Ils ne sont pas anglais, mais allemands !
Quand Hans-Peter Goergens me proposa, il y a quelques semaines, d’intervenir à l’occasion d’une conférence qu’il donnait à Fribourg-en-Brisgau, le 13 octobre dernier, je lui fis part rapidement de ma disponibilité, une décision à laquelle n’était pas étrangère la plaisante perspective de retrouver la ville après les près de deux ans pendant lesquels le « corona », comme disent nos voisins, m’en a tenu éloigné.
La conférence de Hans-Peter, syndicaliste retraité de l’IG Metall, qui poursuit depuis des années des recherches sur les crimes nazis, portait sur le travail forcé dans le Rhin supérieur, de part et d’autre du fleuve. Il souhaitait que j’interprète ce soir-là deux chants écrits respectivement dans les camps du Struthof et de Heuberg.
Je n’étais pas mécontent de redonner ce « Natzweiler-Lied », un chant écrit et composé pas des détenus luxembourgeois, que Hans-Peter avait repéré et qu’il avait voulu que j’enregistre. Pas mécontent, car je n’avais eu jusqu’à ce soir-là qu’une seule occasion de le chanter en public, alors qu’il m’avait donné pas mal de fil à retordre : j’avais passé trois heures au téléphone avec le fils d’un détenu pour en maîtriser la prononciation (qu’on en juge : « Nüescht » pour « Nacht », « op Schratt an Tratt » pour « auf Schritt und Tritt »).
J’avais été surpris par contre quand il me précisa qu’il donnait sa conférence à la demande d’une association de motards, dont il n’est pas aisé de relier d’emblée l’objet au thème de la soirée.
Le lieu où se tenait la conférence, qui abrite l’association ainsi que des formations politiques et écologistes en dit plus long : « die Fabrik », qu’il est inutile de traduire en français, a tout d’un de ces endroits « alternatifs » qui investissent les friches industrielles ; il rassemble ateliers, activités culturelles ainsi qu’une «Kita », soit une garderie d’enfants.
Les membres du club de Fribourg portaient tous et toutes un T‑shirt, avec la mention « kuhle Wampe » ; je demandai à l’un d’eux ce que cela signifie et il m’apprit quelque chose de surprenant et que j’ignorais : ce nom désignait (et désigne encore) un terrain de camping près de Berlin, qui servit entre les deux guerres de refuge communautaire aux sans-abri victimes de la crise économique. La traduction de « kuhle Wampe », les « ventres vides », est ici explicite.
Le terrain de camping, lié également à des jardins ouvriers, fut fermé par les nazis en 1935.
« Kuhle Wampe, ou à qui appartient le monde ? » est aussi le nom d’un film de 1932, tourné par le bulgare Zlatan Dudow et écrit par Bertold Brecht – l’on ne s’étonnera pas que la musique soit signée par Hanns Eisler -, film « prolétarien », dont une des quatre parties se déroule dans la colonie ouvrière autonome et dans lequel figure le comédien et chanteur Ernst Busch.
Le service d’ordre du Parti communiste assura la sécurité du tournage contre d’éventuelles attaques par les SA. La première représentation du film eut lieu à Moscou. Il fut censuré en Allemagne, puis interdit l’année suivante après l’arrivée au pouvoir de Hitler.
L’association éponyme de motards née en 1976 compte quelque 600 membres répartis en une quarantaine de clubs régionaux, dont un en Autriche. Elle définit son combat comme antifasciste, antiraciste et se préoccupe également de défense de l’environnement.
Le film a inspiré au club son nom, en raison des valeurs d’entraide et de solidarité dans la communauté ouvrière qu’il met en valeur, mais aussi parce qu’y figure une belle scène de course de motos, l’une des compétitions sportives auxquelles se livre la jeunesse ouvrière dans l’avant-dernière partie. Dans la dernière, est posée la question : « qui changera le monde ? » La réponse ne se fait pas attendre : « ceux à qui il ne plaît pas ».
En-dehors du club des « kuhle Wampe », existe encore à Berlin une association similaire de motards, qui ont pris, eux, le nom de « Friedrich Angels », double allusion à la fois au complice de Karl Marx ainsi qu’ aux bien sulfureux « Hell’s angels »…
Lien vers le film (sous-titré en portugais).