La CGT est fortement secouée par les « affaires » Thierry Lepaon qui a été contraint à démissionner. Pourtant, la crise que traverse la CGT ne trouve pas son origine dans cet épisode, il n’en a été que le déclencheur. Georges Séguy et Louis Viannet qui ont réclamé à cors et à cris la démission de leur successeur devraient s’en souvenir. Car le départ de Lepaon ne règlera en rien les problèmes auxquels la première centrale syndicale française est confrontée.
La première alerte d’une crise qui agite l’organisation s’est manifestée lors du départ de Bernard Thibault qui a été confronté à de multiples obstacles pour organiser sa succession. Voulant imposer son choix de son successeur, il s’est cassé les dents sur les organisations de la CGT qui sont totalement allergiques au « fait du prince ». Cette sortie ratée de Bernard Thibault est totalement conforme aux difficultés qu’il a rencontrées, durant les 14 années de son mandat, pour entamer les vraies réformes dont la CGT avait besoin.
Certes, avec une certaine habileté à utiliser les médias, il a modifié l’image de la CGT, en sur-interprétant le rôle de « sphinx » qu’on lui a construit et il a pu éviter de devoir résoudre des situations conflictuelles internes… C’est ainsi qu’il a pu « tenir » l’organisation qui tanguait pourtant de toute part comme les militants de la confédération ont pu s’en rendre compte de l’intérieur. Il faut reconnaître qu’il a hérité d’une situation, lors de son élection en 1999, qui était déjà fortement dégradée.
Trois grands défis qui n’ont pas été relevé
- UNE NOUVELLE STRAGEGIE REVENDICATIVE
La CGT est historiquement inscrite dans une logique de « radicalité » par rapport au système capitaliste. Ce qui ne l’a pas empêché de faire preuve de réalisme quand il le fallait pour obtenir des avancées sociales dans le cadre de compromis avec les pouvoirs. Or, la société, et avec elle les salariés, a profondément changé. La crise systémique, les modifications dans le procès de production, le bouleversement du salariat, l’extension de la précarité, la casse de grands bastions industriels… a aussi une influence sur la capacité d’action des syndicats.
On peut, un certain temps capitaliser comme l’a fait la CGT des années 1990 à 2000, sur le mécontentement, la colère, pour organiser des luttes. Mais la dimension protestataire du syndicalisme est devenue insuffisante pour des nouvelles générations de salariés qui ont le sentiment qu’ils ne bénéficieront plus des statuts sociaux actuels. La CGT l’a bien compris et se présentait comme le syndicalisme alliant protestation et propositions. Or, c’est sur ce dernier point que cela achoppait… Faire des propositions signifiait, pour les organisations de la CGT, d’aller sur le terrain de la négociation, d’oser définir un nouveau contrat social. Consciente de cela, elle lança dès 2006, le concept de « Sécurité sociale professionnelle et nouveau statut du travail salarié ». Une réelle nouveauté qui devait assurer chaque salarié d’une « sécurité » dans tous les aléas d’une vie professionnelle : emploi, formation, maladie, retraite… Devant les réticences principalement des fédérations qui craignaient que les conventions collectives (dont elles sont les seules gestionnaires sans que la confédération ne s’en mêle) puissent être remises en cause, Bernard Thibaut a reculé et cette stratégie revendicative véritablement innovante n’a jamais débouché sur des propositions concrètes.
La CGT a ainsi laissé ce terrain totalement libre à la CFDT qui s’y est largement engouffrée et capitalise un certain succès sur une politique syndicale qui est pourtant loin de satisfaire l’ensemble du salariat et qui acte trop aimablement la liquidation d’acquits qui structurent le modèle social français. Quant à la « radicalité » que la CGT continue d’afficher, elle lui est contestée par SUD d’une part, par Force Ouvrière d’autre part.
Cette absence de stratégie perturbe les syndicats CGT qui ont le sentiment de devoir affronter seuls des situations sociales difficiles et dures… et son amenés à définir leur propre orientation CGT… On pourrait ironiser en considérant qu’il y a autant de « lignes CGT » que d’organisations dans la confédération si tout cela n’avait pas un effet négatif sur l’ensemble du syndicalisme français.
- REFONDER LE RAPPORT ENTRE LE SYNDICALISME ET LA VIE POLITIQUE
Si la période d’avant-crise avait bien séparé le rôle de chacun, syndicalisme et politique, dans la société française, le développement actuel voit les frontières devenir plus floues. Pour autant, la spécificité de chaque type d’organisation ne disparaît pas, mais ce qui était leur fonction particulière perd son caractère absolu. La CGT a abordé cette question en tentant de clarifier ses rapports principalement avec le Parti Communiste français. Ce qui fut fait par des actions symboliques comme celle de ne plus siéger dans les instances de direction du PC, mais cela est un peu court pour refonder le rapport du syndicalisme avec la politique. Quand certaines organisations de la CGT proposèrent à la Confédération de rédiger un « projet de société » propre à la CGT, document fondateur d’un rapport nouveau avec toutes les forces politiques aptes à gouverner, elles essuyèrent un refus net. Manifestement l’analyse ancienne des rapports entre la CGT et la politique subsistait au-delà de la prétendue « subordination » au PC.
Cela a conduit la CGT à afficher une « indépendance » à l’égard du politique qui relevait de plus en plus de la neutralité… ce que la droite au pouvoir a su habilement exploiter lors des grandes réformes qu’elle a imposé aux salariés.
Cette absence de « projet de société » a été particulièrement préjudiciable lors de la réforme des retraites : la mobilisation contre le projet du gouvernement a été forte mais devant l’absence d’alternative, la lutte dans laquelle la CGT avait joué un rôle éminent se solda par un échec.
- REVOIR L’ORGANISATION DE LA CGT ET LES POUVOIRS EN SON SEIN
Depuis longtemps un constat s’impose : l’organisation de la CGT ne correspond plus à l’organisation contemporaine du travail. Les fédérations de métiers gèrent des conventions collectives qui n’assurent plus que les salariés en CDI. Or, une majorité d’entre eux ne relèvent plus de ce statut et ne se retrouvent plus dans les structures des syndicats. Les organisations territoriales de la CGT, dominées par les Unions départementales, ne correspondent plus aux formes décentralisées de la société française. Les structures régionales de la CGT sont des structures secondaires… alors que c’est au niveau des régions que de plus en plus de problématiques liées au travail et à ses conditions, se règlent. Quant aux structures les plus proches des salariés, les Unions locales, elles ne disposent pas des moyens nécessaires. Tout le monde convient de ces dysfonctionnements…
Mais changer signifie la disparition de certaines structures, l’émergence d’autres… les dirigeants en place restaient accrochés au statu quo. Il aurait fallu oser affronter des résistances internes, passer outre certaines oukases de grandes fédérations ou d’Unions départementales influentes : ce courage, Bernard Thibaut ne l’a pas eu… Aucune réforme organisationnelle n’est intervenue durant ces quatorze années.
Plus grave : la réforme de la « maison confédérale » qu’il fallait entreprendre s’est soldée par un désastre dont les affres actuelles de la succession sont le cruel et implacable révélateur. Pourquoi ? Peu à peu un processus déjà engagé sous Louis Viannet a débouché sur une forme « présidentielle » de direction de la CGT. Le Bureau confédéral, censé être l’organe de direction opérationnelle, dont chaque membre animait un secteur d’activité de la Confédération, avec une équipe de militants expérimentés, perdit de son autorité. Les membres du Bureau confédéral suivent dorénavant des « dossiers », les secteurs d’activités n’avaient plus de dirigeant élu et étaient livrés à eux-mêmes… On connaît peu la richesse intellectuelle et le dévouement exemplaire d’une nuée de militantes et militants formulant, dans l’anonymat, des analyses, idées et propositions sur toutes les questions sociétales que les membres du Bureau confédéral et le secrétaire général rendaient ensuite publiques.
La « présidentialisation », nouvelle gouvernance de la CGT
Tout cela fut remis en cause : le secrétaire général décida de réunir autour de lui quelques experts, certes syndicalistes, mais qui n’avaient aucun mandat de l’organisation. C’était une sorte de cabinet qui doublait le Bureau confédéral dont l’intérêt diminua de plus en plus. Les rares membres qui s’en offusquaient étaient assez vite mis au pas sous la menace de perdre leur « dossier » à suivre. Evidemment, les membres du « cabinet » n’avait de compte à rendre qu’au secrétaire général alors que les membres du Bureau confédéral devait faire état de leur bilan à chaque réunion du comité confédéral national ou de la Commission exécutive. Ainsi le Bureau confédéral perdit aussi son rôle « formateur » qui permettait à des militantes ou militants à formation modeste d’acquérir des connaissances leur permettant de rivaliser avec les meilleurs experts patronaux ou gouvernementaux.
D’habitude, la candidature du ou de la future secrétaire général(e) se discutait longuement à l’avance avec les organisations de la CGT, également, il faut le dire, avec les partis de gauche. Si la transparence n’était pas toujours de mise, le consensus était indispensable et évitait à l’organisation une crise de succession.
Cette manière de procéder fut abolie… sans pour autant mettre un dispositif autre en place qui permettait d’arriver à un consensus sur une candidature avant le congrès. Au profit d’une désignation du successeur par le sortant… ce qui est totalement contraire à la culture de la CGT. Ainsi, la personne apte à occuper le poste de secrétaire général qui devait être élue au dernier congrès fut l’objet d’un débat interne terrible, d’affrontements personnels, d’intrigues multiples, de recherches d’alliances à nature suspecte, bref une foire d’empoigne… Le débat sur l’orientation et l’action de la CGT était réduit à peau de chagrin.
Cette incapacité du secrétaire général sortant à mettre en place un processus de désignation acceptable par l’organisation fut le point d’orgue de l’affaiblissement de la première organisation syndicale française. Elle trouve avec la sortie de Thierry Lepaon non pas une fin, mais une nouvelle péripétie. Déjà les parquets de Montreuil sont rayés par les dents des ambitieux qui veulent se placer et depuis quelques mois déjà, les couloirs s’agitent, les commentaires acides se distillent… Les informations qui ont été livré aimablement au Canard Enchaîné faisaient partie de l’opération qui verra peut être le secrétaire général d’une grande fédération du privé devenir le secrétaire général par intérim en espérant le rester au prochain congrès.
Mais, faute de s’attaquer à une reconstruction de la CGT sur des bases nouvelles correspondant aux attentes d’un salariat de plus en plus en souffrance, le poste de secrétaire général risque de conserver son caractère précaire affaiblissant la voix du syndicat. Et personne, vraiment personne, ne peut se réjouir de cette situation.
Michel Muller
Une analyse intelligente de la CGT sur http://www.regards.fr/web/article/la-cgt-joue-son-devenir-et-pas
Le paon avait souligné la dichotomie territoire et fédération, la fédération (quelle qu’elle soit) vivant loin du territoire. Finalement, le divorce au sein de la cgt couve depuis un moment. Il n’y a qu’à voir comment les patrons de fédérations virent leurs salariés. De plus, les fédérations concentrent les moyens alors que ce sont les unions locales qui gèrent les situations individuelles (prud’hommes, manifs, soutien aux salariés, aux sans-papiers). Ceux qui ont le pouvoir sont à Montreuil, laissant des déserts syndicaux…