Ce ven­dre­di 12 juin l’Assemblée natio­nale a donc adop­té en deuxième lec­ture le pro­jet de loi abo­lis­sant de délit de raco­lage et créé une nou­velle infrac­tion pénale per­met­tant de sanc­tion­ner le client, le consom­ma­teur d’actes sexuels tarifés.

Pour le mou­ve­ment natio­nal du Nid et ses 26  délé­ga­tions sur toute la France ce chan­ge­ment de logique  visant à abo­lir  ce qu’il qua­li­fie de «sys­tème pros­ti­tueur »  défi­ni par les  acteurs que sont les proxé­nètes et les clients « pros­ti­tueurs » est une vic­toire majeure.

Le Mou­ve­ment voit ain­si consa­crée son approche de lutte contre la pros­ti­tu­tion dans une vision socié­tale qui ne réduise pas des êtres humains à l’état de pro­duits de consom­ma­tion par la pro­mo­tion d’une sexua­li­té éga­li­taire, libre de toute contrainte.

Une lutte pour la digni­té humaine

Lar­ge­ment ins­pi­rée par ce Mou­ve­ment la loi apporte donc une inno­va­tion majeure : la cri­mi­na­li­sa­tion du client en appli­ca­tion du prin­cipe de non mar­chan­di­sa­tion de l’acte sexuel.

La  lutte pour la digni­té humaine et le res­pect du prin­cipe éthique de non com­mer­cia­li­sa­tion du corps humain, la lutte contre la vio­lence des­truc­trice qu’est la répé­ti­tion d’actes sexuels « consen­tis » sous la contrainte, qu’elle soit éco­no­mique ou direc­te­ment impo­sée par un  tiers est ain­si consa­crée mal­gré les votes contraires du Sénat, accro­ché au concept de péna­li­sa­tion du racolage.

Ce ren­ver­se­ment ne s’est pas fait avec l’assentiment de toutes les asso­cia­tions enga­gées dans la lutte contre la pros­ti­tu­tion (Méde­cins du Monde et Act Up, par exemple, n’étaient pas favo­rables à ce texte) et les cli­vages poli­tiques n’ont pas tou­jours sui­vi la ligne « gauche/droite ».

 De nom­breuses voix fai­saient valoir les risques de « clan­des­ti­ni­sa­tion » de la pros­ti­tu­tion avec le risque accru de vio­lences et de dif­fi­cul­tés d’assistance, notam­ment sani­taire, pour les pros­ti­tuées, bien que la pros­ti­tu­tion soit déjà lar­ge­ment clan­des­tine à l’heure d’Internet.

Auteur du rap­port pré­pa­ra­toire au pro­jet de loi, le Nid mène son action de lutte contre la pros­ti­tu­tion d’abord par une action sys­té­ma­tique de ter­rain (ain­si ren­contre de 6.000 per­sonnes pros­ti­tuées par an sur les lieux de pros­ti­tu­tion et dans les per­ma­nences d’accueil) avec l’objectif d’aider  les per­sonnes concer­nées face aux dif­fi­cul­tés du quo­ti­dien, de les aider éga­le­ment si elles veulent dénon­cer leur proxé­nète ou quit­ter la prostitution.

Une prise de conscience sociétale

Karine Batail, char­gée de mis­sion au Nid à Mul­house et Laurent Schnei­der, mili­tant de l’association ont expo­sé leur vécu mul­hou­sien et leurs ana­lyses à l’Alterpresse 68 lors d’un entre­tien conduit en leurs locaux à Mul­house, rue Clémenceau.

K.B et L.S rap­pellent les condi­tions de pré­pa­ra­tion de la loi, les résis­tances d’un Sénat  accro­ché au prin­cipe du délit de raco­lage (le/la prostitué/e cou­pable) contre ce nou­veau prin­cipe de péna­li­sa­tion du client.

Ils disent l’importance de cette nou­velle approche pour « une véri­table prise de conscience socié­tale de la réa­li­té de la pros­ti­tu­tion, de ses causes, des moyens de la réduire ». 

Ils évoquent d’abord leur mis­sion, le besoin des pros­ti­tuées de « se poser », de faire « une halte pro­vi­soire », d’«avoir une aide au quo­ti­dien » pour leurs pro­blèmes de san­té, d’accompagnement dans des démarches admi­nis­tra­tives élé­men­taires, voire des démarches de régu­la­ri­sa­tion admi­nis­tra­tive pour les étran­gères ; ils évoquent aus­si cette réa­li­té de leur enga­ge­ment faite d’approche directe , de prise de contact sur les lieux même, sur le « trot­toir »  pour « se connaître » « aller boire un café » avec ces per­sonnes qu’ils connaissent à la longue per­son­nel­le­ment : his­toires de vie de pros­ti­tuées venues des pays de l’Est très majo­ri­tai­re­ment, du petit tiers de « filles » venues  d’Afrique, jeunes pour la plu­part ou par­fois ayant déjà vécu 40 années de passes….

K.B et L.S  ont appris à repé­rer les méca­nismes des  réseaux de proxé­nètes, locaux ou non, pour des « filles tou­jours contrô­lées », par­fois même sur­veillées par des femmes (les « mamas  des  réseaux afri­cains »…), parce qu’elles ont lais­sé un enfant au pays ou qu’elles ont des dettes non payées, qu’elles sont tota­le­ment iso­lées ou avec une famille « qu’il faut aider », qu’elles ont (sou­vent) des par­cours indi­vi­duels résul­tant de guerres, de conflits, ou qu’elles sont envoyées par un clan qui en dépen­dra pour vivre.

Ils ont appris tous les deux à « voir » les tech­niques des rabat­teurs, qui repèrent  les per­sonnes vul­né­rables, les plus faibles, celles qui demain pour­ront deve­nir des pros­ti­tuées  « sous contrôle ».

Les néces­saires mesures d’accompagnement

Outre la pros­ti­tu­tion de trot­toir KB et LS évoquent aus­si la pros­ti­tu­tion en mai­sons, bor­dels, par­fois véri­tables com­plexes immo­bi­liers, « Euro­cen­ters » comme celui de la Jon­que­ra à la fron­tière fran­co espa­gnole, authen­tiques usines avec leurs pro­cé­dures  qua­si indus­tria­li­sées d’«abattage» où « on ne peut refu­ser un client », contrai­re­ment au trottoir.

Mais dans tous les cas de figure pour K.B et L.S revient tou­jours cette affir­ma­tion : « ce sont des par­cours de vie subis; on ne se réveille pas  un matin en se disant  je vais gagner du fric en me prostituant… ».

Les deux mili­tants du Nid  estiment ain­si  qu’à Mul­house 98% des per­sonnes accom­pa­gnées par Le Nid ont subi des vio­lences diverses dans leur enfance (phy­siques, psy­cho­lo­giques ou sexuelles).

Au-delà du vécu, de la réa­li­té quo­ti­dienne de leur action, ils attendent désor­mais beau­coup des mesures d’accompagnement que le nou­veau texte pré­voit: accom­pa­gne­ment social, construc­tion de par­cours de sor­tie de la pros­ti­tu­tion, blo­cages d’accès aux sites d’aide à la pros­ti­tu­tion héber­gés à l’étranger, mesures édu­ca­tives en direc­tion de la jeu­nesse dans les col­lèges et lycées, aides aux cam­pagnes de dénon­cia­tion de la pros­ti­tu­tion et actions péda­go­giques pour expli­quer la fin du délit de raco­lage et  la péna­li­sa­tion du client – le maire de Mul­house est un des rares élus locaux à avoir sou­te­nu la cam­pagne dite « abo­li­tion­niste » en ce sens et en lien avec le Nid‑, auto­ri­sa­tions pro­vi­soires de séjour accor­dées aux étran­gères enga­gées dans un par­cours de sor­tie de la prostitution…

Au détour d’une ques­tion sur la pros­ti­tu­tion mas­cu­line tous les deux pré­cisent qu’ils n’ont que de rares contacts avec ce type de pros­ti­tu­tion dont ils estiment par ailleurs la socio­lo­gie et donc les approches très différentes…

Des approches dif­fé­rentes en Europe

K.B et L.S rap­pellent qu’en Suède, qui applique une légis­la­tion basée sur le prin­cipe de péna­li­sa­tion du client, les chiffres de la pros­ti­tu­tion et la vision socié­tale ont évo­lués  favo­ra­ble­ment ; près de 80% de la popu­la­tion déclare désor­mais son hos­ti­li­té au phé­no­mène contre 40% seule­ment avant la tra­duc­tion légis­la­tive de la péna­li­sa­tion du client.

A l’opposé ils citent les approches du phé­no­mène en Alle­magne où, contrai­re­ment à la France, les mai­sons closes sont légales; ils pro­duisent l’offre d’emploi très sérieuse qu’une mai­son close de Ber­lin a mise en ligne pour recher­cher « un tes­teur de pros­ti­tuées  qui lui per­mette d’offrir à ses clients un ser­vice de qua­li­té « …

….l’annonce sti­pule que les can­di­dats peuvent être des can­di­dates, qu’ils doivent avoir un diplôme uni­ver­si­taire et être capables de par­ler plu­sieurs langues, dont le français….

Les deux mili­tants  rap­pellent que la conven­tion de 1949 des Nations Unies pour la répres­sion de la traite  des êtres humains et de l’exploitation de la pros­ti­tu­tion d’autrui  avait déjà fait de la pros­ti­tu­tion une atteinte à la digni­té…mais que  60 ans ont pas­sé, que la pros­ti­tu­tion est tou­jours une entre­prise flo­ris­sante et le bilan que tire le mou­ve­ment du  Nid confirme que la vio­lence y est tou­jours très pré­sente, que le « client » est tou­jours vu comme un acteur « dans son droit », que les poli­tiques publiques se carac­té­risent par leur immo­bi­lisme, qu’il ne sert de rien de par­ler d’égalité, de lutte contre les vio­lences faites aux femmes comme de décla­rer la lutte contre la pros­ti­tu­tion « Grande Cause Natio­nale » dans la décla­ra­tion de 2010 du gou­ver­ne­ment, si la même com­plai­sance envers les proxé­nètes et les « pros­ti­tueurs clients » perdure.

Le coût éco­no­mique et social

 K.B et L.S sou­lignent par ailleurs que la  pros­ti­tu­tion aujourd’hui en France a un coût éco­no­mique et social.

Dès 2014 la Com­mis­sion euro­péenne pro­po­sait aux Etat membres d’accroître leur « richesse natio­nale » en incluant le chiffre d’affaires de la pros­ti­tu­tion dans le cal­cul de leur PIB !

Mais notre INSEE a refu­sé de se plier à la demande euro­péenne en expli­quant que « la pros­ti­tu­tion s’apparentait moins à une pres­ta­tion de ser­vices libre­ment consen­tie qu’à une exploi­ta­tion des per­sonnes les plus précaires »….

L’étude Prost­cost, quant à elle (mai 2015) conduite par Psy­tel et le Mou­ve­ment du Nid France réfute ce mythe de la pros­ti­tu­tion créa­trice de crois­sance et pro­pose une esti­ma­tion du double far­deau éco­no­mique et social que le sys­tème pros­ti­tu­tion­nel fait peser sur ses vic­times et sur la socié­té toute entière.

Ne  citons que les coûts glo­baux (en euros) par­mi les 29 postes  iden­ti­fiés par l’étude :

Pour 37 000 per­sonnes esti­mées pros­ti­tuées en France (dont 9 250 en contact avec des asso­cia­tions) un coût total annuel est esti­mé à1,6 mil­liard pour la socié­té fran­çaise, soit :

  • 86 mil­lions de coûts directs médi­caux et 35 mil­lions de coûts directs non médi­caux (dont frais de jus­tice, ser­vices de police, admi­nis­tra­tion pénitentiaire…)
  • 58 mil­lions de consé­quences sociales directes (dont acti­vi­tés de pré­ven­tion d’insertion, d’hébergement d’urgence) et 306 mil­lions indi­rectes (dont pla­ce­ment des enfants, homi­cides, suicides…)
  • 853 mil­lions en éva­sion fiscale
  • 311 mil­lions en coût humain pour les per­sonnes (dont vio­lences et pré­ju­dices estimés)

40 ans après les actions d’ULLA et de ses amies qui occu­paient une église à Lyon pour pro­tes­ter contre un article du code pénal sanc­tion­nant « une atti­tude de nature à pro­vo­quer la débauche »  il s’agit tou­jours du même combat.

Pour le  Nid il s’agit désor­mais de s’appuyer sur cette loi de péna­li­sa­tion du client pour mobi­li­ser la socié­té contre cette vio­lence faite aux femmes : la prostitution.

Chris­tian Rubechi