germanproblem

«(…)  On est en train sans doute d’assister à la troi­sième auto­des­truc­tion de l’Europe, et de nou­veau sous la direc­tion alle­mande.» Qu’un émi­nent intel­lec­tuel comme Emma­nuel Todd conclut ain­si son article sur les négo­cia­tions entre l’Eurogroupe et la Grèce montre com­bien la « ger­ma­no­pho­bie » est encore vivace et reste une expli­ca­tion aisée et récur­rente à des pro­blèmes dont on veut esqui­ver les responsabilités.

Robin Ver­ner, jour­na­liste au jour­nal en ligne Slate, rap­pelle que la ger­ma­no­pho­bie fête, si on peut dire, ses 900 ans d’existence en France puisque les pre­mières mani­fes­ta­tions de cette hos­ti­li­té envers les Ger­mains datent de la 2e croisade !

Récem­ment éga­le­ment, Jean-Luc Mélen­chon sort un pam­phlet dans lequel il flingue à tout va l’Allemagne, visant même les retrai­tés alle­mands qui auraient «  une retraite par capi­ta­li­sa­tion, ça exige une mon­naie forte et des divi­dendes éle­vés ». Ce qui est faux puisque c’est tou­jours le régime de la retraite par répar­ti­tion qui est appli­qué. S’il y a effec­ti­ve­ment une petite part de capi­ta­li­sa­tion, elle est exac­te­ment de même niveau qu’en France, par ex. avec Préfonds.

UNE ARGUMENTATION BIEN COMMODE EN CAS DE PROBLEME

Il serait pour­tant injuste de consi­dé­rer que les Fran­çais man­ge­raient un Alle­mand chaque matin qu’il se lève. Non, une crise aiguë de ger­ma­no­pho­bie éclate quand il y a de (gros) pro­blèmes et quand il faut dési­gner à la popu­la­tion des res­pon­sables bien com­modes. Mme de Sévi­gné avait, avec Bos­suet, dési­gné l’Angleterre comme la « per­fide Albion », quand celle-ci bat­tait la flotte fran­çaise à plate cou­ture sur tous les océans. On ne pou­vait décem­ment incri­mi­ner ses propres fai­blesses dans la perte des batailles !

Mais c’est quand même l’Allemagne qui reste l’adversaire le plus appré­cié. Citons par exemple le phi­lo­sophe Hen­ri Berg­son, esprit pour­tant pon­dé­ré et paci­fiste, s’é­crie le 8 août 1914 devant l’A­ca­dé­mie des sciences: « La lutte enga­gée contre l’Al­le­magne est la lutte même de la civi­li­sa­tion contre la barbarie ».

L’al­ler­gie est aus­si liée aux humi­lia­tions mili­taires. Entre la défaite totale de 1870–1871 qui amène la France à perdre l’Al­sace et la Moselle, le «fri­sé», le «Boche», le «Fritz», le «Schleuh», le «Fri­do­lin»  est le repous­soir d’une bonne par­tie de l’o­pi­nion publique. Cette hos­ti­li­té connaît d’autres épi­sodes, notam­ment au début du XXe siècle avec la situa­tion au Maroc, convoi­té conjoin­te­ment par les colo­nia­listes fran­çais et allemands.

LE « PATRIOTISME » BIEN UTILE POUR LES «CONQUERANTS »

Mais cela ne fonc­tionne pas que dans un sens, la gal­lo­pho­bie a aus­si été uti­li­sée en Alle­magne pour jus­ti­fier les conflits et les guerres. Ain­si, les exac­tions de Turenne en 1674 qui visent à affa­mer les troupes impé­riales des Habs­bourg sont du pain béni pour les natio­na­listes alle­mands. Consta­tant leurs pro­blèmes d’in­ten­dance, Turenne décide de rava­ger le Pala­ti­nat. Le com­man­de­ment fran­çais ordonne de piller ou détruire les récoltes et les sub­sis­tances de la région, de brû­ler les cultures et, au besoin, de détruire les villes et les vil­lages. En 1689, les Fran­çais réité­re­ront l’o­pé­ra­tion et au même endroit par-des­sus le marché.

En 1914, Tho­mas Mann n’est pas en reste : « Com­ment l’artiste, com­ment le sol­dat qui est dans l’artiste, n’aurait-il pas ren­du grâce à Dieu d’avoir fait s’écrouler ce monde de la paix dont il avait assez, plus qu’assez ! La Guerre ! Ce fut un sen­ti­ment de puri­fi­ca­tion, de libé­ra­tion que nous éprou­vâmes, et une immense espé­rance » Tho­mas Mann Pen­sées de guerre. (à lire dans un excellent article du Saute-Rhin http://www.lesauterhin.eu/il-y-a-cent-ans1913-une-annee-en-couleur/ )

Mais reve­nons à la ger­ma­no­pho­bie si active actuel­le­ment puisque même les agri­cul­teurs de la FNSEA n’hésitent pas à accu­ser l’Allemagne d’être un des prin­ci­paux res­pon­sables de la dis­tor­sion des prix des pro­duits agricoles.

Même si le nazisme ne couvre que douze ans d’histoire (1933–1945), l’évocation de cette époque per­met de jus­ti­fier le pas­sé et le pré­sent. Oubliant que  le pétai­nisme était bien du natio­nal-socia­lisme et que le cre­do de la bour­geoi­sie fran­çaise était bien « plu­tôt Hit­ler que le Front popu­laire », cette période serait bien la preuve que le bar­ba­risme teu­ton est géné­tique… N’est-il pas symp­to­ma­tique que dans un article d’une revue de la qua­li­té des « Sai­sons d’Alsace » (novembre 2014), un rédac­teur a par­lé « d’espions nazis… en 1915 » !

QUE CACHE LA GERMANOPHOBIE ?

Pour en reve­nir à la Grèce, il ne vien­drait à l’esprit de per­sonne de dédoua­ner le gou­ver­ne­ment alle­mand qui essuie des cri­tiques de toute part, y com­pris dans son propre pays. Les dépu­tés de l’opposition au Bun­des­tag n’ont pas hési­té à cri­ti­quer leurs diri­geants (et non pas leur « pays » comme cela a été abu­si­ve­ment affir­mé dans cer­tains milieux) et l’opinion publique alle­mande, chauf­fée à blanc par des médias comme Bild contre les Grecs, com­mence à émettre des doutes.

Il est tout à fait sur­pre­nant de faire por­ter à tout un pays, et à un seul pays, abu­si­ve­ment confon­du avec son gou­ver­ne­ment, le poids de tous les mal­heurs de la Grèce et même du conti­nent euro­péen. Autant qu’on sache, les 28 Etats membres de l’Union euro­péenne par­tagent une même posi­tion sur le fond. Mais ce serait les seuls « tech­no­crates » bruxel­lois qui impo­se­raient leurs lois bru­tales à 28 peuples par essence bons et ver­tueux ! Ce ne sont pour­tant ni Bruxelles ni Ber­lin qui ont impo­sé à la France, à par­tir des années 70, le déman­tè­le­ment d’une bonne par­tie de son tis­su indus­triel, à l’origine de la crise pro­fonde que connait notre pays aujourd’hui.

Consciem­ment ou incons­ciem­ment, la poli­tique du « bouc émis­saire » fait écran à une ana­lyse cri­tique qui met en cause tout un sys­tème. Quand Jau­rès affirme que « le capi­ta­lisme porte la guerre comme la nuée porte l’orage », c’est pour expli­quer à la classe ouvrière que son inté­rêt n’est pas d’entrer en guerre contre son homo­logue alle­mand. En uti­li­sant les « pho­bies », les classes diri­geantes ont réus­si à impo­ser « l’union sacrée » entre la bour­geoi­sie et la classe ouvrière tra­hie par des lea­ders syn­di­caux et poli­tiques, pour décla­rer la guerre la plus meur­trière que le monde ait connue.

Pour­quoi Emma­nuel Todd fait-il por­ter à l’Allemagne les auto­des­truc­tions euro­péennes alors que tout his­to­rien sait bien que ces guerres avaient comme but de déve­lop­per des capi­ta­lismes natio­naux avides d’espace à conquérir.

Pour­quoi se trouve-t-il aujourd’hui des gens de gauche qui consi­dèrent que la crise grecque relève avant tout de la res­pon­sa­bi­li­té alle­mande, alors qu’il s’agit d’une crise sys­té­mique pro­fonde du capi­ta­lisme qui veut la faire sup­por­ter aux peuples en leur impo­sant l’austérité ?

Pour­quoi ne pré­co­nisent-ils pas plu­tôt le ras­sem­ble­ment des peuples pour bâtir une Europe qui serait une réfé­rence dans la prise en compte des besoins sociaux avant les inté­rêts de la finance ? Chose que, mani­fes­te­ment, nous n’arrivons pas à faire pays par pays, car une fois de plus, la mise en concur­rence des peuples per­met au capi­ta­lisme de  ren­for­cer ses inté­rêts supra­na­tio­naux et son pou­voir sur le monde.

En guise de conclu­sion, peut-on faire appel à Vic­tor Hugo : « Ne soyons plus Anglais ni Fran­çais ni Alle­mands, soyons euro­péens. Ne soyons plus Euro­péens, soyons hommes. Soyons l’humanité. Il nous reste à abdi­quer un der­nier égoïsme : la patrie. » (Choses vues, 1846)

Peut-être en 2046 ? Vic­tor aura eu rai­son deux siècles trop tôt… et quelques mil­lions de morts les jalonnent…

Michel Mul­ler