En Alsace comme ailleurs, le pou­voir, désta­bi­li­sé, uti­lise l’in­ti­mi­da­tion pour remettre de l’ « ordre ». Les appa­reils poli­ciers et judi­ciaires sont sol­li­ci­tés, voire ins­tru­men­ta­li­sés. Les sous-fifres locaux et muni­ci­paux peuvent aus­si être appe­lés à rendre des ser­vices dans cette bataille que mène le pou­voir contre les rebelles à la loi Travail.

Les six de Haguenau

Six syn­di­ca­listes sont pour­sui­vis dans le Bas-Rhin. Quatre de la CGT, un de FO et un des Soli­daires. Avec 150 à 200 per­sonnes, ils avaient par­ti­ci­pé le 19 mai 2016 au blo­cage d’un rond-point à Hague­nau à l’ap­pel de cinq orga­ni­sa­tions syn­di­cales et de col­lec­tifs d’é­tu­diants et lycéens. Le contexte, tout le monde le connaît : le mou­ve­ment social contre la loi tra­vail est alors enga­gé depuis plus de deux mois et M. Valls venait de dégai­ner une pre­mière fois le 49.3, tan­dis que plu­sieurs orga­ni­sa­tions et fédé­ra­tions syn­di­cales appe­laient à par­ti­ci­per à un blo­cage de l’économie.

Depuis début juin, l’ap­pa­reil judi­ciaire se fait plus qu’in­sis­tant en soup­çon­nant notam­ment ces six mili­tants « d’a­voir com­mis ou ten­té de com­mettre l’infraction d’organisation d’une mani­fes­ta­tion sur la voie publique sans décla­ra­tion, entrave à la cir­cu­la­tion des véhi­cules sur une voie publique ».

Six indi­vi­dus sont visés pour être trai­tés dif­fé­rem­ment que l’en­semble d’un groupe qui agis­sait soli­dai­re­ment ; de plus, le com­bat mené est légi­ti­mé par des cen­taines de mil­liers d’autres per­sonnes enga­gées dans tout le pays et approu­vé par une forte majo­ri­té de Fran­çais : il y a là de quoi confé­rer aux pour­suites judi­ciaires un carac­tère par­ti­cu­liè­re­ment incon­gru. Et même futile si on s’en tient aux accu­sa­tions mises en avant : a‑t-on déjà vu une mani­fes­ta­tion, même décla­rée, faci­li­ter « la cir­cu­la­tion des véhi­cules sur la voie publique » ?!

Mais l’incongruité et la futi­li­té ont ici leur uti­li­té : ceux d’en haut s’en servent pour orches­trer une cam­pagne d’in­ti­mi­da­tion qui, espèrent-ils, sus­ci­te­ra suf­fi­sam­ment de crainte pour que l’ « ordre » revienne. Un « ordre » qui soit com­pa­tible avec leurs inté­rêts, bien sûr. Illus­tra­tion : le MEDEF-Alsace, qui a dans son col­li­ma­teur FO et la CGT, vient d’en rajou­ter une couche en rap­pe­lant qu’il a por­té plainte contre divers « agis­se­ments » et qu’il n’ac­cepte pas que des « auteurs d’actes illé­gaux ne soient pas inquié­tés ».(1)

Des doigts d’hon­neur et un doigt brisé

Dans le Haut-Rhin on assiste à un scé­na­rio comparable.

La police, en civil, a pro­cé­dé à l’ex­trac­tion mus­clée d’un mili­tant de « Nuit debout » des rangs de la manif mul­hou­sienne du 17 mai, auto­ri­sée celle-là, mais où l’i­ti­né­raire ris­quait d’être modi­fié sous l’ef­fet d’une tem­pé­ra­ture sociale qui avait un peu mon­tée. Dans leurs tour­noie­ments affo­lés, les matraques des forces de « l’ordre » ont alors bri­sé au pas­sage le doigt d’un syn­di­ca­liste qui ten­tait de s’in­ter­po­ser pour pro­té­ger le mili­tant de « Nuit debout ». Lequel s’est défen­du par… un doigt d’hon­neur, assor­ti d’un pro­pos qui va avec, immé­dia­te­ment inter­pré­tés comme un outrage grave aux forces de l’ « ordre ». Bien que dépi­té à l’i­dée de devoir payer seul pour tous les mani­fes­tants, le « Nuit­de­bou­tiste » a recon­nu son doigt debout.

Dans ces condi­tions, il pou­vait rele­ver d’une pro­cé­dure sim­pli­fiée, dite de « conci­lia­tion ». Sim­pli­fiée, et aux effets qui devaient être légers, pen­sait-on. Légers comme l’ont été les rares inci­dents consta­tés lors des mani­fes­ta­tions orga­ni­sées contre la loi Tra­vail à Mul­house qui, de ce point de vue, fait figure d’ex­cep­tion par­mi les grandes villes. Une excep­tion qui s’ex­plique en grande par­tie par les efforts déployés par quelques mili­tant-e‑s, syn­di­ca­listes et membres de « Nuit debout ».

Des efforts qui ne peuvent évi­dem­ment pas être pris en compte par le pou­voir dans le cadre d’une cam­pagne d’in­ti­mi­da­tion et de mise au pas. Une telle cam­pagne doit s’ap­pli­quer sans nuance, par­tout et sys­té­ma­ti­que­ment. Quand une seule per­sonne trinque pour l’exemple, c’est encore mieux aux yeux de déci­deurs désta­bi­li­sés par une contes­ta­tion dont ils ne voient pas la fin. C’est aus­si pour eux l’oc­ca­sion de « démon­trer », et de se convaincre, que cette contes­ta­tion est très mino­ri­taire. Lors de la ren­contre de « conci­lia­tion », le pro­cu­reur s’est mon­tré intrai­table en refu­sant d’en­vi­sa­ger une peine moins lourde et moins pro­vo­cante que celle du « stage de citoyen­ne­té », à finan­cer par l’ac­cu­sé (300 euros). C’é­tait évi­dem­ment inac­cep­table pour le mili­tant de Nuit debout, qui a opté pour un pro­cès pro­gram­mé début octobre(2).

Vous avez dit « stage de citoyen­ne­té » ?

Dans son prin­cipe, comme dans l’u­sage qui peut en être fait, ce dis­po­si­tif mérite d’être mieux connu : il y a plus d’un an, en mars 2015, le conseil muni­ci­pal de Mul­house a signé une conven­tion avec divers par­te­naires pour la mise en place de ces « stages de citoyen­ne­té » (Voir ici le pro­jet de déli­bé­ra­tion du conseil muni­ci­pal consa­cré à ce sujet).

En dépit de sa per­ver­si­té idéo­lo­gique, le pro­jet de pro­to­cole n’a guère per­tur­bé les élus mul­hou­siens. Ils l’ont adop­té qua­si­ment sans réserve, per­sua­dés d’être sur le « bon » che­min péda­go­gique et moral. Par ses clauses, il rend notam­ment le maire de Mul­house et le Pré­sident de M2A co-res­pon­sables du conte­nu de la for­ma­tion des « stagiaires ».

Les édiles s’at­tri­buent ain­si à bon compte un sta­tut de per­son­na­li­tés irré­pro­chables. D’autres « auto­ri­tés » feront aus­si valoir leur concep­tion de la morale (poli­tique) dans ces stages, ain­si que quelques asso­cia­tions (pour l’ins­tant, le MEDEF-Alsace n’en fait pas par­tie…). Sous le « contrôle » du pro­cu­reur, les voi­là inves­tis d’une infailli­bi­li­té papale, en situa­tion de don­ner des leçons à ceux qui n’au­raient pas com­pris que les choix poli­tiques des élus sont tou­jours géniaux.

On sait que s’il devait expli­quer à des « sta­giaires » rebelles le bien fon­dé de la loi Tra­vail, le pré­sident de M2A et séna­teur UDI du Haut-Rhin, J.M. Bockel, serait d’une grande sub­ti­li­té : il y a quelques jours, il s’est en effet féli­ci­té bruyam­ment d’a­voir voté au Sénat, avec ses col­lègues de droite et du centre, une loi Tra­vail qu’ils ont encore alour­die d’a­men­de­ments ultra­li­bé­raux. Il est allé jus­qu’à pré­tendre que le texte ain­si modi­fié devrait « redon­ner espoir à des mil­lions de chô­meurs ».(3)

Bref, le séna­teur et péda­gogue paten­té des « stages citoyens » fait car­ré­ment un bras d’hon­neur à tous les syn­di­ca­listes et mili­tant-e‑s de Nuit debout qui se sont mobi­li­sés ces der­niers mois.

Est-ce qu’un bras d’hon­neur ne serait pas, au même titre qu’un doigt d’hon­neur, un outrage qui jus­ti­fie­rait une sanc­tion édu­ca­tive ?… Mais à quoi bon ?… Le cas Bockel est désespéré.

Le 11 juillet 2016,

B. Schaef­fer

(1) « L’Al­sace » du 9 juillet 2016.

(2) En toute rigueur, il aurait fal­lu pro­po­ser éga­le­ment ce « stage de citoyen­ne­té » à quelques uns des auto­mo­bi­listes qui sont pas­sés le 18 mai à proxi­mi­té de la cen­taine de poli­ciers mobi­li­sés devant leur com­mis­sa­riat pour dire « Stop à la haine anti-flic ». En effet, pour reprendre une for­mule mignonne parue dans les deux quo­ti­diens locaux (voir ici l’ar­ticle paru dans les DNA du 19 mai 2016), les auto­mo­bi­listes en ques­tion ont « levé un autre doigt que le pouce » à l’a­dresse des forces de l’ « ordre », pour­tant occu­pées en l’oc­cur­rence à une acti­vi­té des plus pai­sibles. Qu’a fait la police ?… Qu’a fait la jus­tice ?… Rien ! Même le MEDEF-Alsace a fait preuve en l’oc­cur­rence d’un inex­cu­sable laxisme : il n’a rien demandé !…

(3) DNA du 3 juillet 2016. Même la CFDT-Alsace n’ose plus pro­fé­rer de pareilles fadaises : sa secré­taire géné­rale elle même a recon­nu dans une inter­view accor­dée à L’Alterpresse68 que la loi El Khom­ri n’est pas faite pour com­battre le chômage.

Un autre cas de mili­tant-e‑s mena­cé-e‑s à Strasbourg :

Après la mise en ligne du pré­sent article, nous avons décou­vert dans la revue stras­bour­geoise « La Feuille de chou » d’autres cas de mili­tant-e‑s mena­cé-e‑s suite aux mani­fes­ta­tions contre la « Loi Tra­vail » en Alsace. A lire en sui­vant le lien :

Sou­tien à Burak Sayim et à tou-te‑s les mili­tant-e‑s qui subissent la répres­sion.

En sou­tien, une péti­tion est en ligne.

Voir aus­si : Vent debout contre la répres­sion | antiREP

Ce texte se veut une réflexion sur la forme par­ti­cu­lière de répres­sion du mou­ve­ment social actuel, sur la néces­si­té d’en cer­ner la forme et les enjeux et d’y appor­ter une réponse poli­tique et collective

Extraits :

(…) Nous devons la (cette répres­sion ciblée) rendre visible, par tous ses aspects, vio­lence poli­cière, juri­dique et média­tique, nous devons la docu­men­ter, mettre nos res­sources en com­mun, pour per­mettre à d’autres, cher­cheurs, mili­tants, jour­na­listes de l’analyser. Nous devons affir­mer qu’aucun gou­ver­ne­ment ne peut se pré­va­loir de se dire démo­cra­tique s’il tente de faire dis­pa­raitre un mou­ve­ment social en uti­li­sant un arse­nal mili­taire et des mesures anti­ter­ro­ristes à l’encontre de sa popu­la­tion civile (…).

La répres­sion dont nous sommes l’objet est poli­tique, elle n’est pas tech­nique. Elle est glo­bale, elle n’est pas anec­do­tique. Elle est le pro­duit cohé­rent et réflé­chi d’une volon­té gou­ver­ne­men­tale de faire taire par la vio­lence, sym­bo­lique ou phy­sique, toute popu­la­tion qui s’oppose à sa loi. En tant qu’objet poli­tique nous devons lui appor­ter une réponse poli­tique, nous doter d’objectifs et de reven­di­ca­tions collectives.

Et sur la page : http://antirep.temporaires.net/ vous trou­ve­rez d’autres textes signa­lant notam­ment l’exis­tence d’un « Obser­va­toire des pra­tiques poli­cières », mis en place par plu­sieurs col­lec­tifs et asso­cia­tions qui sou­haitent recen­ser et infor­mer sur les vio­lences poli­cières. Sur une autre page, on demande une amnis­tie, c’est à dire l’a­ban­don des pour­suites, pour tous les incul­pés suite au mou­ve­ment social anti loi travail.