Des poi­sons démocratiques 

MaJ du 09/05 : L’E­tat d’ur­gence est pro­lon­gé jus­qu’au 10 juillet (et non le 23 juillet comme pré­vu ini­tia­le­ment) sur la base d’un com­pro­mis entre dépu­tés et séna­teurs. Le texte doit encore être vali­dé dans la jour­née par le Sénat et l’As­sem­blée, dont le vote vau­dra adop­tion définitive.

« Une fois encore leur monde est par terre. […] Confi­nées, infan­ti­li­sées, sidé­rées autant que ter­ro­ri­sées par les chaînes d’information en conti­nu, les popu­la­tions sont deve­nues spec­ta­trices, pas­sives, anéan­ties. […] Le ver­tige s’accroît du fait que cette puis­sance ne sait pas où elle va. Ses déci­sions sont com­mi­na­toires, même quand elles se contredisent ».

[…] « Un jour, nous rede­vien­drons adultes. Capables de com­prendre et d’imposer d’autres choix, y com­pris éco­no­miques et sociaux. Pour le moment, nous pre­nons des coups sans pou­voir les rendre; nous par­lons dans le vide et nous le savons. D’où ce cli­mat pois­seux, cette colère inem­ployée. Un baril de poudre au milieu d’une pièce, et qui attend son allu­mette. Après l’enfance, l’âge ingrat… »

Ces mots de Serge Hali­mi parus ce mois dans Le Monde Diplo­ma­tique, rap­pellent que des popu­la­tions hébé­tées par la peur et l’incertitude, peuvent être confor­mées ou pla­cées dans des situa­tions de régres­sion cog­ni­tive par des gou­ver­ne­ments auto­ri­taires (et c’est indu­bi­ta­ble­ment le cas en France), et ce fai­sant consen­tir à des formes durables d’a­nor­ma­li­té démocratique. 

Elles finissent par s’y insen­si­bi­li­ser, à la manière de la légende antique du roi Mithri­date, qui serait par­ve­nu à s’immuniser du poi­son dont il se per­sua­dait que des conspi­ra­teurs vou­laient lui admi­nis­trer, en absor­bant chaque jour de petites doses. 

Et le contexte est on ne peut plus favo­rable à ce que les poi­sons anti­dé­mo­cra­tiques s’ac­cu­mulent et dif­fusent len­te­ment mais sur­ement dans le corps social, sous les dehors du moindre mal et du prin­cipe de pré­cau­tion sanitaire. 

L’État d’ur­gence anti­ter­ro­riste décré­té de 2015 à 2017, puis son inté­gra­tion dans le droit com­mun, à tra­vers la loi ren­for­çant la sécu­ri­té inté­rieure et la lutte contre le ter­ro­risme, illustre ce qui risque d’ad­ve­nir au pré­texte, cette fois, de la crise liée au coronavirus.

Ain­si, le pro­jet de loi pré­voyant de pro­ro­ger le régime d’é­tat d’ur­gence sani­taire pour deux mois, à comp­ter du 24 mai, a été adop­té le 5 mai. Ce nou­vel état poli­ti­co-juri­dique d’ex­cep­tion res­te­ra donc de vigueur jus­qu’au 23 juillet 2020 inclus.

Créé par la loi du 23 mars, au début de la crise sani­taire liée au coro­na­vi­rus, le cadre sani­taire nor­ma­tif élar­git les pré­ro­ga­tives gou­ver­ne­men­tales au pré­texte de l’épidémie. L’état d’urgence sani­taire «a per­mis de prendre les mesures ren­dues néces­saires par ces cir­cons­tances», au pre­mier rang des­quels le confi­ne­ment indis­cri­mi­né de la popu­la­tion, faute de dis­po­ser de moyens de pro­tec­tion alter-moyen­na­geux.

A l’approche du décon­fi­ne­ment pré­vu le 11 mai, le gou­ver­ne­ment esti­mait «pré­ma­tu­ré» de lever cet état d’urgence sani­taire dès le 23 mai : «le niveau de cir­cu­la­tion du virus reste éle­vé et les risques de reprise épi­dé­mique sont avé­rés en cas d’interruption sou­daine des mesures en cours».

Le gou­ver­ne­ment peut au demeu­rant se défaus­ser sur un avis ren­du le 28 avril par le « comi­té  scien­ti­fique » (dont l’o­pa­ci­té des déci­sions res­te­ra remar­quable), qui a consi­dé­ré «à l’unanimité que l’ensemble des dis­po­si­tifs de lutte contre l’épidémie de Covid-19 […] res­tent néces­saires dans la situa­tion sani­taire actuelle».

Il s’agira donc de «pré­ve­nir la levée pure et simple des mesures indis­pen­sables à la pro­tec­tion de la san­té des Fran­çais» et «défi­nir les moda­li­tés d’une reprise pro­gres­sive acti­vi­tés en adé­qua­tion avec l’évolution de la situa­tion sani­taire».

Ce fai­sant, la pro­lon­ga­tion de l’é­tat d’urgence sani­taire ouvre à nou­veau la pos­si­bi­li­té de «régle­men­ter ou inter­dire la cir­cu­la­tion des per­sonnes et des véhi­cules ain­si que l’accès aux moyens de trans­port et les condi­tions de leur usage». Avec pour pre­mière consé­quence l’obligation de por­ter un masque dans les trans­ports en com­mun, cela dès le 11 mai.

Une qua­tor­zaine consen­tie… jus­qu’à un cer­tain point 

Dans son plan de décon­fi­ne­ment, le Pre­mier ministre avait énon­cé son trip­tyque «pro­té­ger, tes­ter, iso­ler» devant l’Assemblée natio­nale. Concrè­te­ment, il s’a­gi­ra de mesures de «mise en qua­ran­taine, de pla­ce­ment et de main­tien en iso­le­ment» à l’entrée sur le ter­ri­toire natio­nal ou à l’arrivée dans une col­lec­ti­vi­té d’outre-mer ou en Corse, pour des per­sonnes «ayant séjour­né dans une zone de cir­cu­la­tion de l’infection». «Des mesures indi­vi­duelles ayant pour objet la mise en qua­ran­taine et les mesures de pla­ce­ment et de main­tien en iso­le­ment sont pro­non­cées par déci­sion indi­vi­duelle moti­vée du repré­sen­tant de l’État dans le dépar­te­ment sur pro­po­si­tion du direc­teur géné­ral de l’agence régio­nale de san­té».

La loi pré­voit aus­si que «le pla­ce­ment et le main­tien en iso­le­ment sont subor­don­nés à la consta­ta­tion médi­cale de l’infection de la per­sonne concer­née et sont pro­non­cés par le repré­sen­tant de l’État dans le dépar­te­ment au vu d’un cer­ti­fi­cat médical».

Plu­sieurs ver­sions de l’avant-projet de loi ont cir­cu­lé la semaine der­nière. L’une d’elles pré­voyait d’imposer la «qua­tor­zaine» à des per­sonnes infec­tées, «en cas de refus réité­ré des pres­crip­tions médi­cales d’isolement pro­phy­lac­tique, et un risque grave de conta­mi­ner d’autres per­sonnes».

Le chef du gou­ver­ne­ment annon­çait cepen­dant jeu­di soir en visio­con­fé­rence avec les dépu­tés LREM, avoir fait modi­fier le texte trans­mis au Conseil D’État, par une sai­sine rec­ti­fi­ca­tive, de sorte à res­treindre le champ des per­sonnes concer­nées par un iso­le­ment forcé.

Ain­si, le ministre de la san­té pré­cise: « Le gou­ver­ne­ment a fait le choix de la confiance et de la res­pon­sa­bi­li­té, il n’a pas pris de dis­po­si­tif légis­la­tif pour impo­ser l’i­so­le­ment à quel­qu’un qui le refu­se­rait et qui serait malade sur le ter­ri­toire natio­nal ».

Pour les autres, c’est à dire les per­sonnes ayant séjour­né dans une zone de cir­cu­la­tion du Covid-19, arri­vant depuis l’é­tran­ger en France, ou cir­cu­lant entre la métro­pole et les ter­ri­toires d’outre-mer ain­si que la Corse, ce devrait être la qua­tor­zaine par coercition.

La loi pré­voit tou­te­fois une pos­si­bi­li­té de recours devant le juge des liber­tés et de la déten­tion qui sta­tue dans les 72 heures.

En outre, lorsqu’un indi­vi­du infec­té est inter­dit de toute sor­tie hors de son lieu de qua­ran­taine, celle-ci doit pou­voir dis­po­ser «de moyens de com­mu­ni­ca­tion télé­pho­nique ou élec­tro­nique lui per­met­tant de com­mu­ni­quer libre­ment avec l’extérieur». Sauf consen­te­ment de l’intéressé, «la mise en qua­ran­taine ou le pla­ce­ment à l’isolement ne peut se pour­suivre au-delà d’un délai de qua­torze jours» sans déci­sion du juge. Mais la mesure est appli­cable jusqu’à un mois.

Dos­sier médi­cal par­ta­gé… de force, et bases de don­nées open-bar

Mais l’ar­ticle 6 risque de bra­quer plus encore les droit-de‑l’hommistes et autres ignobles espèces de défen­seurs des liber­tés indi­vi­duelles. Car là il n’est plus fait de dis­cri­mi­na­tions pré­fé­ren­tielles entre les métro­po­li­tains et les « autres » !

Cet article de loi donne en effet la pos­si­bi­li­té au ministre de la San­té de «mettre en œuvre un sys­tème d’information aux seules fins de lut­ter contre […] l’épidémie de Covid-19» avec des don­nées «par­ta­gées». Et cela «le cas échéant sans le consen­te­ment des per­sonnes inté­res­sées». L’ur­gence sani­taire le vaut bien !

Ce dos­sier médi­cal par­ta­gé sans l’as­sen­ti­ment des « inté­res­sés » est sur­tout une manière de parer et contour­ner l’é­chec annon­cé de l’ap­pli­ca­tion« Stop­Co­vid », laquelle ne sera pas dis­po­nible en date du 11 mai, et ne devrait être ren­due publique dans les pro­chains temps que par pure vani­té natio­nale, étant don­né les blo­cages pré­vi­sibles de Google et Apple, oppo­sés à sa fonc­tion­na­li­té Blue­tooth (per­ma­nente, donc éner­gi­vore, et défaillante par nature).

Les GAFAM sou­haitent par ailleurs pri­vi­lé­gier leurs propres appli­ca­tions. Gageons sur­tout que l’ap­pli­ca­tion déve­lop­pée iso­lé­ment par la Start-up Nation ne sera adop­tée, si elle l’é­tait effec­ti­ve­ment, que par une mino­ri­té de la popu­la­tion. Ain­si qu’on l’a vu notam­ment à Sin­ga­pour, où seuls 20% de la popu­la­tion avait adop­té une appli­ca­tion similaire.

Sor­tie par la porte avec « Stop-covid », le pis­tage (ou tra­cing) revient donc par le fenêtre, mais cette fois avec le concours de l’ad­mi­nis­tra­tion et du sec­teur sani­taire, dont la rela­tion de confiance éta­blie dans le cadre du secret médi­cal, risque d’être sérieu­se­ment mise à mal… 

Plu­tôt que de tra­cing, un peu comme dans une cari­ca­ture d’État orwel­lien, on évo­que­ra un dis­po­si­tif de col­lecte d’in­for­ma­tions sur les malades (hors appli­ca­tion sur smart­phone), qui per­met­tra à des « bri­gades d’anges gar­diens » d’i­den­ti­fier les cas contacts des per­sonnes tes­tées positives.

Deux bases de don­nées: Sidep et Contact Covid, ser­vi­ront à cette fin.

Sidep pour « ser­vice inté­gré de dépis­tage et de pré­ven­tion » est une base nomi­na­tive (héber­gée par l’AP-HP) conte­nant l’intégralité des résul­tats des tests PCR réa­li­sés à par­tir du 11 mai.

La base de don­nées sera abon­dée par les labo­ra­toires et tout orga­nisme habi­li­té à réa­li­ser un test Covid-19. Sidep ser­vi­ra aus­si à la sur­veillance glo­bale de l’épidémie par les auto­ri­tés sani­taires, à par­tir de don­nées sup­po­sé­ment ano­ny­mi­sées, ain­si que le pro­pose un amen­de­ment adop­té par les dépu­tés le 6 mai.

Contact covid ser­vi­ra quant à elle aux dif­fé­rentes équipes char­gées du sui­vi des cas contacts des malades. Les méde­cins vont la ren­sei­gner depuis une appli­ca­tion qui leur est fami­lière: Ame­li­pro. Une inci­ta­tion finan­cière de 2–3 euros par patient signa­lé devait accom­pa­gner la mise en place de la pro­cé­dure. Quelques zestes de scru­pules par­mi les dépu­tés godillots LREM ont fait dis­pa­raitre le vil inté­res­se­ment du texte de loi… Avant d’y reve­nir, en conve­nant d’une consul­ta­tion chez le géné­ra­liste à 55 euros (au lieu de 25 euros, dans le sec­teur 1), dès lors que le test revien­drait posi­tif (conseils et fli­cages néces­si­tant davan­tage de temps avec le patient, selon le syn­di­cat MG France).

Pour autant, ain­si que le montre le son­dage effec­tué par le site « Legeneraliste.fr », les deux tiers des méde­cins ne comptent pas inégrer la bri­gade d« anges gar­diens » des cas contacts (char­gée de l’in­tru­sion dans l’in­ti­mi­té des patients) mise en place par le gouvernement: 

Pas plus qu’il ne consi­dèrent, a contra­rio de la com­mu­ni­ca­tion offi­cielle, que la télé­mé­de­cine puisse être un outil réel­le­ment adap­té en matière de diag­nos­tic rela­tif au covid-19:

Tou­jours est-il que c’est à par­tir de là que les « anges » de l’as­su­rance mala­die pren­dront le relais.

Dans le texte de loi, l’objectif du gou­ver­ne­ment est de pou­voir «iden­ti­fier» les «per­sonnes infec­tées par l’organisation des exa­mens de bio­lo­gie médi­cale de dépis­tage et la col­lecte de leurs résul­tats», celles «pré­sen­tant un risque d’infection» pour ensuite les orien­ter «vers des pres­crip­tions médi­cales d’isolement», «orga­ni­ser les opé­ra­tions de dépis­tage» et réa­li­ser des enquêtes épidémiologiques.

Offi­ciel­le­ment, le par­tage de don­nées médi­cales se veut tem­po­rel­le­ment bor­né. Il est d’ailleurs pré­ci­sé qu’il sera «limi­té à la durée de l’épidémie ou au plus tard à une durée d’un an à comp­ter de la publi­ca­tion de la loi», ces «don­nées col­lec­tées par ces sys­tèmes d’information» ne pour­ront «être conser­vées à l’issue de cette durée» et les «orga­nismes» qui y auront accès seront lis­tés dans un décret pris en Conseil d’État après avis de la Com­mis­sion natio­nale de l’informatique et des liber­tés (Cnil).

Mais cela vient direc­te­ment se heur­ter aux condi­tions effec­tives du res­pect du secret médi­cal, et de la  pro­tec­tion des don­nées personnelles.

La com­mis­sion natio­nale consul­ta­tive des droits de l’homme (CNCDH) a réagi à ce sujet, et s’est dite « par­ti­cu­liè­re­ment inquiète » au sujet de ces bases de don­nées extra-légales, les­quelles portent « une atteinte consé­quente au res­pect de la vie pri­vée ».

Des arran­ge­ments dou­teux, et des clauses juri­di­que­ment léo­nines, dont les consé­quences seraient rava­geuses si un tel dis­po­si­tif était pla­cé entre de mau­vaises mains éco­no­miques et poli­tiques. Sans comp­ter que de telles dis­po­si­tions sont sus­cep­tibles de vio­ler des règles consti­tu­tion­nelles, et se pla­cer en porte-à-faux avec la régle­men­ta­tion euro­péenne sur les données…

Pour éteindre un feu qui risque fort de cou­ver dans une par­tie de l’o­pi­nion publique, le Sénat a sor­ti un para­pluie juri­dique, en ajou­tant au texte la créa­tion d’un « Comi­té de contrôle et de liai­son Covid-19 », afin d’é­va­luer les dis­po­si­tifs numériques.

Cela est ren­du d’au­tant plus néces­saire que selon Oli­vier Véran, ministre de la san­té:  « Il n’y a pas de créa­tion d’un nou­veau fichier natio­nal : il y a l’utilisation d’un fichier très connu qui est le fichier de l’Assurance-maladie, qui est le fichier qui s’appelle Ame­li­pro ».

A ceci près que selon l’étude d’impact du pro­jet de loi, publiée le 2 mai: « les sys­tèmes d’information exis­tants ne per­mettent pas le recen­se­ment des cas confir­més à des­ti­na­tion d’un dis­po­si­tif de tra­cing ni de mettre en œuvre le tra­cing lui-même ».

Les bases de don­nées Sidep et Contact Covid for­me­ront donc le socle tech­nique d’un nou­veau « sys­tème d’information » spé­ci­fique à l’état d’urgence sanitaire.

C’est désor­mais près d’être aus­si cer­tain que la nuée porte l’o­rage: ce gou­ver­ne­ment pour­suit cyni­que­ment son oeuvre de mys­ti­fi­ca­tion, au moins autant qu’il est incu­rable d’inconscience.