Depuis le 24 juin la loi sur le renseignement est adoptée.
Un rappel:
Depuis longtemps ce gouvernement souhaitait renforcer les pouvoirs des services de renseignement et le projet de loi fut accéléré après les attentats meurtriers de janvier à Paris.
Après la loi de programmation militaire de 2014 et la loi antiterroriste de 2006 qui prévoyaient déjà des dispositions facilitant l’accès aux données sur Internet et le blocage administratif de sites sans contrôle du juge judiciaire, notamment avec la création du délit « d’entreprise terroriste individuelle » caractérisé par la fréquentation de certains sites, le Patriot Act à la française est consacré par cette loi du 24 juin.
Pour l’essentiel la loi légalise des pratiques d’espionnage tous azimuts déjà en place qui couvrent un vaste champ : des intentions politiques et diplomatiques de pays alliés ou adversaires aux stratégies commerciales et économiques du voisin, des partenaires, des concurrents, dans un vaste système tortueux d’espionnage systématisé sous couvert de prévenir des atteintes à la sécurité de la nation.…rien de bien nouveau donc et Wikileaks a montré la portée d’écoutes industrialisées de ce type pratiquées par les services américains de la NSA.
Mais quid de la portée très large de « notre » loi qui permettra désormais de porter atteinte légalement à la séparation des pouvoirs, principe fondateur de notre système constitutionnel, en laissant un très grand pouvoir d’interprétation à l’autorité de police administrative pour déclencher ces techniques de surveillance dans des domaines aussi vastes que « la prévention de la criminalité en bande organisée», «les intérêts essentiels de la politique étrangère », les «intérêts économiques ou scientifiques essentiels de la France »?
Quid d’une extension des pouvoirs des services de renseignement en matière d’écoute, d’installation de caméras, de logiciels espions, d’accès aux données de connexion par la mise en place sur les réseaux des opérateurs du net d’outils d’analyse pour détecter une « menace terroriste » par installation chez les fournisseurs d’accès à internet et les hébergeurs de données de « boîtes noires » destinées au filtrage des communications en détectant des « comportements suspects » de tout internaute?
Quid du recours à ces outils permettant l’interception du contenu des courriels et conversations téléphoniques, le recours aux micros et caméras, la captation en direct de ce qui se tape sur un clavier, la violation de fait des protections particulières dont jouissent les journalistes, les avocats (malgré quelques réécritures du texte…)?
Et cette surveillance potentiellement générale de milliards de données sous le seul « contrôle » d’une Commission de contrôle réduite à quatre parlementaires, quatre magistrats, plus une personne « qualifiée en matière de communications électroniques », commission aux pouvoirs réduits à de simples avis préalables au déclenchement des mesures de renseignement – et le silence observé de la commission pendant 24 heures vaudra feu vert à mise en œuvre – et encore cela est ‑il réduit à de simples recommandations en cas d’urgence….appréciée par les seuls services de renseignement.
Les durées des opérations de renseignement sont par ailleurs systématiquement renouvelables et les durées de conservation…non déterminées.
On comprend l’indignation des organisations de défense des libertés, de nombre d’hébergeurs français de site, craignant les réactions de leurs utilisateurs et qui ont menacé de quitter la France, d’organisations professionnelles de syndicats, de magistrats, de médias…
Quelles défenses contre le texte liberticide?
Faute de réponse parlementaire digne dans le climat anxiogène de notre société et devant un risque si évident pour nos liberté individuelles et collectives, quelques réponses s’esquissent.
D’abord trois saisines du Conseil constitutionnel sont effectives:
- du Président de la République lui-même (jamais en retard d’une filouterie politique), du président du Sénat et d’une centaine de parlementaires, soucieux de vérifier que cette loi ne présente pas globalement un caractère manifestement disproportionné en « regard des libertés individuelles, de l’équilibre entre la sécurité et le respect de la vie privé, de la liberté de communication, du droit à un recours juridictionnel effectif ».
- d’une centaine de parlementaires en raison de « l’absence du contrôle du juge judiciaire », en « raison du caractère particulièrement intrusif » des techniques de renseignement et en application de l’article 66 de la Constitution.; le risque est également par ces parlementaires «d’une concentration des pouvoirs aux seules mains de l’exécutif » compte tenu de la faiblesse du garde fou qu’est la Commission de contrôle.
- celle d’une centaine d’éditeurs de logiciels et d’acteurs du numérique comme Google, Microsoft, Dailymotion, qui ont adressé un mémoire au Conseil sur certains points considérés comme litigieux ; leur demande concerne essentiellement l’article 2 de la loi, cœur du dispositif, avec ses finalités qui justifient les interceptions des données, métadonnées et contenus, en se basant sur la séparation des pouvoirs et la trop grande latitude laissée à la police administrative ; elle vise aussi la durée des surveillances et de conservation des données, systématiquement renouvelables sans plafond de durée.
- pour ces derniers également la possibilité de dresser tout l’écosystème d’une personne, avec des détails intimes (relations sociales, santé, sexualité, etc.…) et donc la violation du « principe de clarté et d’intelligibilité de la loi et de l’article 34 de la Constitution » garantissant un domaine précis de compétence pour le législateur, à l’opposé donc de la surveillance de masse systématisée introduite par la loi; la surveillance internationale exercée par des services de renseignement déjà branchés sur les câbles sous – marins reliant l’Europe au reste du monde est également pointée..
Le contrôle du Conseil, sait- on jamais?
La décision du Conseil constitutionnel est attendue d’ici 2 à 3 semaines.
Le Conseil dira si notre société est désormais légalement livrée à la surveillance de masse systématique, avec comme seul garde fou l’autorisation du premier ministre et l’avis, a postériori le plus souvent, d’une Commission fantôme – en l’absence donc d’un recours au juge judiciaire.
Le juge antiterroriste Marc Trevidic, opposé à cette loi par ailleurs, rappelait récemment sur une station de la radio publique que le renseignement n’est pas l’interpellation et a fortiori pas la condamnation, qui restent du domaine des autorités de police classique, sous contrôle du juge judiciaire.
Mais l’industrialisation du renseignement et sa concentration dans quelques mains, en particulier celles du premier ministre, confirmerait que notre démocratie parlementaire et ses garanties pour nos libertés a vécu, ce que nous savions déjà.
En outre cette loi n’offrira pas plus de garantie contre la menace « terroriste » que son homologue américaine du Patriot Act sur laquelle est revenu le Congrès américain, en particulier pour cause d’inefficacité avérée.
« Comment peut-on encore adopter des lois rappelant celles de Georges W.Bush, qui plus est après les scandales que nous avons connus et les révélations d’Edward Snowden »? Qu’avons-nous fait pour mériter ce traitement antidémocratique »? s’interrogeait la sénatrice EELV Esther Benbassa lors des débats parlementaires.
Une négation des droits des peuples
Cette loi est inscrite dans le contexte liberticide et de négation des droits des peuples que nous vivons.
Elle fait système avec d’autres dispositions qui visent nos organisations sociétales en Europe et en France tout particulièrement (et pour en rester à l’actualité immédiate: déni de droit au référendum, projet de directive européenne pour protéger le « secret des affaires » défini par les entreprises elles-mêmes, qui interdirait de fait la divulgation par les médias d’éléments définis par l’entreprise, imposerait le silence aux lanceurs d’alerte, aux journalistes d’investigation, espionnage économique systématique, révélé par Wikileaks, de grandes sociétés européennes dans le contexte du traité du projet de libre échange transatlantique, opérations policières d’intimidation contre des militants de la cause palestinienne, contre des « Zadistes », les « asociaux » de Tarnac, des militants d’associations de défense des étrangers… ).
Elle vise évidemment la prévention du risque terroriste, mais on peut être certain qu’elle vise tout autant des mouvements sociaux, la liberté d’information, la manipulation de l’opinion publique.
Ces évolutions législatives ont un sens et les rappels historiques ne sont pas nécessaires pour que chacun comprenne lequel!
N.D.LR: Maryse Artiguelong, membre du comité central et responsable du groupe de travail national « Libertés et TIC » de la Ligue des droits de l’Homme (LDH) était venue ce 2 juillet à Mulhouse rappeler devant quelques dizaines de participants l’économie du texte, ses finalités profondes, ses enjeux, les voies légales de recours non encore épuisées.
Elle a évoqué des pistes possibles de résistance juridique impliquant les citoyens auxquelles réfléchit la LDH, en partenariat avec le Syndicat des avocats de France.
D’autres réflexions sont en cours sur les modalités techniques possibles pour se protéger des intrusions permises par ce texte.
A ce stade l’essentiel reste d’informer et de dénoncer la menace sur nos libertés personnelles comme publiques, dans le contexte d’une opinion tétanisée par des peurs savamment entretenues, de mobiliser les citoyens conscients de la gravité des enjeux et la LDH prendra des initiatives dans ce sens.
Mais nous devrons être à être à la hauteur de la menace.
Christian Rubechi et Noëlle Casanova, présidente de la section de Mulhouse de la Ligue des droits de l’Homme.