affiche_alphabetLe der­nier opus d’Erwin Wagen­ho­fer, dans cer­taines salles obs­cures depuis le 21 octobre, ne porte pas sur la nou­velle enti­té qui cha­peaute depuis le 2 octobre le géant de Moun­tain View (Cali­for­nie) Google (1). Ter­mi­né début 2013, il décrypte «l’attitude qui défi­nit l’éducation» à l’ère où les tenants du néo- ou de l’ultralibéralisme assènent leurs pseu­do-«véri­tés» en ânon­nant à cor et à cris l’antienne du «il n’y a pas d’alternative»!… Le long-métrage de cent huit minutes (sous-titre «Fear or love») clôt la «tri­lo­gie de l’épuisement». Ce vocable syn­thé­tise le mieux, selon le réa­li­sa­teur autri­chien, l’état de nos sociétés.

«We feed the world» (sor­ti en Autriche, le 30 sep­tembre 2005, en France, le 25 avril 2007), basé sur l’essai de Jean Zie­gler «L’Empire de la honte» (2), décri­vait avec acui­té la cor­ré­la­tion entre les gas­pillages ali­men­taires éhon­tés sous nos lati­tudes et la famine dont souffrent quelque neuf cent mil­lions d’êtres humains dans les pays du Sud, de même que les énor­mis­simes ravages de l’agriculture indus­trielle, scan­da­leu­se­ment sub­ven­tion­née à coup de mil­liards. Avec «Let’s make money» (sur des écrans hexa­go­naux le 15 avril 2009), le docu­men­ta­riste cibla les cir­cuits tor­tueux de la finance inter­na­tio­nale, l’opacité des para­dis fis­caux, les consé­quences, y com­pris éco­lo­giques, pour l’immense majo­ri­té des ter­riens, de la cupi­di­té effré­née des plou­to­crates. Lorsque les spec­ta­teurs décou­vrirent le film, la «crise des sub­primes» avait pro­vo­qué un «krach» que d’aucuns jugèrent au moins aus­si dra­ma­tique que celui d’octobre 1929.

Exis­tences étriquées

Sur des images d’une écho­gra­phie, la voix off de Sir Ken Robin­son, expert bri­tan­nique en matière d’éducation: «nous pos­sé­dons le pou­voir extra­or­di­naire de l’imagination. De cette facul­té unique sont nés la diver­si­té de la culture, l’esprit d’entreprise, l’innovation». Comme preuves du génie de l’homo sapiens, le natif de Liver­pool cite notam­ment «la musique de Mozart, le hip-hop, la méca­nique quan­tique, le moteur à réac­tion…». Mouais!… Mais, ajoute-t-il, «nous détrui­sons sys­té­ma­ti­que­ment cette capa­ci­té chez l’enfant…».

Yang Dong­ping, pro­fes­seur à l’Institut de Tech­no­lo­gie à Pékin, cor­naque le groupe de tra­vail «l’éducation du XXIème siècle». Il com­pare les bambin(-e)s à des cerfs-volants main­te­nus au sol par les parents et les ensei­gnants. Dans l’Empire du Milieu, de la mater­nelle à l’université, pré­vaut désor­mais «le tour­billon violent de la concur­rence»; «ce phé­no­mène mal­sain» happe l’ensemble des inter­ve­nants. Regard vide de gar­çon­nets en lice pour les «Olym­piades des mathé­ma­tiques» (sic). Dès le cours pré­pa­ra­toire, les jeunes Chi­nois, trans­for­més en régur­gi­teurs de «réponses stan­dar­di­sées», haïssent les études. L’Allemand Andreas Schlei­cher, à la tête du Dépar­te­ment «Indi­ca­teurs et ana­lyses» de l’O.C.D.E. (3), ne sou­haite certes pas ce sort à sa pro­gé­ni­ture, mais se montre assez «opti­miste» pour le pays le plus peu­plé de la pla­nète où il a enre­gis­tré, en 2009 et 2012, les meilleurs résul­tats aux tests P.I.S.A. (4) sou­mis à des lycéen(-ne)s de quinze ans.

L’âge d’Ani Yaka­moz Kara­kurt, une excel­lente élève en neu­vième classe (notre troi­sième) du lycée Marien­thal de Ham­bourg, lorsqu’elle rédi­gea, sous le titre «Mein Kopf ist voll!» («Ma tête est pleine!»), une lettre au Rec­to­rat, aus­si reten­tis­sante que peu sui­vie d’effets. Dans son texte, que publia l’hebdomadaire Die Zeit, le 18 août 2011, elle écri­vit: «l’école me prive de l’essentiel: de mon enfance… Je rentre chez moi à seize heures, j’aimerais pro­fi­ter du soleil. Je ne me couche pas avant vingt-trois heures. Par manque de temps, je n’ai pas de hob­bysDevrais-je expli­quer plus tard à mes enfants le fonc­tion­ne­ment de Face­book lorsqu’ils me ques­tion­ne­ront sur la période d’avant? Inutile, car ils se pro­fi­le­ront comme des as de l’informatique, mais connaî­tront une exis­tence encore plus étri­quée que la nôtre». «Et puis», extra­po­lant sur l’avenir à plus long terme, elle pointe un non-sens, «Que rap­porte à nos parents la pers­pec­tive que nous payions leur retraite dans trente ans si nous sommes détruits dès main­te­nant?…». En juin 2015, la gagnante du tour­noi mul­ti­lingue a décro­ché son Abi­tur (l’équivalent du bac­ca­lau­réat) non sans avoir fus­ti­gé le rac­cour­cis­se­ment du cycle secon­daire à huit années.

«Comme des ham­sters dans leur roue …»

Le neurobiologiste/conférencier Gerald Hüther, qui col­la­bore actuel­le­ment, à temps par­tiel, au Centre de Méde­cine psy­cho­so­ciale de l’Université de Göt­tin­gen (Basse-Saxe), estime, à bon escient, que «la guerre» sous-tend notre socié­té (5). «Cela implique des écoles de dres­sage. L’économie est elle-même empreinte de méca­ni­sa­tion. Il me semble urgent de prendre conscience du carac­tère émi­nem­ment néfaste quant à l’inculcation de l’obéissance aux gens». Pour cela, il importe de nous dépar­tir de «cette obses­sion de la faisabilité…Réfléchissons sur nous-mêmes et sur ce que nous impo­sons aux enfants, com­ment nous mani­pu­lons le mer­veilleux pro­ces­sus d’auto-organisation de leur cer­veau». À ses yeux, for­cer quelqu’un à s’éduquer s’avère stu­pide, «on peut seule­ment l’y invi­ter».

Jusqu’en mai 2012, Tho­mas Sat­tel­ber­ger avait offi­cié comme direc­teur des res­sources humaines à la Deutsche Tele­kom (Bonn). Durant quatre décen­nies, il occu­pa des postes peu ou prou simi­laires, chez le construc­teur de voi­tures Daim­ler-Benz (Stutt­gart), l’avionneur Luf­than­sa (Franc­fort-sur-le-Main) et le fabri­cant de pneus Conti­nen­tal Aktien­ge­sell­schaft (Hanovre). L’ex-cofondateur de l’Union des tra­vailleurs com­mu­nistes d’Allemagne demeure très actif; ain­si, il est le porte-parole des ambas­sa­deurs thé­ma­tiques au sein de «l’Initiative Nou­velle Qua­li­té du Tra­vail», une ins­ti­tu­tion éta­tique, et pré­side le direc­toire de la Fon­da­tion de l’Université Zep­pe­lin à Frie­drich­sha­fen, sur les rives du lac de Constance. Il déplore que le monde ne soit plus régu­lé que par des impé­ra­tifs éco­no­miques «à une cadence accé­lé­rée et basée sur le court terme. De nom­breux cadres se sentent comme des ham­sters tour­nant dans leur roue. Que le sys­tème ne cor­res­ponde pas à ce qu’ils eussent sou­hai­té les entraîne dans la dépres­sion». Il se déclare «conster­né, car les jeunes se ruent tels des lem­mings dans ces grands ins­ti­tuts qui prêchent le capi­ta­lisme, l’optimisation des pro­fits, qui les accom­pa­gne­ront au long de leur car­rière». Quelques-un(-e)s de ces futur(-e)s big chiefs se plas­tronnent de leur réus­site au concours lan­cé dans l’espace chi­cos de l’Université alpine à Kitzbü­hel (Autriche) par McKin­sey & Com­pa­ny, lea­der mon­dial du consul­ting en mana­ge­ment. «En 2030, amas­ser de l’argent sera encore plus inten­sé­ment qu’à pré­sent à l’ordre du jour», «le mar­ché fixe les règles», entend-on à la ronde.

Patrick Kung tente de sur­mon­ter ses frus­tra­tions en tapant dans un pun­ching-ball. Habi­tant dans le déshé­ri­té dis­trict nord de Dort­mund, il bosse comme inté­ri­maire dans une socié­té de sur­veillance. Ses horaires: de 22 à 7 heures. Sa «rému­né­ra­tion»: qua­rante euros par semaine ( ?!?). Il per­çoit en sus 510 euros d’aide à la for­ma­tion. Nul­le­ment dupe, il chiffre à au moins huit mil­lions le nombre de chô­meurs outre-Rhin. «L’État incite à la cri­mi­na­li­té, à choi­sir l’illégalité!». Il dési­re­rait deve­nir bou­lan­ger, «tra­vailler la nuit et m’occuper de ma famille, le jour». Un emploi fixe d’agent de sécu­ri­té ou de piou-piou dans la Bun­des­wehr lui siérait…Ah, le fameux «modèle alle­mand», avec ses jobs à un euro de l’heure, tant van­té par les cumulard(-e)s habitué(-e)s de «C dans l’air» (France 5), une des «émis­sions-phares» du «ser­vice public audio­vi­suel», «modé­rée» par Yves Krét­ly (pseu­do­nyme «Cal­vi»)!…

Les par­ti­sans de pro­pos un tan­ti­net nuan­cés s’agaceront. Une approche de quelques méthodes «alter­na­tives» (péda­go­gies Frei­net, Mon­tes­so­ri, Stei­ner…) manque, tout comme le témoi­gnage d’enseignant(-e)s d’établissements «clas­siques», heu­reux de contri­buer à la trans­mis­sion du savoir ou désespéré(-e)s du soli­loque face à des zom­bies plus habiles au manie­ment du cut­ter que doués au jeu des capi­tales… Conve­nons-en: impen­sable de conden­ser en moins de cent vingt minutes l’objet, si mul­ti­di­men­sion­nel, de moult ouvrages, éru­dits ou de «vul­ga­ri­sa­tion» (6). Si d’aventure, Fran­çois Hol­lande, chantre du numé­rique à outrance (pour­quoi pas dès le stade fœtal?…), son incom­pé­tente ministre de l’Éducation Najat Val­laud-Bel­ka­cem (7), l’inculte char­gée de la…Culture Fleur Pel­le­rin, visionnent ce docu­men­taire émi­nem­ment recom­man­dable, sai­si­ront-ils, en criant «Eurê­ka», qu’ils se plantent en lar­geur et profondeur?…

Contact: Mathilde Cel­lier et Claire Virou­laud, Ciné-Sud Pro­mo­tion : 5 rue de Cha­ronne 75011 Paris. Tél. 01 44 54 54 77.

(1) Son leit­mo­tiv ne ras­sé­rène pas: «orga­ni­ser l’information du monde!». Lar­ry Page, avec Ser­gueï Brin, un des deux fon­da­teurs, le 4 sep­tembre 1998, se ver­rait bien domi­ner bien plus. Sans se plier à la légis­la­tion en vigueur, ni payer d’impôts, ou alors, le minimum!.…

(2) Chez Fayard, août 2005, 329 pages, 20 euros.

(3) L’Organisation de coopé­ra­tion et de déve­lop­pe­ment éco­no­miques, créée le 16 avril 1948, compte trente-quatre pays membres. Son siège se situe au Châ­teau de la Muette à Paris. Elle ne pro­page point pré­ci­sé­ment des thèses altermondialistes…

(4) Le Pro­gramme inter­na­tio­nal pour le sui­vi des acquis des élèves a été ini­tié pour intro­duire la com­pé­ti­tion dans le sec­teur édu­ca­tif, consi­dé­ré comme un fac­teur éco­no­mique et une oppor­tu­ni­té pour le busi­ness. Un des prin­ci­paux pour­fen­deurs de cette idéo­lo­gie délé­tère: le Wal­lon Nico Hirtt, auteur d’innombrables articles et ouvrages, comme «Les nou­veaux maîtres de l’école. L’enseignement euro­péen sous la coupe des mar­chés», Aden à Bruxelles, réédi­tion en octobre 2005, 176 pages, 14 euros; ou «Qu’as-tu appris à l’école? Essai sur les condi­tions édu­ca­tives d’une citoyen­ne­té cri­tique» avec Jean-Pierre Kerck­hofs et Phi­lippe Schmetz, chez Aden, octobre 2015, 223 pages, 16 euros.

(5) L’École de Guerre éco­no­mique, sise 1 rue Bou­gain­ville, dans le sep­tième arron­dis­se­ment pari­sien, entre les Inva­lides et l’École mili­taire, dis­pense «un ensei­gne­ment qui s’articule autour de quatre prin­cipes direc­teurs: opti­mi­ser la recherche de l’information, iden­ti­fier les bonnes sources d’ex­per­tise, analy­ser les situa­tions com­plexes, pro­duire de la connais­sance utile pour les déci­deurs». D’après le trom­bi­no­scope du staff et du corps pro­fes­so­ral, les trois dames et les qua­rante-huit mes­sieurs ne se pré­sentent pas en treillis devant les étudiant(-e)s…

(6) Par exemple, de Jean-Paul Bri­ghel­li, «La fabrique du cré­tin. La mort pro­gram­mée de l’école» (Édi­teur Jean-Claude Gaw­se­witch, juillet 2005, 223 pages, 16,90 €), «À bonne école» (même enseigne, mars 2006, 336 pages, 19,50 €).

(7) Elle s’inquiète enfin du «har­cè­le­ment moral» que subissent bien des élèves «souffre-dou­leur». La hot­line: le 3020. Rien que dans mon can­ton, j’ai connais­sance de deux «cas». Les pro­vi­seurs, les prin­ci­paux et les ins­pec­teurs de cir­cons­crip­tion ou d’Académie s’en tamponnent

René HAMM

Bischoff­sheim (Bas-Rhin)

Le 31 octobre 2015