4. L’autonomie a une légitimité
J’en viens pour ces raisons à cette affirmation : l’autonomie, en tant qu’idée politique, est tout à fait recevable et aussi légitime qu’une autre.
La condamnation des revendications de régionalisme ou d’autonomisme, prend une signification autre en Alsace qu’en Bretagne ou en Corse car s’y mêle d’évidence d’autres enjeux et d’autres sentiments, en l’occurrence la germanophobie née de la concurrence territoriale sur le Rhin.
On a le sentiment que l’histoire nous ressert par bouffées régulières les mêmes plats, ainsi l’idée d’un ennemi intérieur, en cheville avec l’ennemi extérieur, comme en cette fin de XIXè siècle français, où Zeev Sternhell situe le berceau du fascisme européen, et dont le capitaine Dreyfus, juif (et alsacien !) fit les frais. Sternhell (…) affirme que la France est le foyer d’une quatrième droite : “une droite révolutionnaire, voulant détruire la société libérale”. Une droite née des anti-Lumières, violemment opposée aux “Lumières franco-kantiennes”, qui ne croit plus à un retour à l’Ancien Régime, mais appelle à un ordre nouveau, fondé sur un nationalisme agressif et racialiste, que Maurice Barrès décrira par la formule “la terre et les morts”, dans laquelle Sternhell voit l’équivalent et la préfiguration du Blut und Boden nazi (le sang et le sol).
Pour Michel Winock, c’est dans le “bouillonnement créé par l’antisémitisme de masse, le boulangisme, les ligues anti-dreyfusardes, que Zeev Sternhell entend fixer les origines françaises du fascisme”.
On retrouve cet ennemi « extérieur » quand le Parti de Gauche considère la réforme territoriale du gouvernement Valls comme un alignement docile sur l’organisation des Länder allemands sur injonction de l’Europe à la botte de la teutonique chancelière. Pourrait-il y voir autre chose, sinon à étaler au grand jour son héritage centralisateur ?
Les Länder sont le fruit de l’histoire de l’Allemagne, et ils sont irréguliers au possible (de très petits et de très grands : la Sarre, c’est deux fois moins d’habitants que l’Alsace), et invoquer un calque imposé la chancelière Merkel participe de la désignation d’un bouc émissaire qui disculpe à bon compte nos décideurs nationaux.
Au demeurant, les restructurations occasionnelles y sont soumis à referendum, comme le veut aujourd’hui la charte européenne de l’autonomie locale, tel que celui qui eut lieu en 1952 sur le regroupement du Bade et du Würtemberg (le grand-duché du Baden-Würtemberg était une création de … Napoléon 1er !)
La récente sortie de Jean-Luc Mélenchon à l’adresse d’une euro-députée allemande, la traitant de « caricature de « boche » de bande dessinée », locution qu’on peut réduire sans trahir son esprit à « boche » tout court, est révélateur de ce trait rémanent de la mentalité française, une germanophobie aussi profondément ancrée que sourde et inconsciente.
Il est également l’auteur d’un mot surprenant, lui aussi lourd de sens.
Etant tombé lors de la lecture de l’ « Histoire d’Alsace » de François Waag sur une citation que l’auteur attribuait à Jean-Luc Mélenchon, j’ai été saisi d’un soupçon immédiat sur l’authenticité, sinon sur l’exactitude de la phrase que l’auteur attribuait à ce dernier. Mes doutes se fondaient sur le fait que cet historien était régionaliste et donc, de par nature et en vertu de mes vieux réflexes acquis, forcément sujet à caution et enclin à partialité.
La citation était censée apparaître dans le discours de Jean-Luc Mélenchon prononcé lors du meeting Front de Gauche du 3 avril 2013 à Mulhouse auquel je n’étais pas présent. J’ai donc vérifié sur la vidéo du meeting en question, tenu pour soutenir l’appel à voter « non » au referendum sur le projet de Conseil Unique d’Alsace et auquel je n’avais pas assisté, un peu, je dois le dire, par crainte d’entendre des choses de cette nature, mais néanmoins pas une telle énormité.
Car la citation était exacte : au bout de quelques minutes, Jean-Luc Mélenchon, après avoir évoqué les « arguments minables » de la droite régionale en faveur du « oui» – les Verts, rappelons-le, y étaient favorables, le PS divisé -, a bel et bien prononcé la phrase en question : « L’Alsace, … terre pour laquelle sont morts des millions de Français ».
On imagine que Jean-Luc Mélenchon fait allusion à la première guerre mondiale. Ces morts, outre qu’ils l’auraient été plus volontiers dans leur lit que dans la boue des tranchées, ont été au nombre de un million 397000 très exactement, ce qui rend le recours au pluriel quelque peu abusif.
Autre problème : à la demande de qui ont-ils accompli ce sacrifice ? Pas des Alsaciens, en tout cas. Ceux-ci, quel que soit leur sentiment, redoutent un conflit dont ils savent qu’ils seront en première ligne et leurs députés unanimes conjurent les Etats français et allemands de renoncer à la guerre.
A l’examen objectif de l’état d’esprit qui règne en Alsace à la veille du conflit, force est de constater qu’on est loin des images d’Epinal selon lesquelles les habitants de la région annexée auraient attendu pendant un demi-siècle, un fanion tricolore cachée dans la poche, l’heure tant attendue de la délivrance.
A la veille de la guerre, la plupart des Alsaciens (ceux d’une deuxième génération d’après l’annexion, mais y compris des anciens, nés français) se sont accommodé de leur nouvelle nationalité et se sentent plutôt bien en tant qu’allemands, dont les ouvriers, qui bénéficient alors d’une protection sociale sans pareille en Europe. En outre – les Allemands ayant mis le « paquet », un peu à l’instar de ce qui se produisit en Allemagne après 45 pour la transformer en vitrine de l’Occident face au camp socialiste, la région connaît dans la période 1871–1914 un développement indéniable en termes d’économie et d’infrastructures[i].
Ce que les Alsaciens applaudissent en 18, au passage des troupes françaises, c’est avant tout la fin de la guerre et … le retour du pain ! Rappelons que la famine provoquée par le blocus anglais et maintenu jusqu’à la signature du Traité de Versailles a fait en Allemagne – et donc en Alsace – près de 800 000 victimes.[ii]
La phrase de Mélenchon implique que la guerre a été voulue par la France, ce qui va à l’encontre de l’idée dominante qu’elle y aurait été contrainte par l’agression du militarisme allemand. En soi, l’aveu est intéressant, car il s’agit bien d’un affrontement d’impérialismes, sauf que s’y ajoute explicitement le fait que cette guerre a été menée pour une « grande et noble cause », en l’occurrence la reconquête des provinces « filles » de la France perdues, alors que cet objectif est secondaire pour l’état-major français de 14, donc que non seulement elle n’a pas été la plus absurde de toutes les guerres, mais qu’il fallait impérativement la mener.
En affirmant cela, Jean-Luc Mélenchon se retrouve de fait dans la filiation de l’ultra –nationaliste, boulangiste et anti-dreyfusarde Ligue des Patriotes de Déroulède, Bazin et autres Barrès (disciple de Renan), et avec laquelle fricoteront les « patriotes » alsaciens, icônes de l’Alsace française tels que Hansi, Pierre Bucher, Zislin, et l’abbé Wetterlé.
L’affirmation implique également que l’Allemagne (ainsi que l’Autriche-Hongrie) vaincue ne porte pas à elle seule la responsabilité du conflit comme le voudrait le traité de Versailles, et que la France devient de ce fait co-responsable de l’accession au pouvoir du nazisme en ayant contribué à la création, en Allemagne, du sentiment d’humiliation et d’injustice qui en a fourni le terreau.
Traîne aussi, lancinante, une sorte de leçon de morale : comment osent-ils, ces Alsaciens, face à ces « millions » de morts pour eux, revendiquer quoi que ce soit qui ressemble aux yeux de Mélenchon à un particularisme rempli de dangers sécessionnistes ? Comme si le sacrifice de ces « millions » interdisait à jamais une quelconque revendication portant sur la gestion en région des affaires la concernant.
Quant à la construction de l’affirmation, il suffit de substituer à « Alsace » les termes d’Indochine ou d’Algérie, ajuster le nombre des morts (français) lors de ces guerres coloniales et l’on comprend mieux le mécanisme de la pensée : le simple fait que des soldats français soient morts pour un territoire en légitimerait la possession par la France.
Outre qu’on a du mal à retrouver l’esprit de Jaurès dans tout ça, ce ne sont pas là les meilleures bases pour bâtir une autre France, plus critique sur son histoire et plus respectueuse de ses composantes, dont celles qui sont susceptibles d’être des clés dans une construction européenne dont l’invocation, au-delà de la dénonciation de l’Europe du grand capital, reste sans contenu réellement alternatif. Et le doute est permis sur la sincérité à cet égard de ceux qui manient encore des vocables comme celui de « boche ».
L’Europe qui reste pour l’Alsace la manière de sortir par le haut des bouleversements historiques et culturels qu’elle a traversés, dont la mémoire y est toujours vive et qu’un coup de gomme gouvernemental n’arrivera pas à effacer, bien au contraire.
Daniel MURINGER
Vers la partie 2
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En-dehors des textes en référence, voir aussi :[iii] et :[iv]
[i]http://pedagogie.abri-memoire.org/pdf/fiche_peda_Alsace.pdf
[ii]http://www.crid1418.org/temoins/2013/04/12/waag-felix-1894–1989/
[iii]http://fr.wikipedia.org/wiki/Alsace-Moselle
[iv]http://nicolasdelamberterie.blogspot.fr/2012/04/le-premier-autonomisme-alsacien-1871.html