnaire, sous le Consulat, mais vieil héritage des institutions monarchiques, le Conseil d’État, qui a pour beaucoup contribué à la création du Code civil, constitue la plus haute juridiction administrative du pays.
Sa mission (du moins depuis l’instauration de la Cinquième République), est de conseiller le gouvernement. Il doit être consulté par ce dernier pour un certain nombre d’actes, dont les projets de lois.
Alors que Conseil des ministres du gouvernement Philippe adoptait la réforme ce mercredi 22 janvier, le Conseil d’État émettait quant à lui deux jours plus tard son appréciation de celle-ci, laquelle est disponible ici.
Le moins que l’on puisse dire est que la « réforme » n’a pas obtenu les bonnes grâces des juristes, qui ont plutôt choisi de l’étriller et de la renvoyer au purgatoire des malfaçons politiques.
Saisi le 3 janvier, l’institution n’avait que 3 semaines pour étudier formellement le texte, en s’assurant que ses dispositions n’étaient ni contradictoires, ni illégales et moins encore anticonstitutionnelles.
Et l’on peut dire que l’exécutif a fait mouche dans les 3 catégories. Du beau boulot !
L’aréopage gouvernemental est donc renvoyé à son étude, et prié de paraitre moins gribouille et borné qu’il n’est assurément.
Les aberrations relevées tiennent aussi bien du fond que de la forme du projet :
Trop d’ordonnances !
Le projet du gouvernement en la matière consiste à recourir à 29 ordonnances, ce qui est assez considérable.
C’est même un moyen de légiférer assez exorbitant en régime démocratique, censément institué par voie d’habilitation législative qu’en cas d’urgence, de nécessité absolue ou de recours à de simples mesures techniques.
Elle permet à un exécutif d’imposer ses choix et leurs modalités en court-circuitant la représentation parlementaire, et donc le corps législatif. Le paradoxe veut que ce soit la majorité parlementaire qui se court-circuite elle-même en votant la loi qui autorise sa neutralisation !
Un article publié par le site juridique « Dalloz actualités » de 2018, intitulé « Le Parlement menacé par un abus d’ordonnances » expose un tableau édifiant de la situation française (reproduit ci-dessous), où l’on voit clairement exploser progressivement le nombre d’ordonnances depuis les années 2000 :
Le Conseil d’État considère que le fait, « pour le législateur, de s’en remettre à des ordonnances pour la définition d’éléments structurants du nouveau système de retraite fait perdre la visibilité d’ensemble qui est nécessaire à l’appréciation des conséquences de la réforme ».
On comprend bien l’intérêt pour un gouvernement, dont la représentativité est contestée depuis l’origine, en dépit de sa légalité démocratique, de forcer l’usage de cet instrument si politiquement commode pour anéantir des contestations, comme il l’a fait lors de la réforme sur le droit du travail, ou celle sur le statut des cheminots.
Le diable se cachant encore dans les détails, on a pu constater, notamment dans la sixième et dernière ordonnance travail, dite « balai » (validée par le Conseil d’État), combien cet exécutif agissait comme bon lui semble afin d’affaiblir les droits des salariés, quitte à placer ses soutiens objectifs dans le monde du travail (à commencer par la CFDT) dans l’embarras.
Officiellement, l’objectif gouvernemental est d’agir rapidement, mais il est surtout celui d’éviter un enlisement des débats parlementaires. « Les lois d’habilitation [des ordonnances] peuvent être adoptées sans attendre la finalisation d’un texte précis », comme le rappelle le Conseil. Une situation inacceptable sur un plan authentiquement démocratique.
Des engagements gouvernementaux illégaux !
Pour espérer dégonfler la contestation, le gouvernement a souhaité garantir aux enseignants et aux chercheurs que leurs pensions ne baisseraient pas. Des projections montrant que celle-ci pouvait subir une chute de plus de 30% par le système à point !
Selon le ministre de l’Éducation, Blanquer : « Cet engagement figurera dans la loi ». D’autres professions ont obtenu quelques concessions devant être inscrites pareillement dans le marbre de la loi.
Or, pour le Conseil d’État « ces dispositions renvoient à une loi de programmation, dont le gouvernement entend soumettre un projet au Parlement dans les prochains mois ».
Pour la juridiction, cela équivaut à « une injonction au gouvernement de déposer un projet de loi », « contraire à la Constitution ».
L’engagement de revalorisation des salaires des enseignants et des chercheurs devra donc disparaître du texte ! Une conséquence qui pourrait crisper fâcheusement du côté des profs.
Un pseudo régime universel de retraite
Le Conseil d’État mentionne que le projet de réforme n’instaure pas « un régime universel qui serait caractérisé, comme tout régime de sécurité sociale, par un ensemble constitué d’une population éligible unique, de règles uniformes et d’une caisse unique ».
Car le texte crée en effet « cinq régimes », et « à l’intérieur de chacun de ces régimes » des « règles dérogatoires à celles du système universel ».
Il s’agit donc d’un système de retraite par points, mais différentiel.
Trop de modifications de dernière minute
Cela arrive régulièrement au cours de l’élaboration de la loi, dans les navettes entre ministres, rapporteurs et Conseil. Sauf qu’il s’agit ici de deux avant-projets de loi (organique et ordinaire), qui ont été modifié 6 fois ces trois dernières semaines, révélant le niveau de fébrilité de ce gouvernement !
Un projet de loi organique affecte aussi bien la Constitution que l’ensemble des pouvoirs administratifs. C’est forcément le cas ici, puisque le système de retraite participe du pacte social, donc de dispositions juridiques fondamentales (renvoyant donc à la Constitution), contrairement à une loi « ordinaire ».
Au regard de la précipitation gouvernementale, le Conseil énonce donc qu’il n’a pas été « à même de mener sa mission avec la sérénité et les délais de réflexion nécessaires pour garantir au mieux la sécurité juridique de l’examen auquel il a procédé »
Des projections financières « lacunaires »
L’étude d’impact n’a pas été plus convaincante selon les juristes, d’autant que la hausse de l’âge de départ à la retraite, les dépenses d’assurance-chômage et celles liées aux minima sociaux, ou le taux d’emploi des seniors ne sont pas pris sérieusement en compte dans la perspective d’une hausse du nombre de bénéficiaires, dans les décennies à venir.
L’étude du gouvernement : « reste en deçà de ce qu’elle devrait être, de sorte qu’il incombe au gouvernement de l’améliorer encore avant le dépôt du projet de loi au Parlement ».
Peut-être s’agirait-il également d’agir en amont, en réformant les réformateurs ?