Je suis rassuré !…

Je suis ras­su­ré : ce 5 mai nos dépu­tés ont adop­té le pro­jet de loi sur le ren­sei­gne­ment des­ti­né à lut­ter contre le terrorisme.

Comme devraient l’être ceux qui ont vécu mai 68, l’appartenance à quelques grou­pus­cules par­fois agi­tés, qui ont traî­né le spleen de leurs vingt ans du côté de Kaboul où ils consom­maient leur ration de « hash », plus tard mani­fes­taient contre Fran­co, pour le Viet­nam de l’oncle Ho, pour sou­te­nir la révo­lu­tion des œillets au Por­tu­gal, contre les colo­nels grecs, par­ti­ci­paient à de grands conflits sociaux, mani­fes­taient lorsque les bidon­villes de Mar­seille et de Nan­terre étaient rasés avec le concours des CRS…

Comme devraient l’être ceux qui mani­festent main­te­nant contre le nucléaire incon­trô­lé, les poli­tiques de démé­na­ge­ment du ter­ri­toire, les pra­tiques irres­pon­sables dans la ges­tion de déchets toxiques, le pro­duc­ti­visme éco­no­mique sans limites qui menace l’écosystème et la pla­nète, les res­tric­tions constantes des droits du tra­vail et au travail…

Comme devraient l’être tous ceux qui aident au quo­ti­dien des migrants res­ca­pés de guerres – dont nous sommes sou­vent par­tie pre­nante – , de mas­sacres eth­niques, mais qui doivent être recon­duits à la fron­tière de notre pays dans un sys­tème géné­ra­li­sé de non-accueil organisé…

Comme ceux qui défendent les sala­riés et leurs droits fon­da­men­taux, ceux qui défendent les pauvres, les exclus sociaux…

Et ceux qui croient à la liber­té d’expression garan­tie sur le web, à l’importance des lan­ceurs d’alerte, au rôle des réseaux sociaux, à la néces­si­té de medias indé­pen­dants, dans notre démo­cra­tie repré­sen­ta­tive à bout de souffle…

Et tous ceux qui se sont sen­tis Char­lie pour un peu plus de 24 heure et qui ont défi­lé, ou pas, en janvier…

En somme tous ceux qui ont cru et tous ceux qui croient encore vivre dans un pays garan­tis­sant un cer­tain équi­libre entre le pou­voir de l’Etat et chaque citoyen, garan­tis­sant la liber­té d’ex­pres­sion et de pro­tes­ta­tion, indi­vi­duelle ou col­lec­tive, per­met­tant la reven­di­ca­tion, et qui ne sauraient résumer l’exi­gence de res­pect des droits de l’homme et d’un Etat de droit à un droit de vote pour des ins­ti­tu­tions sou­vent impuissantes.

Tous ceux donc pour qui les idéaux répu­bli­cains, même dégra­dés, sont encore des valeurs refuge…

Tous ceux là, donc, de géné­ra­tions et de condi­tions si diverses, devraient être ras­su­rés : dans le contexte de ce monde tou­jours plus incer­tain et dan­ge­reux qui est désor­mais le nôtre « les ser­vices publics de ren­sei­gne­ment seront légi­ti­més et contrô­lés, les Fran­çais mieux pro­té­gés, nos liber­tés garan­ties » (4 mai, tweet de Manuel Valls, Pre­mier ministre).

Cer­tains n’au­raient pas com­pris l’in­té­rêt du pro­jet de loi ?!…

Alors pour­quoi les dénon­cia­tions qui se mul­ti­plient de ce pro­jet de loi?

O.N.G, syn­di­cats de magis­trats, d’avocats, Com­mis­sion natio­nale de l’informatique et des liber­tés, Com­mis­sion natio­nale consul­ta­tive des droits de l’homme, intel­lec­tuels de renom, opé­ra­teurs de la filière numé­rique – cer­tains mena­çant de s’exiler -, asso­cia­tions de défense des droits de l’homme, médias, par­tis poli­tiques, syn­di­ca­listes, quelques par­le­men­taires qui ont gar­dé le sens de leurs res­pon­sa­bi­li­tés et vont sai­sir le Conseil consti­tu­tion­nel, citoyens péti­tion­nant et mani­fes­tant… et même un juge anti­ter­ro­riste connu, ain­si que le pré­sident de la Com­mis­sion natio­nale de contrôle des inter­cep­tions de sécu­ri­té, Jean-Marie Dela­rue, qui s’in­quiètent de la fai­blesse des contrôles pré­vus par ce texte.

Aucun d’entre eux n’au­rait donc com­pris l’intérêt et l’é­qui­libre du pro­jet de loi, le néces­saire équi­libre démo­cra­tique entre exi­gence de sécu­ri­té et droits du citoyen?

Mais c’est que cen­sée amé­lio­rer la lutte contre le ter­ro­risme, la loi, dans sa rédac­tion actuelle, per­met­trait aus­si de « pré­ve­nir des atteintes à la forme répu­bli­caine des ins­ti­tu­tions » ou d’impliquer ceux qui se ren­dront cou­pables « de vio­lences col­lec­tives de nature à por­ter atteinte à la sécu­ri­té natio­nale », ou de mena­cer les « inté­rêts essen­tiels de la poli­tique étran­gère et l’exécution des enga­ge­ments euro­péens et inter­na­tio­naux de la France », sans plus de pré­ci­sions sur les limites de ces for­mu­la­tions vagues, ni sur les mesures de ren­sei­gne­ment prises.

Nous avons enfin notre Patriot act à la française !

Et qui juge­ra de la consis­tance de ces menaces, de ces atteintes, de leur impact sur les enga­ge­ments de la France, sur ses ins­ti­tu­tions, de leur réalité ?

Sans contrôle judi­ciaire et avec un contrôle admi­nis­tra­tif plus sym­bo­lique que réel, exer­cé a pos­te­rio­ri sauf pour quelques cas très spé­ci­fiques, doté de moyens déri­soires dans un océan d’écoutes géné­ra­li­sées et léga­li­sées, avec la mise en œuvre d’outils tech­niques per­met­tant la cap­ta­tion exhaus­tive (et la conser­va­tion) de nos don­nées per­son­nelles les plus intimes en temps réel (cap­ta­tions des don­nées de connexion sur le net et inter­cep­tion des conver­sa­tions tran­si­tant par télé­phone mobile) cette surveillance géné­ra­li­sée annonce la plus grave menace sur nos liber­tés publiques et pri­vées que notre démo­cra­tie ait connue depuis des décennies.

Avec un champ d’ap­pli­ca­tion aus­si large et géné­ral nos lan­ceurs d’alerte contre les abus de grandes entre­prises dont les inté­rêts ne se confondent pas tou­jours (sou­vent ?) avec l’in­té­rêt des consom­ma­teurs, des malades, des sala­riés, contre les pra­tiques de banques trop ima­gi­na­tives, voire délic­tueuses, contre les condi­tions de fonc­tion­ne­ment opaque des ins­ti­tu­tions euro­péennes, de négo­cia­tions de trai­tés inter­na­tio­naux comme le pro­jet contes­té de trai­té trans­at­lan­tique, comme ceux qui dénoncent des res­pon­sables publics peu scru­pu­leux quant aux conflits d’intérêt, ou des par­le­men­taires trop sen­sibles aux lob­bies n’ont qu’à bien se tenir… ils seront désor­mais sus­cep­tibles d’être sur­veillés dans le cadre de la lutte contre le « terrorisme ».

Et désor­mais cha­cun d’entre nous, en toute léga­li­té si des ser­vices de ren­sei­gne­ment et les offi­cines qu’ils emploient le décident, pour­ra donc être écou­té et sur­veillé dans toutes ses com­mu­ni­ca­tions, même celles rela­tives à sa vie pri­vé qui ne « fait pas par­tie des liber­tés indi­vi­duelles » (dixit Ber­nard Caze­neuve, Ministre de l’Intérieur).

Nos Edouard Snow­den, nos gau­chistes mal repen­tis, nos éco­los actifs, nos mili­tants syn­di­ca­listes et asso­cia­tifs, nos jour­na­listes trop curieux, nos intel­lec­tuels qui en sont res­tés à l’heure de la démo­cra­tie répu­bli­caine et de l’é­qui­libre des pou­voirs, tous ter­ro­ristes en puis­sance donc et donc gibiers d’écoutes dignes d’un régime tota­li­taire, mais désor­mais « bien pro­té­gés », comme tout bon citoyen, contre les vrais « ter­ro­ristes »  (isla­mistes sans doute…)

Nous avons donc enfin notre Patriot act à la fran­çaise, au moment où une Cour d’ap­pel amé­ri­caine vient de décla­rer illé­gale la cap­ta­tion sys­té­ma­tique des don­nées de com­mu­ni­ca­tions per­son­nelles pra­ti­quée par la NSA (encore ne s’a­gis­sait-il en l’es­pèce que de la cap­ta­tion des heures et des coor­don­nées des cor­res­pon­dants, à l’ex­clu­sion des conte­nus des communications !).

Et de sur­croît la plu­part des spé­cia­listes sont dubi­ta­tifs sur l’efficacité de cette gigan­tesque méca­nique sécu­ri­taire; même les ser­vices amé­ri­cains, spé­cia­listes en matière de grandes oreilles comme cha­cun sait, recon­naissent volon­tiers que l’efficacité élec­tro­nique ne sau­rait rem­pla­cer le ren­sei­gne­ment humain, et que l’im­pact de l’ac­cès à des mil­liards de don­nées pour cibler uti­le­ment de vrais réseaux ter­ro­ristes est très relatif.

Pour­quoi ?

Alors pour­quoi ce texte qui exploite les peurs de notre socié­té désorientée?

Et ne rete­nons pas une seconde l’ar­gu­ment assé­né par ceux qui portent ce pro­jet de loi : il s’a­gi­rait de léga­li­ser ce qui est déjà mis en oeuvre… et qui était donc illé­gal et serait désor­mais sys­té­ma­ti­sé, c.q.f.d !

Pour­quoi cet oppor­tu­nisme poli­tique, qui exploite un cli­mat délé­tère de fin d’é­poque et la peur qui monte devant de vrais risques de vio­lences pour sou­mettre notre socié­té à ce régime léga­li­sé de sur­veillance généralisée ?

Pour lut­ter contre le ter­ro­risme vous dit-on, certes, mais aus­si (ou sur­tout ?) mas­quer l’échec total de ce gou­ver­ne­ment dans la conduite du pays, pour pré­pa­rer des len­de­mains encore plus aus­tères, pré­ve­nir et empê­cher des révoltes sociales, faire taire inquié­tudes et cri­tiques devant l’a­ven­tu­risme mili­taire, la poli­tique étran­gère conduite, les risques qu’ils créent ?

Com­plaire aux demandes de grandes entre­prises mul­ti­na­tio­nales si sou­cieuses de leur image, pour pré­ve­nir indi­gna­tions col­lec­tives et embal­le­ments média­tiques nés de scan­dales hebdomadaires ?

Pour flat­ter une opi­nion publique débous­so­lée ? Pour gar­der à tout prix le « pou­voir » sur une socié­té civile qui pour­rait s’enflammer ?

Le débat par­le­men­taire et ins­ti­tu­tion­nel a com­men­cé (en pro­cé­dure d’urgence de sur­croît…) et nos élus ont déjà très majo­ri­tai­re­ment capi­tu­lé, son­dages et air du temps obligent.

Mais la mobi­li­sa­tion citoyenne s’amplifie contre ce texte liber­ti­cide et nous devons tous en être par­tie prenante.

Didier Guillaume, pré­sident du groupe P.S, s’offusquait le 23 avril de que l’on puisse « chi­po­ter sur la loi ren­sei­gne­ment ». Non, il ne s’agit pas de « chi­po­ter » mais bien de dénon­cer, d’ex­pli­quer et de résister.

Ce qui est en jeu ce sont de vrais risques de dérive de notre socié­té et de son orga­ni­sa­tion, déjà si peu et si mal démo­cra­tiques, vers un authen­tique tota­li­ta­risme, celui qui veut d’a­bord régner sur les esprits.

Chris­tian Rubechi

Pour info:

voir sur le site inter­net du jour­nal Le Monde le « Mani­feste des 110 000 contre le « Big Bro­ther » fran­çais » que cha­cun peut signer… : http://www.lemonde.fr/idees/article/2015/04/23/loi-sur-le-renseignement-le-manifeste-des-110–000-contre-le-big-brother-francais_4621465_3232.html

https://www.change.org/p/retirez-le-pjlrenseignement-le-big-brother-fran%C3%A7ais-stoploirenseignement?lang=fr

A voir aus­si sur le site de L’Al­ter­presse 68 des textes sur le même thème :

Couvre-feu (avril 2015)

Chasses aux sor­cières : on a tou­jours besoin de son héré­tique (mars 2015)

Chasses aux sor­cières, paroles d’enfants, et poli­tique sécu­ri­taire… (février 2015)

Ter­ro­risme : les légis­la­tions de cer­tains pays… (jan­vier 2015)

Droit d’asile et hall de gare (jan­vier 2015)

Spi­ri­tisme : Esprit de Char­lie, si tu es là, frappe trois coups et réponds ! (février 2015)

Un enfant de huit ans dans le piège sécu­ri­taire (jan­vier 2015)