Déjà moderne, la « gauche »

A l’é­poque, c’é­tait Jean-Marie Bockel (PS) qui déci­dait de tout : c’est par une décla­ra­tion au jour­nal L’Al­sace que le maire a infor­mé ses conseillers muni­ci­paux et ses conci­toyens en juin 2004 : «Je vous annonce un scoop. J’ai pris la déci­sion de géné­ra­li­ser le sys­tème (du vote élec­tro­nique) dans tous les bureaux mul­hou­siens pour 2007»(1). Ça tom­bait bien : les ordi­na­teurs de vote étaient for­te­ment pré­co­ni­sés par le minis­tère de l’in­té­rieur, diri­gé alors par un cer­tain Nico­las Sar­ko­zy, adepte fervent de cette tech­nique depuis 2003. Si bien que cette « moder­ni­sa­tion » de la ville de Mul­house entrait en phase avec les pro­jets de car­rière de son maire, encore éti­que­té PS. Ce qu’on appel­le­ra plus tard « la gauche moderne » pre­nait forme, concrètement.

Quand, en s’ap­puyant notam­ment sur les tra­vaux d’un groupe national(2), un col­lec­tif local a ten­té de dénon­cer le coût et les dan­gers du vote élec­tro­nique mis en place à titre expé­ri­men­tal à par­tir de 2004 dans quelques bureaux mul­hou­siens, un seul conseiller muni­ci­pal, Edouard Boe­glin, a décla­ré par­ta­ger ces inquié­tudes. Ce n’est que trois ans plus tard, en 2007, que deux élues vertes ont fini par affi­cher une oppo­si­tion caté­go­rique au nou­veau dispositif.

Quoique menées depuis plus de dix ans, les actions menées à Mulhouse(3) contre le vote élec­tro­nique n’ont pro­vo­qué qu’un inté­rêt miti­gé de la part de la presse locale tenue de relayer l’hos­ti­li­té par­fois vive d’é­lus qui sont allés jus­qu’à envi­sa­ger l’en­ga­ge­ment de pour­suites judi­ciaires à l’en­contre des contes­ta­taires. Lors des der­nières muni­ci­pales, P. Frey­bur­ger (PS), inter­ro­gé, a fina­le­ment pré­fé­ré renon­cer à sou­le­ver la ques­tion durant sa cam­pagne élec­to­rale, imi­tant en cela les hési­ta­tions et recu­lades du can­di­dat, puis pré­sident, Hol­lande sur le même sujet. L’in­ter­pel­la­tion de toutes les listes pré­sentes aux muni­ci­pales de 2014 par Le cercle Répu­bli­cain 68 n’a pas pro­duit beau­coup d’ef­fets non plus.

Il n’est plus aussi accro, Sarko

Pour­tant, avec le temps, len­te­ment, les choses évoluent.

Le 16 mars 2015, au 46ème point de l’ordre du jour du conseil muni­ci­pal de Mul­house, on pou­vait lire : « Adhé­sion de la ville de Mul­house à l’As­so­cia­tion des Villes pour le vote élec­tro­nique (AVVE) ». Force est de consta­ter qu’on est là bien loin des envo­lées moder­nistes et arro­gantes qui étaient dic­tées aux élus par le lob­by de l’in­for­ma­tique il y a une dizaine d’an­nées. Si la créa­tion subite et récente de l’AVVE n’est pas une ten­ta­tive déses­pé­rée de quelques édiles des 64 villes qui, en France, s’ac­crochent encore à leur bidule élec­tro­nique, cela y res­semble fort. Il est vrai que la démarche de ces élus n’est pas seule­ment féti­chiste, ils ont aus­si été priés, comme ils l’ont recon­nu un peu naï­ve­ment, de défendre « l’a­ve­nir des acteurs éco­no­miques de ce mar­ché ».

Il faut dire qu’il y a péril pour ces machines. Suite aux inquié­tantes défaillances consta­tées lors des élec­tions pré­si­den­tielles de 2007, un mora­toire a été déci­dé en 2008, inter­di­sant au moins pro­vi­soi­re­ment l’ex­ten­sion du nombre d’or­di­na­teurs de vote. Quant aux Etats euro­péens qui ont espé­ré mettre en har­mo­nie la démo­cra­tie élec­to­rale et les nou­velles tech­no­lo­gies, ils ont assez rapi­de­ment déchan­té. L’Al­le­magne, a même fini par inter­dire le vote électronique.

En France, un épi­sode cocasse, mais mécon­nu, devrait peser d’un cer­tain poids dans l’é­vo­lu­tion du dos­sier et des esprits : si tout le monde se sou­vient de l’hal­lu­ci­nante bataille que se sont livré Fillon et Cop­pé pour accé­der à la tête de l’UMP et des failles du sys­tème élec­tro­nique lors de la pri­maire UMP pour les muni­ci­pales pari­siennes, presque per­sonne n’a su que l’é­lec­tion de Nico­las Sar­ko­zy à la tête de son par­ti fin novembre 2014 a don­né lieu, elle aus­si, à de sérieux bugs qui auraient pu ridi­cu­li­ser une fois de plus ceux qui s’at­tri­buent tant de com­pé­tences pour sau­ver la démo­cra­tie et gou­ver­ner la France. Au point que le pré­sident de l’UMP vient de déci­der que, pour la pri­maire qu’il est tenu d’or­ga­ni­ser au sein de son par­ti avant l’é­lec­tion pré­si­den­tielle de 2017, il sera fait appel à une archaïque tech­no­lo­gie : celle des bul­le­tins papier ! L’a­depte fana­tique du vote élec­tro­nique en 2003 n’est plus aus­si accro en 2015…

Au conseil municipal de Mulhouse

Quand, au conseil muni­ci­pal de Mul­house, le 16 mars der­nier, l’« Adhé­sion de la ville de Mul­house à l’AVVE» fut abor­dé, le conseiller muni­ci­pal Jean-Marie Bockel n’é­tait déjà plus pré­sent. Il est vrai que nous ne sommes plus en 2004 ; la « moder­ni­té » du dis­po­si­tif de vote élec­tro­nique n’im­pres­sionne plus guère les foules ; en faire un trem­plin poli­tique n’est plus pos­sible, ni même utile quand on est en fin de car­rière. A l’hé­ri­tier Jean Rott­ner, donc, de se dépa­touiller seul avec cet encom­brant patri­moine. En guise de sou­tien, le maire a dû se conten­ter de l’onc­tion osten­sible et atten­drie de Jean-Marie Bockel qui, en pleine séance, avant de quit­ter la salle du conseil, est venu sur l’es­trade saluer cha­leu­reu­se­ment son successeur.

La réac­tion est venue de Dja­mi­la Son­zo­gni qui, au nom du groupe PS-EELV, a rap­pe­lé dans son inter­ven­tion l’exis­tence d’un rap­port du Sénat sur le vote élec­tro­nique, paru en avril 2014 et d’un conte­nu vrai­ment ico­no­claste pour un docu­ment venant de cette sage assem­blée. Le séna­teur Jean-Marie Bockel ne figure pas par­mi les signa­taires ; s’il ne s’é­tait pas débi­né le 16 mars der­nier, on aurait peut-être pu savoir pourquoi ?

En tout cas, les auteurs du docu­ment séna­to­rial réa­li­sé au nom de la com­mis­sion des lois sont très sévères. Ils estiment que la sin­cé­ri­té et le secret des scru­tins n’est pas assu­ré avec les machines à voter, allant jus­qu’à évo­quer l’exis­tence de cer­taines tech­niques de fal­si­fi­ca­tion connues de tous. L’art de tra­fi­quer « les machines à voter et à tri­cher » est en effet en accès libre sur la toile : voir par exemple le blog per­so de Miguel J, où l’on décrit la démarche à suivre pour pira­ter un ordi­na­teur de vote.

Consta­tant que pour de mul­tiples rai­sons « cette inno­va­tion n’a pas pros­pé­ré », les séna­teurs demandent la pro­lon­ga­tion du mora­toire mis en place à par­tir de 2008. Ce qui revient, à terme, à faire dis­pa­raître ce dis­po­si­tif. Il « repré­sente une charge impor­tante pour les com­munes », sou­ligne par ailleurs le rap­port. Une étude belge est plus directe et claire dans sa for­mu­la­tion : elle a éva­lué le coût du dis­po­si­tif élec­tro­nique de vote comme étant trois fois supé­rieur à celui du dis­po­si­tif papier.

Quand le maire a mis aux voix le prin­cipe de l’adhé­sion à l’AVVE (moyen­nant une coti­sa­tion annuelle de 300 euros), le groupe d’op­po­si­tion PS-EELV s’est pro­non­cé contre, tan­dis que le groupe majo­ri­taire a voté una­ni­me­ment pour, se conten­tant de regret­ter que le rap­port séna­to­rial ait été rédi­gé sans concer­ta­tion avec les com­munes uti­li­sa­trices du vote élec­tro­nique. C’est sans doute par excès de modes­tie que le séna­teur Bockel, sur place, n’a pas osé défendre face à ses col­lègues la belle réus­site de la ville de Mul­house en la matière ?… Et est-ce que les enquê­teurs du Sénat auraient appris grand-chose en inter­ro­geant ces élus sot­te­ment agrip­pés au rui­neux matériel(4) acquis suite à un dou­teux cal­cul de l’an­cien maire ?…

Et com­ment auraient réagi les socia­listes mul­hou­siens s’ils avaient été audi­tion­nés par la com­mis­sion séna­to­riale ? Confu­sé­ment et contra­dic­toi­re­ment comme l’a fait P. Frey­bur­ger lors des der­nières élec­tions muni­ci­pales, ou lors­qu’il res­tait dans l’ombre de Bockel avant 2007 ? Ou en se déro­bant comme l’a fait Hol­lande une fois élu ? Ou clai­re­ment et avec déter­mi­na­tion comme l’a fait le séna­teur PS des Hauts-de-Seine, Phi­lippe Kal­ten­bach, qui vient de dépo­ser pour la deuxième fois en un an une pro­po­si­tion de loi pour inter­dire les machines à voter ?…

Le 24 mars 2015

B. Schaef­fer

  1. En lisant la quin­zaine d’ar­ticles consa­crés à ce sujet dans la revue élec­tro­nique « Klapp’ 68 », vous pour­rez recons­ti­tuer l’his­toire du vote élec­tro­nique à Mul­house pen­dant 18 mois, éta­lés sur les années 2007 et 2008, cor­res­pon­dant à la période de paru­tion de ce bul­le­tin en ligne qui se pré­sen­tait comme « l’hé­ri­tier de l’i­noxy­dable  «Klap­pers­tei 68», organe cen­tral de la contre-infor­ma­tion cor­ro­sive et sati­rique alsa­cienne », por­té par Jean-Pierre Sallent dans les années 70.

  1. Ce groupe natio­nal – ordi­na­teurs de vote – dis­pose encore aujourd’­hui d’un site (http://www.ordinateurs-de-vote.org/) où toutes les ques­tions pra­tiques, tech­niques et poli­tiques concer­nant le vote élec­tro­nique sont détaillées et sui­vies régulièrement.

  1. A part Mul­house, en Alsace, seule Rie­di­sheim est aus­si concer­née par le vote élec­tro­nique ; mais à notre connais­sance, il n’y a pas eu d’ac­tion contre ce dis­po­si­tif par des citoyens mécon­tents de cette com­mune. Wint­zen­heim fait par­tie de ces villes qui ont fait usage pen­dant quelques temps des machines à voter, et qui, face aux dif­fi­cul­tés, ont sage­ment déci­dé de reve­nir au vote papier.

  1. Dans son cal­cul poli­tique, Jean-Marie Bockel a « oublié » le cal­cul finan­cier : il a fait ache­ter les machines par la ville, là ou d’autres se sont conten­tés de les louer. En l’ab­sence de trans­pa­rence, il n’a jamais été pos­sible de connaître le mon­tant exact payé par le contri­buable mul­hou­sien qui doit finan­cer aus­si la main­te­nance et les contrôles tech­niques avant chaque élection.

Sou­li­gner par l’ac­tion les tares du vote élec­tro­nique et les limites de la démo­cra­tie élec­to­rale ne peut pas faire de mal. Ne man­quez pas de lire

un deuxième article intitulé :

(2) Vote élec­tro­nique : poli­ti­que­ment cor­rect exigé !