Nous avons échappé au pire, pense-t-on. Une preuve nous est donné par cet article de Daniel Muringer sur les propositions culturelles du FN. Mais la « lepénisation » des esprits n’a pas disparue avec ces élections régionales, bien au contraire, le nombre de voix recueilli par l’extrême-droite en atteste. Et on sait combien les autres partis qui aiment « l’ordre » ont parfois des tentations coupables. Alors, mieux vaut savoir à quoi on a échappé pour que ce ne soit pas servi par d’autres, avec un ruban autour.…
L’Alterpresse68
Le FN s’est longtemps désintéressé de la culture, la traitant plutôt avec mépris, d’autant que le monde artistique a toujours manifesté une forte hostilité à son égard.
Puis, sans doute parce qu’il a eu pour ambition d’étendre son influence sur de nouveaux territoires sociaux, parmi lesquels les couches socio-culturellement privilégiées, mais également parce qu’il prend conscience que les vecteurs culturels (spectacle, littérature, cinéma, etc.) sont également des véhicules idéologiques multivalents à même d’assurer la propagation de ses thèses, le FN change de cap avec la création récente du nouveau collectif Culture, libertés et création (le Clic), grâce auquel il espère s’attirer artistes et intellectuels, qui, à l’exception de quelques personnalités, lui font cruellement défaut.
On y développe des concepts du type « insécurité culturelle » ou de « patriotisme culturel », dans lesquels on tente de relier le domaine nouvellement investi aux thèmes frontistes favoris.
Lorsqu’on définit dans ce Clic l’art contemporain comme le symptôme d’une « inversion des valeurs fondamentales du beau et de la composition » et le signe du « diktat d’une idéologie liée à la finance », il réalise également sur ce terrain la jonction du conservatisme esthétique « bourgeois » classique avec le populisme démagogique dont le FN est coutumier.
I
Un petit examen du programme culturel du FN s’impose, tel qu’il figure sur leur site. D’entrée de jeu, on annonce la fonction principale que la culture est censée remplir : assurer le rayonnement de la culture française … Les cultures du monde, ainsi que les langues et cultures régionales et minorisées ont donc du souci à se faire !
On lit dans l’introduction : « Les arts et notre langue forment une dimension essentielle de notre identité. Plus que dans d’autres nations, la Culture est inséparable de l’histoire et du rayonnement de la France… Tout (sans le « e » !) politique nationale authentique doit prendre appui sur cet atout majeur, le valoriser, maintenir une ambition qui soit à la hauteur de cette exception française ».
Et plus loin, cette définition : « l’exception culturelle n’étant rien d’autre que la priorité nationale appliquée à la culture ».
L’expression utilisée d’« exception française » mérite qu’on s’y arrête : elle en détourne habilement deux : exception culturelle et exception culturelle française.
L’expression « exception culturelle » désigne stricto sensu le fait de retirer la culture des accords de libre-échange afin de garantir la diversité culturelle (qui englobe celle linguistique) : cette dernière notion est par contre totalement absente du programme FN.
L’expression « exception culturelle française » quant à elle, désigne les mécanismes concrets d’aide à la création et à la diffusion, tels les différents fonds de soutien (CNC, CNV, etc.).
Mais dans l’utilisation qu’en fait le FN, elle correspond à une prétention française à se croire « au-dessus des autres cultures », alors qu’il s’agit en réalité et au contraire de défendre les différences.
Plus loin, on trouve : « Trop fréquemment notre vie culturelle souffre d’opacité, et de clientélisme, ne sachant pas se mettre suffisamment à l’écoute des goûts et des attentes de notre peuple ‑comme Jean Vilar et son Théâtre National Populaire ont su le faire un temps ‑temps hélas révolu ».
On croirait entendre Sarkozy faisant référence à Jaurès : au-delà de la caution usurpée, on est face à une nouvelle manipulation, car Jean Vilar avait pour ambition de hisser le public populaire à un théâtre exigeant, et non de renoncer à cette exigence en faisant un théâtre plus « abordable ».
Ensuite : « La démocratisation culturelle est en panne, l’État raisonne trop en termes d’offre, ou de modes, ignorant les attentes des Français qui, les statistiques le prouvent, se rendent à peine plus nombreux qu’il y a trente ans au théâtre, au concert ou n’achètent plus guère de livres. »
Le FN procède ici à un exercice qui lui est coutumier : un constat réel, mais adossé à des causes et des solutions fausses car oui, bien sûr, la démocratisation culturelle est interrompue, mais pas en raison d’une offre qui serait trop abondante : par abandon de l’action culturelle qui était concomitante de la décentralisation des années 60 et 70.
Puis un tir groupé démagogique :
- « Redonner la parole au public : nous favoriserons la création d’associations du public et nous leur donnerons une place dans les conseils d’administration des institutions culturelles. » Notons toutefois que dans une petite ville proche de Mulhouse, des édiles municipaux de droite classique ont également eu la prétention d’interférer dans les choix de programmation, à fin de privilégier « des spectacles qui attirent du monde et qui fassent rire » …
- « Les subventions seront plus liées qu’aujourd’hui aux recettes propres, les structures subventionnées devront prouver qu’elles touchent un public important », ce qui constitue une menace pour l’expérimentation et l’exigence artistiques, qui sont le propre des missions des structures subventionnées (mais là encore, ce type d’injonction n’est pas propre au FN).
- « Les pratiques amateurs devront être mieux prises en compte ». Comment ? On n’en saura rien. Le FN est-il d’accord pour un redéploiement et une réactivation des structures socio-culturelles ? On en doute, lui qui voit d’habitude dans les MJC et les CSC des foyers de sédition.
Une phrase qui ne veut pas dire grand-chose, sinon qu’à l’heure où la LCAP vient d’autoriser l’utilisation d’amateurs en place et lieu des professionnels dans les structures labellisées, elle sonne comme un acquiescement à la menace sur présomption de salariat que le texte de loi recèle.
Puis des contradictions du genre : on veut protéger le droit d’auteur, mais on revendique la liberté totale sur internet, cad la non-rétribution des créateurs et interprètes ayant-droits.
On citera encore :
« Le mécénat, comme le marché de l’art, sera encouragé par des mesures fiscales », ce qui est par ailleurs contradictoire avec la dénonciation citée plus haut du lien de la finance avec l’art contemporain.
On parle, ce n’est pas anodin, de « culture en province » (« pro-vincia », fruit de la conquête), en non « en région », aujourd’hui en usage et plus « politiquement correct ».
Et quelques perles, du type :
- (concernant l’audiovisuel ) l’encouragement aux « grandes productions illustrant l’histoire de France, et la vitalité du monde francophone »
-« le statut des intermittents sera réformé pour en stopper les déficits tout en gardant la souplesse nécessaire au métier d’artiste ». Au-delà de la litanie sur un déficit résultant d’une manipulation des chiffres, la souplesse évoquée est, on le sait, surtout commode pour les employeurs qui peuvent enchaîner les CDD non justifiés. Mais là encore, ils ne sont pas les premiers, ni les seuls.
- « Les structures d’insertion professionnelle (dans les opéras, les orchestres, les théâtres) réservées aux nationaux ». On renoue là explicitement avec les fondamentaux FN.
En bref, l’approche de la sphère culturelle par le FN consiste strictement en l’imprégnation du champ par ses thématiques habituelles.
II
Comment cette philosophie se concrétise dans la réalité ? On le sait par les décisions prises dans les quelques villes où le FN a accédé aux leviers de commande depuis les dernières municipales et précédemment :
« On est en Provence, pas en Orient », explique Marc-Etienne Lansade, maire frontiste de Cogolin, dans le Var, à propos de son refus concernant un spectacle de danse orientale dans sa commune. « S’ils veulent vivre comme en Orient, les frontières sont ouvertes ».
Cette décision rappelle celle similaire prise par le maire frontiste d’Hayange, Fabien Engelmann concernant un projet d’atelier de danse orientale au sein de la commune. Réponse catégorique du maire de la ville: « La danse orientale est incompatible avec le Front national ». On ne peut que lui donner raison.
A Fréjus, la municipalité demande aux artistes, en échange du loyer modéré des locaux qu’ils utilisent, d’intervenir gratuitement dans les activités périscolaires, non sans les traiter au passage de « fainéants ». Cela rappelle néanmoins furieusement Ségolène Royal qui proposait d’envoyer les « intermittents » dans les quartiers en échange de leurs indemnités chômage…
Le maire du Luc en Provence (Var) annule un festival techno en raison de «risques réels liés à ce type de manifestation à cet endroit et à cette période».
Toujours le maire frontiste de Hayange (Moselle) qui décide de repeindre en bleu turquoise une sculpture du centre-ville pour la simple raison qu’il la trouvait trop triste. L’œuvre, une fontaine en granit, était jugée «sinistre» par l’élu, qui a voulu lui redonner de la «gaieté» et qui ne comprend pas que l’on « fasse tout un pataquès » pour une œuvre « dont on peine à appeler ça de l’art ». Une sculpture faite d’acier et de pierre, grise et foncée, « en hommage au passé minier de la région », selon les mots de son auteur, Alain Mila. Ce geste imbécile relève cependant peut-être davantage de la bêtise crasse que de d’une démarche idéologique …
On se souvient de la fermeture du café-concert « le sous-marin » par les Megret à Vitrolles qui fustigeaient la culture «rap-tag-Lang» et du grand ménage effectué dans les livres et journaux des bibliothèques municipales d’Orange, de Toulon et de Marignane.
Béziers, où le maire Robert Ménard décide de supprimer le poste de directeur des théâtres de la ville sous prétexte de » mutualisation des compétences ». Cela étant dit, la mairie UMP d’Angers a également procédé à une fusion de quatre directions culturelles en une seule en début d’année.
En décembre 2013, un article frontiste intitulé « Un écrin pour de la merde » s’attaquait aux Fonds régionaux d’art contemporain (Frac) de Champagne-Ardenne, ce qui participe de la croisade du parti contre ces « pseudo œuvres d’art dont vous ne voudriez pas dans votre jardin mais devant lesquelles les bobos de la gauche caviar ou plus simplement les snobs s’extasient pour faire moderne ».
On pense aussi à Bruno Gollnisch qui évoque la « mafia des cultureux » et à l’annulation de la programmation des Têtes raides à la feria de Béziers.
Ou encore au maire frontiste de Villers-Cotterêts, Franck Briffaut, qui déprogramme un groupe de rock engagé lors de la fête de la musique, qui avait décidé précédemment de ne pas organiser de commémoration de l’abolition de l’esclavage en dénonçant une « auto culpabilisation permanente », et qui retire le livret d’une exposition dont une pièce symbolise « la montée de l’extrême droite ».A
Béziers, on citera encore la suppression du festival Fèsta d’Oc sans en informer les organisateurs ; à Fréjus, la fin des abonnements de la bibliothèque municipale à certains titres de la presse, tels Libération et Le Figaro, mais aussi l’interdiction de l’événement festif de musique électronique « Funky Family Fes » ; à Camarets-sur-Aigues, où l’on censure le film « La Belle Saison », qui représente pourtant la France aux Oscars.
A Marseille (7e secteur), où le maire s’en prend à une exposition installée à la Friche de la Belle-de-Mai, une pépinière artistique installée dans une ancienne manufacture de tabac. L’exposition présentée, « Berlinhard », rassemble des œuvres de deux artistes allemands dont les travaux abordent des thèmes tabous comme la sexualité adolescente, la pornographie, la bestialité ou la pédophilie. « Il n’est jamais trop tard pour dénoncer l’ignominie de deux pseudos artistes qui doivent revenir à Marseille, qu’ils restent en Allemagne », scande le maire admettant ne pas avoir vu cette exposition.
On a pu craindre un temps en 2004 pour les chorégies d’Orange, mais la subvention municipale a été maintenue : l’art lyrique conventionnel semble poser moins, ou pas de problèmes au FN.
Par contre, à l’exposé de ce qui précède, on cerne bien les cibles : cultures du monde, musiques actuelles, formes contemporaines du théâtre, des arts plastiques et de musique.
Le FN affiche clairement sa volonté d’interférer dans les contenus de programmation, le tout dicté par deux moteurs : ultra-nationalisme et ethnicisme. Il entend définir ce qui, selon lui, relève de l’art ou non : ainsi : «rap et techno, qui ne sont pas des expressions musicales» seraient «évidemment privés de tout soutien public».
Bien que se revendiquant défenseur de la laïcité, le FN n’en oublie pas d’être chevalier de la chrétienté, et plus précisément du catholicisme, consubstantiel selon lui à l’identité française. Dans son programme culturel patrimonial, figure en bonne place la restauration des églises.
Son approche des cultures régionales est folklorisante et infantilisante (ce qui est une autre manière de les minorer) : oui au folklore « sabots et confiture », notamment provençal (on se souvient aussi du costume alsacien de notre ex-conseiller régional Patrick Binder), mais refus catégorique opposé aux langues régionales : Florian Philippot interdit formellement à ses militants de parler le francique mosellan.
Le FN a aussi de sérieux problèmes avec certains aspects de l’histoire de la France : révolution française, histoire de l’esclavage et guerre d’Algérie : gare aux créations théâtrales, chansonnières ou audiovisuelles qui abordent ces sujets !
III
Au vu de ce qui précède, on ne peut que regretter que la LCAP ait raté l’occasion d’inscrire dans le marbre la liberté de diffusion des œuvres, car à quoi sert de proclamer que « la création est libre » si la diffusion ne l’est pas ? La mesure aurait permis de qualifier d’infraction toute entrave à l’exposition publique des créations artistiques.
Nombre de ce type d’atteintes à la liberté d’expression artistiques, ou jugements aberrants sur les artistes et leur travail ne sont cependant pas le monopole du seul FN : il n’y a parfois qu’une différence de degré ou de décomplexion avec ce que des ressortissants d’autres formations politiques peuvent également affirmer ou faire.
Ainsi, outre les similitudes de propos ou de comportement que j’ai déjà évoquées, il me faut par honnêteté ajouter que j’ai été personnellement confronté à : une exclusion de programmation à Hambourg par Germain Muller, alors président RPR de la commission culture régionale, pour le motif que « on ne peut pas laisser des rouges représenter l’Alsace » ; à la remarque d’une élue locale Front de Gauche qui me déclare que je n’aurais pas dû chanter telle chanson, car elle aurait choqué des gens dans le public ; que j’ai, avec mes collègues musiciens, été expulsé de scène par le service d’ordre très musclé de la LCR parce que nous y avions invité une personne qui n’avait pas l’heur de leur convenir (Aguigui Mouna, en l’occurrence, pour ceux et celles qui se souviennent du pittoresque clochard-philosophe).
Métastases frontistes, substrat autoritariste immanent de notre société que le FN n’aurait fait qu’amplifier, ou inconscience de la portée profonde et liberticide de tels agissements ?
Comment se déclineront, ou déclineraient, ces politiques FN jusqu’à présent uniquement municipales à l’échelon d’une région ? Il est malaisé d’y répondre pour l’instant. Toujours est-il que la région est co-financeur de la plupart des événements et institutions culturelles situés sur son périmètre et que son retrait les mettraient en difficulté.
Elles seront de nature quantitative, ainsi qu’annoncé : les subventions seront réduites, ce qui aura pour effet d’amplifier les reculs budgétaires déjà à l’œuvre, qu’ils soient à l’initiative de l’Etat ou des collectivités territoriales (le Conseil départemental du Haut-Rhin vient de décider une baisse systématique de 30% de toutes les subventions).
Mais – et c’est ce qui est spécifique au FN – elles seront, à n’en pas douter au vu de ses gestions municipales, également de nature idéologique : les soutiens financiers seront expressément sélectifs, et de ce fait, relèveront clairement et ouvertement d’une politique assumée de censure, érigée en principe de l’action publique. Et il n’est pas inutile de rappeler que les restrictions à la liberté artistique ne manqueront pas –c’est d’ailleurs déjà ponctuellement le cas – d’être suivies par d’autres, appliquées à toute forme de liberté, civique, associative, syndicale ou politique.
Daniel MURINGER
CNC : centre national du cinéma, CNV, centre national des variétés, LCAP, loi création artistique et patrimoine.