C’était le mardi 28 juillet dernier. Une rencontre informelle prévue de longue date, mais repoussée pour interdits sanitaires que l’on sait, entre des syndicalistes de la même région – à 25 kilomètres de distance, on peut parler de la même région – a enfin pu avoir lieu.
Michel Muller et Daniel Muringer ont répondu à l’invitation de Jan Reichel et d’Ulrich Rodewald, dans l’appartement de ce dernier à Niederweiler, près de Müllheim.
Jan et Ulrich – qui sont fils et père – sont tous deux militants de la DGB Markgräflerland, soit, grosso modo, le sud du pays de Bade.
Jan est comptable, actuellement au chômage et qui vit Hartz IV de près, Ulrich est également l’animateur d’une association locale pour la paix et le désarmement (http://www.friedensrat.org/).
Autour d’un sympathique “Kaffee-Kuchen“, un échange de plus de deux heures abordera les regards des uns et des autres sur la situation dans le pays respectif, mais également ceux que l’on porte sur l’autre.
La crise sanitaire est évoquée inévitablement, notamment sous l’angle des restrictions de libertés et des interrogations qu’elles suscitent, les reculs sociaux de part et d’autre sont comparés, ainsi que les faiblesses du mouvement syndical. Enfin, et c’était la raison première de la rencontre, est affirmée l’impérieuse nécessité de développer le dialogue et l’action commune sur le terrain : la coopération internationale ne peut pas ne se situer qu’au “sommet”.
Prélude à une rencontre plus formelle à l’automne ? Les uns et les autres s’y sont engagés, en tout cas.
Daniel Muringer
Relevé partiellement synthétisé de l’entretien :
CORONA, RECULS SOCIAUX ET SOUTIEN A L’ÉCONOMIE
Jan : En France comme en Allemagne, les syndicats n’ont rien organisé pour le 1er mai, ou uniquement virtuellement (voir cet article). À Freiburg, ce sont des jeunes qui ont organisé une manif avec distance physique et masques. Je me suis préoccupé pas mal des fondements du droit : elles étaient incertaines : où en est-on de la liberté de rassemblement. À Francfort ? 25 personnes ont protesté contre la situation dans les îles grecques et la police a dispersé la manifestation très brutalement pour des critères allemands. À Fribourg, il y avait une zone grise : le gouvernement n’avait jamais dit qu’en raison du confinement le droit de manifester était suspendu,en respectant certaines conditions.
Michel : ce ne fut pas le cas en France : nous avions le sentiment que la crise du corona était aussi un alibi pour restreindre les libertés.
Ulrich : je pense que c’est cela de manière générale. Quelles que soient les différences entre France et Allemagne, tendanciellement c’est tout à fait ça. Le paragraphe 28 de la loi sanitaire invalide des droits confirmés par la Constitution. Plus de droits de manifester, de déplacements. C’est une zone grise entre droit constitutionnel et mesure règlementaire. C’est une zone grise, et le terme est un euphémisme. En Autriche il y a eu deux jugements du Conseil constitutionnel pour inconstitutionnalité, et Kurz, le chancelier, a dit qu’il ne fallait pas exagérer avec la législation. Je ne vous apprends rien si je vous dis qu’en France les droits avaient été attaqués avant le corona, je l’ai vécu sous Sarkozy, lors de protestations contre Fessenheim où la garde républicaine est intervenue très brutalement.
M: Cela s’est produit avec Hollande avec le terrorisme qui a aussi servi d’occasion.
D : J’ai le sentiment que les Allemands sont plus sensibles aux questions des libertés qu’en France : régulièrement le thème surgissait dans les émissions du SWR. Il y a eu bien sûr des voix qui s’élèvent en France, mais on ne les entend pas trop…
M : Die Menschenrechte Liga (LDH) a réagi ainsi que les syndicats. Mais les médias ont exploité la peur du virus et cela ne pouvait pas susciter de la combativité dans la population.
U : les gens ont été intimidés. En 2013 déjà, il y a eu un débat au Bundestag sur la conduite à tenir en cas d’irruption d’un virus de ce genre pour établir un scénario. On a dormi pendant sept ans. Nous devons faire peur aux gens, montrer les gens qui étouffent, culpabiliser ceux qui prennent les choses à la légère. Utiliser les images de Bergamo. À Mulhouse, on a monté un hôpital militaire dont on ne s’est jamais servi.
M : il y a plus de gens soignés en Suisse et en Allemagne que dans cet hôpital.
D : Les évacuations par TGV ont aussi fait partie de la mise en scène. Par contre, le recours aux hélicoptères militaires allemands pour évacuer des malades alsaciens a fait l’objet de communications très discrètes. Nous étions en guerre, a dit Macron. La présence de l’armée de l’ennemi héréditaire est de ce fait inacceptable.
Jan : deux professeurs de droit dans le FAZ ont montré que des lois d’exception ainsi que l’intervention de l’armée, doivent obligatoirement passer par le Parlement. Pas de pleins pouvoirs sans contrôle démocratique, l’exécutif ne peut constitutionnellement prendre des mesures d’exception : on a fait de mauvaises expériences en Allemagne par le passé.
D : C’est pour cela que vous êtes plus sensibles à la question.
J : Pendant un an ce principe est suspendu. Le ministre de la Santé est tel un petit dictateur. On a des amis dans les hôpitaux, ma mère est infirmière, Ulrich aussi. Le temps de travail a été augmenté jusqu’à ce que les gens tombent et pour les docteurs apprenants non diplômés, ordre a été donné qu’ils ne passent pas leurs examens et entrent immédiatement en exercice : “vous ferez l’examen l’année prochaine”. Ce sont des détails. Mais en allemand on dit : “il faut tuer le mal dans l’oeuf”. J’ai trouvé cela alarmant.
Si on avait à nouveau un attentat, comme à Berlin, il serait possible que le ministre de l’Intérieur reçoive aussi de tels pleins pouvoirs ? Du coup on se rapproche de la situation en France. En 2016 j’étais à Rennes pour un échange, c’était l’époque de Charlie-Hebdo, et l’année suivante il y avait toujours Vigipirate. Soit un état d’exception permanent.
M : c’était un état d’exception qui s’est transformé en loi normale.
U : Dans cette crise ça déborde de contradictions. En pleine crise, certains hôpitaux et médecins ont demandé le chômage partiel (Kurzarbeit) au plus fort de la crise. À la clinique universitaire de Freiburg des opérations non vitales ont été suspendues. D’un côté on craignait que le système de santé soit saturé, de l’autre on revendiquait du chômage partiel, c’est remarquable.
On a entendu pendant des années, sans doute comme en France, qu’on n’a pas d’argent pour la santé : vous en savez quelque chose, au vu des protestations concernant les urgences. Mais il y a une quantité d’argent énorme pour l’économie, et derrière, qui va payer, les grandes entreprises automobiles disent : “nous avons trop de gens”, des plans de licenciements massifs sont annoncés, tout ça à cause du corona. Et pas pour le profit. Qui profite à qui ? Tout est soumis au corona et plus de questions. C’est une situation idéale pour ceux d’en haut, tout s’explique par le corona.
La Bundeswehr envisage un nouveau système de volontaires dans l’armée, le “Heimatschutz” ; on a déjà connu ça en1933.
D : Je pense qu’il y a un niveau de cynisme supérieur en France. Sanofi a reçu des subventions, et annonce un millier de licenciements.
M : la Lufthansa fait pareil.
D : Oui, mais pendant la crise, Macron a dit que certains domaines, comme la santé, ne pouvaient pas dépendre du privé. Et Sanofi a annoncé l’arrêt de certaines recherches, notamment sur les maladies cardio-vasculaires.
JEUNESSE ET MOBILISATION
M : Est-ce que les jeunes en Allemagne sont-ils aussi culpabilisés comme en France ? On a l’impression qu’il s’agit de refroidir leur envie de vivre.
U : au début oui. On disait, avant l’obligation de masques, que les jeunes sont irresponsables.
J : Freiburg était une des premières villes, sans qu’il y ait beaucoup de cas, où l’on a désigné les jeunes comme responsables. Ce fut le maire lui-même.
D : À Paris, ce fut le préfet Lallemand qui affirma cela.
M : On a l’impression que la population est de plus en plus divisée, et tout ce qu’on a dit jusqu’à présent, les restructurations qui n’ont rien à voir avec le coronavirus, les libertés qui sont restreintes vont de pair et les médias orchestrent des campagnes en ce sens.
J : Il y a eu deux fois ce qu’on appelait autrefois des émeutes de jeunes, à Stuttgart et à Frankfurt. Je n’ai pas une haute opinion de ces gens qui n’ont beaucoup de conscience politique, mais nous sommes toujours encore sous une cloche à fromage. Mais des mois sans ciné, bistrot, danses, ça crée une pression. J’ai l’impression que ce genre d’émeutes se multiplie.
M : Je me pose la question depuis des semaines : ces émeutes n’ont-elles pas une signification plus profonde ?
U : Malheureusement pas. J’aimerais bien. Mais je ne vois pas ça. Il s’agit pour eux d’organiser les loisirs. C’est pas quoi faire pour améliorer le monde, c’est faire la “fête”. Pas une expression protestataire comme aux US. Pas de protestation de la jeunesse.
J : Les médias en Allemagne lient les émeutes avec l’immigration. C’est ridicule. Car ce sont des jeunes qui ont grandi ici : ce sont des produits de cette société, rien à voir avec immigration. Depuis cinq ans, la question de l’immigration revient sur le tapis. Mais vous connaissez ça en France. Les jeunes des banlieues ont la nationalité française. C’est un thème plus ancien en France. Ce qui m’agace, c’est qu’on en discute de plus en plus dans nos cercles sociaux et d’ amis : jeunes contre vieux, immigrés contre autochtones, hommes contre femmes (U : hétéros et homos), et la question « comment on produit cela, quelles inégalités en surgissent, et que donnera cela à l’échelle de la planète », on n’en parle pas.
D : On pourrait ajouter le plan national contre l’international. Je dis souvent y compris au plan syndical que nous n’avons plus jamais atteint le niveau d’internationalisme d’avant 1914.
M : C’est tout de même une contradiction : nous sommes dans un monde global, mais tu as l’impression qu’il y a moins de solidarité internationale.
D : J’ai redit récemment dans la CGT que nous avons deux mots en français : la mondialisation, pour l’aspect positif des échanges, de partage à l’échelle planétaire, à différencier de globalisation, l’aspect négatif lié au capitalisme. Et quand on dit que le coronavirus est la conséquence de la mondialisation, il faut s’inscrire en faux. On ne peut plus s’enfermer dans des limites nationales. Le développement doit être pensé à l’échelle du monde.
M : Je fais partie du Conseil syndical interrégional des Trois Frontières, création de la CES (Confédération européenne des Syndicats) dans lequel des syndicats se rencontrent à l’échelle de la regio. Nous avons prévu le congrès en octobre. Mais pendant toute la période du corona, rien ne s’est passé ! Il n’y avait même pas d’échanges d’informations. Je ne mets pas en cause la responsable, car rien n’est venu non plus des membres.
U : ça ne vient pas d’en- bas, c’est le problème. C’est le problème en général, que rien ne vient d’en- bas. Ou alors trop peu. De qui attendre quelque chose ? Tout ce que nous ne faisons pas nous-mêmes n’arrivera pas. Il n’y a pas assez de mouvement en ce sens en Allemagne, du moins sur ce terrain-là. Poser la question : on a affaire à une internationalisation et même dans le camp de gauche on met toujours le nationalisme en avant. “L’EU est trop bureaucratique, qui engloutit trop d’argent, nous n’en voulons pas, quelle est l’alternative, nous en revenons sur des positions nationales”. C’est une absurdité, je suis tout à fait d’accord. C’est dépassé. Nous avons besoin de solutions internationales, et précisément dans le mouvement des travailleurs et là nous n’avons rien. Bon, pas rien, mais rien qui a assez de force et met en mouvement. Nous avons la CSE qui siège à Bruxelles et qu’elle siège ou non ne change rien du tout. On voit ça avec les discussions avec les grandes entreprises : si Opel reste en Allemagne, en quoi nous concernent les camarades en Belgique et vice-versa. Les problèmes en Europe de l’Ouest ne peuvent être réglés qu’au niveau ouest européen. Ce qui n’est pas exact : ils sont réglés, mais dans le sens de ceux d’en-haut. Et ceux-ci ont la partie belle, car il n’y a pas d’adversaire.
M : ne croyez-vous pas que cela pourrait être construit au niveau local ? Ce n’est pas dans la culture des syndicats, qui sont pyramidaux. Prenons Fessenheim : il faut créer des emplois sans avoir anticipé la question. Beaucoup de salariés chez les petites entreprises sous-traitantes.
D : les sous-traitants sont souvent dans la même précarité que les salariés.
M : il faut une coopération France-Allemagne, mais elle ne se fait qu’au niveau du Capital, des employeurs. L’accord de l’Élysée envisage une exception sociale pour l’Alsace. Les syndicats refusent la possibilité, mais celui ne suffit pas, il faut que les syndicats de part et d’autre en discutent.
D : évoque le NSTS comme proposition CGT à expérimenter pour la CEA (Collectivité européenne Alsace).
U : C’est bien joli : “que fleurissent mille fleurs”, disait Mao. Ne pas avoir de propositions est très mauvais, suffisamment révolutionnaire ou pas. Mais où sont les forces pour imposer cela. J’ai ici une proposition formidable et nous ne manquons pas de propositions. Quand je regarde en France les derniers conflits d’avant le corona, je vois le “cul entre deux chaises”. Il y a les fonctionnaires, qui sont allés dans la rue pour se battre pour leurs droits, parce qu’ils ne veulent de coupes, et l’autre moitié qui disait : ” pour moi, ça va déjà mal, alors ça n’a qu’à aller mal aussi pour eux” au lieu de dire : “je veux que les choses soient aussi bonnes pour moi”, d’où la situation de division qui donne la situation de “pat” (échecs) et celle-ci est toujours très agréable pour les dominants.
M : c’est sans doute vrai, mais avec la lutte pour les retraites, quelque chose a changé. Il n’y avait que la question des régimes spéciaux, mais la majorité des Français était contre la loi, même s’ils n’étaient pas tous dans la rue. Mais les manifestations ont eu une influence : le gouvernement a décidé de prendre son temps pour mettre la loi en oeuvre. C’est déjà une victoire, un résultat positif du mouvement, même si ça reste insuffisant.
J : Nous étions à une manifestation à Mulhouse – j’étais à deux manifs, l’une avant Noël – il y avait beaucoup de monde, ça se passe très différemment de chez nous en Allemagne, très combatif, il y avait la CFTC, la CFDT, mais c’était pour moi tout de même paradoxal, car il y avait cette grande manif et tout autour la vie continuait : les supermarchés et les restaurants étaient ouverts, ce qui m’a étonné, c’est que les bus et les trams circulaient. Je ne me sens pas en situation de juger ou dire ceci ou cela…
U : il n’est donc pas question de juger
ET SI ON PARLAIT COOPÉRATION SYNDICALE TRANSFRONTALIÈRE ?
J : Pour parler de “local”, pour moi ça a été comme un détonateur, j’ai trouvé insupportable, la ligne à la frontière et à 25 km un combat fait rage, avec un enjeu réel, et ici il ne se passe rien. J’ai rencontré Raymond (Ruck) à Strasbourg il y a quelques semaines, et je lui ai dit : “on vit ensemble ici, mais ce genre de questions on est dos à dos au lieu de s’adresser les uns aux autres et au moins de parler ensemble et d’échanger.
D : j’ai souvent dit à la CGT départementale qu’il devrait y avoir au moins le 1er mai des militants à Freiburg et à Bâle. J’ai mis des années à découvrir que quelque chose se passait à Bâle, le matin et l’après-midi. Ce serait le minimum, certes symbolique, mais même ce minimum, on ne le fait pas.
J : c’est un bon mot-clé : pas même le minimum. Il y a deux choses ; d’un côté, j’ai suivi ce qui se passait en France, j’aime bien la France, j’y ai des amis, une partie de la famille est française. Puis Hans-Peter Goergens a fait une déclaration de solidarité et je me suis dit : au moins quelqu’un sur la frontière qui fait quelque chose et j’ai pris contact avec lui et c’est ce qui a mis la chose en discussion. Puis nous avons ici aussi rédigé un texte, bien sûr c’est symbolique, c’est minimal,
D : mais c’est important : j’ai relayé ces messages à mon syndicat d’artistes et à ma fédération, qui les ont eux-mêmes relayés. Il y a une tendance chez nous à se sentir plus solidaires avec les pays du sud.
M : ça vient des structures,
D : parce que les pays du nord, dont l’Allemagne, sont ceux qui se portent bien, on se sent mieux avec les autres, surtout parce qu’ils sont encore plus pauvres que nous.
M : mon syndicat, la Fédération CGT du Livre et du Papier, et le tien sont une exception : ils ont travaillé avec le nord, notamment avec Ver.di.
D : il y a une sorte de jalousie en France et chez les syndicats à l’égard de l’Allemagne à cause de la meilleure situation économique.
U : pour qui, une meilleure situation ? L’Allemagne a le plus grand secteur de bas salaires de toute l’Europe de l’Ouest.
J : on en discute actuellement, un quart des salariés gagne moins de 12 euros de l’heure.
D : le SMIC est plus bas !
J : Oui, mais combien gagnent le SMIC en France ?
D : bientôt également un bon quart, si pas davantage.
M : Chez nous le SMIC est le SMIC , mais vous avez des salaires minimums par branche et dans les accords d’entreprise le minimum est plus élevé.
J : Ce sont très peu de branches concernées. Il y maintenant un SMIC national. Le problème en Allemagne, c’est que ces accords collectifs ne valent plus le papier sur lequel on les a écrits. On conclut un accord collectif, mais les entreprises, le capital a toujours la possibilité de s’en retirer. Et il ne reste alors plus qu’un accord d’entreprise, ou alors plus d’accord du tout, de gré à gré. Pour que, dans une branche, ce salaire minimum soit vraiment obligatoire, comme en France, sous peine de poursuites, il faut, je crois, que le ministre du Travail doit décréter que l’accord est étendu à toute une branche, et cela n’en concerne que très peu : je crois, les livreurs de colis,
U : les laveurs de vitres.
J : à combien est le salaire minimum actuellement ?
U: 9,45
J : et ces salaires minimums ont 1 euro de plus de l’heure.
D : mais au moins il augmente régulièrement, ou bien ?
J : oui, mais ça reste au-dessous de l’inflation. Je crois qu’en France, le salaire minimum était couplé à l’inflation.
D : non, à la croissance, comme son nom l’indique.
J : si c’était en Allemagne, il serait à 12 euros environ, ou au moins à 11. Il y a cinq ans, il a commencé à 8,50 et maintenant nous en sommes à 9,45.
D : la comparaison des conditions sociales est très difficile à faire. J’ai essayé de le faire pour le secteur artistes avec un musicien de l’orchestre de Kaiserslautern. Ici, ceci est mieux, et là, cela. Le mieux serait de retenir ce qu’il y a de mieux de part et d’autre. J’ai entendu que les infirmiers, onze ans de carrière ont en France 2100 euros, en Espagne 2300 et en Allemagne 2800.
J : c’est des salaires bruts. Il y a moins de retenues en France. 2800 font 1800 nets en Allemagne. C’est le coût pour l’employeur.
D : Il faut comparer point par point. Il y a ce problème : nous défendons le bilinguisme en Alsace, mais nous n’avons plus assez d’enseignants. La solution serait d’en faire venir d’Allemagne ou d’Autriche, mais les salaires sont trop bas pour les attirer.
M : les conséquences de Hartz IV sur les retraites ou sur le chômage ont-elles empiré ?
J : Ce que tu disais sur la jalousie française à l’égard de l’Allemagne et la représentation qu’on “vit comme Dieu en Allemagne” : qui vient en Allemagne consommer ? Les Français !
D : … et les Suisses.
J : Oui, on peut les inclure également. Dans la famille : mon frère travaillait comme serveur à Bâle et il gagnait je ne sais combien de milliers de francs, quelque chose comme 2500 francs. Ce sont des choses qui en Allemagne ont toujours été mal payées, mais comme le montrent les statistiques, c’est précisément dans le domaine des services, emplois à moindre productivité et à faible formation, tel que serveurs, vendeurs, livreurs, facteurs, tout le secteur de la santé, pas que les hôpitaux, mais aussi le soin aux personnes âgées. Les salaires stagnent ou reculent même depuis 2000. et cela a beaucoup à voir avec Hartz IV. Je le vois personnellement : je suis malheureusement au chômage depuis près d’un an, au bout de six mois, je n’ai plus reçu d’indemnités chômage, normalement on en touche pendant un an, en rapport avec le dernier salaire, puis je suis passé à Hartz IV, 432 euros. Le loyer est payé en plus, mais je dois vivre avec cette somme.
D : Plus bas que le RSA.
J : On tombe dedans très vite en Allemagne. Jeudi, j’ai un entretien d’embauche en comptabilité, j’espère que ça va marcher. Je gagne si peu que je vais accepter, je prends ce qui vient. Un sociologue a décrit le phénomène de Hartz IV et de bas salaires comme un système de vases communicants. D’un côté, cela met les chômeurs sous pression, et d’un autre les employés également, car ceux-ci ont également peur et se disent : “bon, si je perds mon boulot, après un an, je tombe là-dedans et alors j’accepte tout ici rien que pour garder mon job.
D : tout au long de cette semaine, France-Culture a diffusé des émissions sur Thatcher et la grève des mineurs. Un ancien avait dit que l’arrivée du chômage de masse a cassé les syndicats. Le manque de combativité est lié en partie à la faiblesse de la syndicalisation. En France, nous sommes entre 7 et 8% de syndiqués. En Allemagne, c’est environ 20%.
U : beaucoup a changé. Nous avons à peu près le même âge (U,M, D). On peut jeter un oeil en arrière. J’ai encore connu le syndicalisme allemand comme organisation de combat. Il y avait dans les grandes entreprises un corps de gens de confiance qui fonctionnait. C’était des permanents syndicaux bénévoles. Bénévoles. Pas de délégués du personnel. Qui sont aussi des membres du syndicat, mais avec une autre position. Qu’est-ce qui a changé ? Le travail syndical s’est déplacé sur les délégués du personnel. Le secrétaire général appelle le délégué et bla, bla, bla… Il n’y a plus de mobilisation. Il y a en Allemagne des grèves symboliques, on fait semblant de faire grève, on sait qu’on pourrait s’en passer, on va pendant une demi-journée dans la rue, ou encore mieux, pendant la pause de midi, ce sont des grèves formidables… Ça se passe comme cela. Et à part ça, plus rien ne bouge. Et tu as l’appareil général syndical permanent et celui-ci est en Allemagne bien mieux payé que Hartz IV. J’aimerais bien gagner autant que le chef de la DGB, qui doit se situer entre 10 et 15000 euros.
J : Ce ne sont même pas ceux qui gagnent le plus dans les syndicats allemands. Il faut vraiment en parler. Les délégués du personnel. Mon exemple préféré : le chef du comité d’entreprise de Volkswagen a fait l’objet d’un procès pour abus de confiance. Il aurait touché des fonds auxquels il n’avait pas droit. Il se tient devant le tribunal et dit sans sourciller : “bien sûr que je suis payé comme un dirigeant de département. Je touche 250 000 euros par an comme salaire de base et bien sûr je reçois des bonifications. C’est un syndicaliste, un délégué du personnel (NdlR : en Allemagne, membre du conseil d’entreprise), et il est intégré là-dedans comme un dirigeant d’entreprise, comme un PDG. Quand ça marche bien, il touche 850 000 euros par an. Et il doit en être ainsi dans toutes les grandes boîtes, chez BMW, chez Porsche, partout en Allemagne. J’ai connu le fils du délégué du personnel principal chez Opel. Ils vivaient comme des chefs d’entreprise. Ils avaient une maison de vacances dans le Tessin et le fils allait dans une université privée. C’est un problème en Allemagne : dans les services, les salaires stagnent et baissent avec l’inflation, mais dans l’industrie, avec la productivité, ils ont grimpé. La productivité a crû plus fortement, et les salaires ont au moins augmenté. Si je suis ouvrier chez BMW, je n’obtiens que de faibles augmentations, mais le coiffeur ou la coiffeuse gagne toujours aussi peu. Aussi ces petites augmentations me suffisent, je0 profite toujours de ces services et en même temps, parce que les salaires sont restés en dessous de la productivité BMW peut écouler facilement ses produits. Je veux en arriver à ceci, c’est que les syndicats de l’industrie en Allemagne, dans les branches-clés, électricité, automobile, machines-outils, chimie, ils ont fait trahi leurs camarades dans les services.
DE LA SINGULARITÉ DE L’ALLEMAGNE
M : Ver.di, le syndicat regroupant les personnels des services, se retrouve de ce fait isolé.
J : Exactement.
U : Et ça montre à nouveau la complexité à mon sens quand nous voyons cela d’un point de vue européen. La manière avec laquelle l’Allemagne, ou le capital allemand gère l’économie ne peut fonctionner que pour l’Allemagne. Ça ne va pas autrement. Car il n’y a qu’un gâteau.
M : Mais ça fonctionne en Allemagne, car tous les autres achètent la production allemande.
U : Sont obligés d’acheter. Car l’Allemagne a cette force économique de pouvoir coller les autres au mur. Bien sûr, une part va aux ouvriers et ouvrières, dans certains secteurs, à l’aristocratie ouvrière. Celle-là en profite. Mais pas la totalité. Mais pour changer cela, il faudrait que ceux-ci renoncent à quelque chose pour que cela puisse augmenter de l’autre côté. Le mode de vie que nous avons en Allemagne ne peut pas être étendu au niveau ouest européen, et encore moins mondialement. Mais même dans l’UE, on ne peut généraliser ce niveau. Car de quoi vivons-nous ? Nous vivons de ce que nous avons tellement de capital que nous pouvons l’envoyer en Pologne, en France, en Espagne, le capital y travaille pour nous, et il nous revient et nous devenons plus riches. Enfin, pas moi, mais le capital allemand.
J : et s’ajoutent en partie les exportations.
U : exactement. Et là où nous exportons, rien ne se développe.
D : d’où vient le capital allemand ?
U : des mains travailleuses de tout un chacun. Il s’est accumulé tout simplement.
J : Je ne sais pas où tu veux en venir, mais le capital allemand a beaucoup gagné pendant les deux guerres mondiales.
D : le français aussi !
U : Oui, mais pas dans la même proportion. Nous étions en 45. On a correctement amorti les choses pour que tout ne devienne pas “rouge”. L’Allemagne en a certainement profité.
J : L’Allemagne a profité des l’aide de ce plan Marshall, il ya eu le système Bretton Woods avec les taux de change fixes et le Dmark était sous-évalué. L’Allemagne a eu un cours de change très avantageux dans ce système, comme le Japon. On a en quelque sorte “dopé” ces économies. Et avec l’euro, c’est à nouveau la même chose. George Soros, grand spéculateur, a dit que la meilleure chose pour l’euro serait que l’Allemagne en sorte.
M : Mais il y avait aussi le fait que la reconstruction de l’industrie se faisait avec de nouvelles machines, de nouvelles conditions de travail, ce qui n’était pas le cas en France. En Allemagne, tout avait été détruit.
J : C’est un mythe. Le fait est que le parc de machines en Allemagne était intact à 95%, mais était ultramoderne, car c’était la guerre avec une économie très productive, et on peut se demander : qui donc a construit ce parc de machines ? Les déportés du travail, de tous pays. Les hommes allemands étaient au front.
D : C’est ce que dit Géraldine Schwarz dans “les amnésiques” : les bombardements alliés ont surtout voulu terroriser les populations et ont plutôt épargné les sites industriels.
J : Ce qui a joué en Allemagne plutôt un grand rôle, c’est les méthodes de management bien plus avancées qu’en France, on s’inspirait beaucoup des USA, et le fait que la monopolisation était plus avancée… En France il y avait encore beaucoup de petites entreprises, une économie nationalisée, l’aviation par exemple. La chimie était constituée par un seul Konzern, puis il a été éclaté.
D : la force de l’économie allemande, c’est le tissu de petites ou moyennes entreprises.
M : elles ne sont pas petites : elles ont jusqu’à 1000 employés.
D : En Allemagne, il y a une autre culture capitaliste. Le capitalisme français est spéculatif.
J : ces thèses sont pour moi de la propagande. Pour ce qui est du « Mittelstand », que vous appelez improprement la « classe moyenne », en Allemagne, ce sont des entreprises plutôt de 2500 personnes. La France avait son empire colonial, on n’avait pas besoin de faire d’efforts, on envoyait la camelote en Afrique et y acheter les matières premières à bon marché. L’Allemagne n’avait pas ça et était obligée de s’imposer dans la concurrence mondiale. C’est là que se situent des origines.
D : Comme l’Espagne qui vivait de ses colonies…
J : Et en est crevé…
LA GAUCHE : UN AVENIR ?
U : Je voudrais soulever encore un problème. La gauche ne vient pas de nulle part. Là où la gauche n’est pas vient la droite. En France, en Allemagne depuis, en Angleterre, pour les dominants, c’est une situation merveilleuse. Quelles sont vos expériences avec l’extrême droite ?
D : Quand j’étais candidat pour le PC dans les années 80, il y avait des encartés PCF qui déjà votaient Le Pen.
M : Aujourd’hui, la seule force d’opposition à Macron paraît être le RN. Bien sûr, ce n’est pas acceptable pour nous. Mais la gauche ne peut pas s’organiser. Le PCF a encore quelques militants et un journal, la philosophie de la France insoumise est : nous ne sommes pas un parti, nous sommes un mouvement – D : non démocratique – M : et le Parti socialiste s’est écroulé avec la social-démocratie.
C’est plutôt un mouvement social qui s’est opposé à Macron – les gilets jaunes –
D : avec les syndicats, la CGT
M : oui, mais sur le plan politique, personne n’y a gagné, sauf le RN. Ils n’ont même pas eu besoin de faire campagne. Les élections municipales le montrent : le premier parti est celui des abstentionnistes. À Mulhouse, la maire a été élue avec moins de 10% des voix. Moins de la moitié des habitants des habitants ne sont pas sur les listes électorales. Parce que beaucoup sont étrangers. Et beaucoup de jeunes ne veulent pas voter. Mais le RN n’y a rien gagné ce coup-ci. Malgré tout, ils n’ont qu’à attendre. Il ya des gens qui ont voté FN la dernière fois, mais qui ne croient plus en rien, même plus dans le FN. Je ne peux pas dire où se situe le FN aujourd’hui. Je pense que Macron joue la carte Marine Le Pen pour être élu. Mais avec combien de voix ? C’est un problème démocratique. Quelle légitimité d’être élu avec moins de 20% des inscrits ? Quelle situation aurons-nous si les syndicats ne gagnent pas sur les retraites ? Reviendront les gilets jaunes, qui sont “contre”, et qui n’ont pas d’alternative, ils ne veulent pas de nous.
D : ils sont avec nous…
M : oui, mais sans alternative politique.J’ai l’impression que ça servira davantage le RN que la gauche.
D : La place vide à gauche confère aux syndicats une responsabilité politique que nous n’avions pas avant. La tentation est grande d’endosser ce nouveau rôle. Dans l’histoire de la CGT, elle l’a eu pourtant. La prise de pouvoir non du Parlement, mais de la société. Nous prenons le pouvoir dans les entreprises et non par le gouvernement. C’était la marque de fabrique initiale de la CGT.
La compagne de mon frère décédé, ambulancière, non impliquée syndicalement, est brusquement allée sept fois à Paris avec les gilets jaunes : récemment, elle me dit que d’après elle le mouvement les gilets jaunes est terminé.
Les GJ ont un problème : ils incriminent les traitements des élus, mais que Bernard Arnault a une fortune de 113 millards de dollars (NdR :106, après vérification) est hors de portée de leur imagination. Leurs ennemis deviennent les politiciens et non le capital.
M : il leur manque un arrière-fond politique, d’analyse.
D : chez les syndicats, il y avait une grande méfiance : “qui sont ces gens ?” et en même temps une certaine jalousie parce qu’ils sont arrivés à lancer quelque chose que nous n’étions plus en mesure de réaliser. Puis nous nous sommes dits qu’ils avaient mûrir.
M : avec la retraite, nous avons prouvé le contraire. Le départ des GJ a démarré avec une taxe. Puis se sont greffés d’autres problèmes sociaux, mais pas aussi importants que l’écotaxe. Il n’y avait pas de salariés, surtout des artisans, des classes moyennes, parfois des chômeurs. Ce n’était pas non plus un mouvement de masse. Mais ça a parlé à beaucoup de gens.
U : ce qui me les a rendus sympathiques, c’est qu’ils ont agi, ils n’ont pas parlé ou écrit des manifestes, et ils ont aussi affolé l’un ou l’autre en Allemagne. Il était question de la taxe CO2, et comme les associations écologistes trouvaient qu’elles n’augmentaient pas assez, le ministre de l’Intérieur Altmaier répond qu’on ne veut tout de même pas en Allemagne quelque chose comme les gilets jaunes.
LA RETRAITE : DES RÉFORMES CONVERGENTES…
Quelque chose de particulier en Allemagne, beaucoup d’histoires sont introduites subrepticement. Nous avions une retraite nette d’environ 67% du dernier salaire si tu avais cotisé 40 ans. Elle n’est maintenant même plus à 50%. Pas d’un coup, mais “peu à peu à peu”. La retraite était fiscalement exonérée. Maintenant elle est progressivement imposée. Dans trente ans, elle sera entièrement imposée. C’est insensible, quelques dollars en moins, pas la peine de s’insurger, puis deux ans, le taux augmente, jusqu’au 100%.
J : on parle actuellement en Allemagne d’une retraite de base, alors que ça existait avant ! Jusqu’en 92, il y avait des dispositions beaucoup plus avantageuses pour les retraités que ce qu’ils introduisent maintenant en disant que cela va sortir beaucoup de gens de la pauvreté. Hartz IV est le seul exemple où les choses se sont brusquement dégradées brusquement d’un coup. Et j’ai l’impression qu’il y a une autre culture à cet égard en France. J’étais dans une école supérieure de commerce à Rennes et je m’en suis rendu compte. En Allemagne, on dira : il faut baisser les retraites, mais on doit le faire comprendre aux gens, nous devons communiquer, on invente une histoire. En France, c’est plutôt “l’État, c’est moi”, ce que Macron symbolise, “voilà ce qu’on va faire”, et du coup il y a plus de conflits. En Allemagne, c’est à désespérer, tout se fait par petites étapes, et de ce fait, il est beaucoup plus difficile de mobiliser les gens.
D : Il y a aussi eu ce genre de petits pas en France : le passage de 90 à 70% de remboursement de la Sécurité sociale. Il faut examiner l’histoire des conquêtes sociales : dès qu’il y a un rapport de forces existant, elles existent en Allemagne, en France il faut attendre 36 et des grèves pour que quelque chose se passe.
J : Et il y a un bond. J’ai l’impression qu’en France tout avance par bonds, dans un sens comme dans l’autre.
D : et dans deux ans après, tout était fini ! En 1914, devait être instauré un système de retraites, puis il n’en était plus question avec la guerre. Il a encore fallu des années. Alors que l’Allemagne vaincue gagnait les conventions collectives, les droits des femmes.
J’ai entendu un ancien président de conseil de prud’hommes de l’Oise qui situait en mai 68 le début du déclin de la gauche. Il y eut une importante augmentation des salaires, mais c’était un acquis uniquement individuel, encourageant l’individualisme et ça a transformé les ouvriers en pousseurs de caddies, en consommateurs. Et ils se sont désintéressés des salaires sociaux (santé, éducation).
M : Je ne suis pas d’accord avec cette analyse. Ça ne vient pas de 68, c’est plus tard. Quand la gauche a été dirigée par les sociodémocrates, par Mitterrand, et en 82, avec lequel les communistes ont été obligés de travailler. Il a vu qu’il pouvait se passer des communistes et du coup il n’y avait plus de perspectives politiques pour les salariés, car les sociodémocrates ont tout démantelé et chaque fois qu’ils sont arrivés au gouvernement, il y a eu des catastrophes. Je suis d’accord avec toi sur “l’État, c’est moi” qui veut dire : “nous, au gouvernement, savons ce qui est bon pour vous, nous n’avons pas besoin de discuter”, ce qui n’est pas le cas en Allemagne, grâce au consensus qui a été construit particulièrement après la guerre avec les syndicats.
U : En Allemagne, ils ont compris que c’est utile, beaucoup plus utile.
M : la troisième composante, c’était les organisations d’employeurs, qui ne voulaient absolument entrer dans une négociation sociale, ils avaient le gouvernement qui travaille pour eux. En 81 ils avaient une peur bleue parce que les communistes sont arrivés au pouvoir, ils ont très vite compris qu’il n’y avait pas de danger et c’est là qu’il y a eu l’effondrement de la mobilisation. Ce n’était pas le cas en 68. Il y a eu des accords collectifs, le salaire minimum a augmenté d’au moins 20%.
D : Mais il n’y a pas eu de progrès collectifs. Personne n’a pensé à remettre en question les ordonnances Pompidou, la baisse de 90 à 70% des remboursements sécu, qui datait de l’année précédente.
U : Ce qui a changé de manière générale : quelle représentation avait le mouvement ouvrier ? Quand la productivité augmentera, quand nous n’aurons plus besoin de travailler aussi longtemps, nous irons tous aux cours du soir marxistes, nous étudierons la musique, les beaux-arts, nous nous cultiverons. Que s’est-il passé ? Il y a eu plus de temps libre, mon père travaillait encore 42 h par semaine, la semaine de cinq jours et demi. À partir du début et milieu des années 70 les gens avaient plus d’argent, qu’ont-ils fait ? Ils ont consommé. Entretemps, c’est devenu la philosophie de vie de l’Occident. Je consomme, donc je suis. Et plus je consomme, plus je suis vivant. Il y a une publicité à la télé qui dit : “je fais pour la quatrième fois ma croisière de luxe”. Pour l’idéologie néo-libérale, le collectif n’a pas de valeur. C’est toi qui décide si tu veux et si ça ne marche pas, il faut que tu travailles encore plus. Et on ne se pose plus des questions systémiques, “est-ce que tout marche bien”, “est-ce qu’il faut que ça marche ainsi”, “est-ce que ça pourrait fonctionner un peu autrement”.
D : nous avons le cas concret du récent projet d’implantation d’Amazon à Ensisheim. Auparavant, j’ai été confronté à la prise de position du comité régional CGT sur le projet d’enfouissement e : enfouissement irréversible de déchets nucléaires actifs pour 150 000 années. Des alternatives sont possibles, mais Bure est soutenu parce que le site créerait 500 emplois…
La crise sanitaire a accru la conscience des problèmes environnementaux. La CGT s’est inscrite dans un mouvement “le jour d’après, plus jamais ça” qui met les questions environnementales en avant. Il manque une réflexion qui distingue “emploi” de “travail” et sens du travail. J’ai entendu aussi qu’il fallait privilégier les véhicules à hydrogène au moteur électrique parce que cette piste maintient les emplois. D’un côté vient du national CGT la réflexion sur une agriculture durable qui implique l’arrêt de l’artificialisation des terres et de l’autre l’obsession de l’emploi. Emplois de plus d’une qualité nulle. Et puis il y a le problème Fessenheim et l’avenir du site.
M : On pourrait en parler des heures.
J : je pense qu’il faut qu’on reste en contact. Je pense qu’on devrait se revoir à Müllheim, pour qu’on se parle à un niveau local. Je ne me fais pas d’illusions, on n’occupera pas ensemble le pont du Rhin d’ici deux ans. Il faudra définir un thème, la retraite par exemple. Je peux aussi venir à Mulhouse, parler de l’Allemagne. En tout cas, maintenir un échange.
Il y a aussi les frontaliers dans la zone du DGB Markgräflerland (Müllheim-Neuenburg). À Neuenburg, il y avait Johnson Controls, un fournisseur de sièges automobiles de PSA : 70% des employés étaient français. La firme américaine a fermé du jour au lendemain.
Nous vivons à la frontière, nous sommes à une demi-heure les uns des autres, et les échanges sont endormis.
D : il y a aussi une autre frontière, la langue, avec la perte du bilinguisme.
J : Pourrait-on se voir à l’automne ?
M : On a eu une bonne expérience avec les postiers de Freiburg, mais la question, c’est comment développer ? Il y a aussi d’autres groupes qui s’organisent, par exemple sur la question de la pauvreté.
J : ce qui compte pour ce plan local, c’est l’existence de liens personnels. On aurait pu se rencontrer il y a déjà dix ans. Comment structurer cela pour que cela ne dépende pas d’invidivus ? Je n’ai pas de réponse.
On commémore le 1er mai à Müllheim : pourquoi quelqu’un de chez vous ne viendrait-il pas à cette occasion ?
D : il faudrait se préparer à une lutte commune, comme par exemple l’année dernière avec le problème du rachat d’Opel par PSA et la solidarité à créer. Seule la CGT a affirmé sa solidarité, les autres centrales, non. Il ya des échéances concrètes, par exemple Amazon et Fessenheim, l’opportunité pour les entreprises allemandes, qui ont besoin de terrains.
M : et qui compte sur des subventions et des salaires déjà faibles que le déficit pourrait tirer encore vers le bas. L’idée de travail en commun sur Amazon est aussi à creuser.