LE CAVISTE A MAL VIEILLI

Les 61 prin­cipes affir­més par la com­mis­sion Badin­ter et des­ti­nés à consti­tuer le « pré­am­bule » du futur code du tra­vail sont donc main­te­nant connus.

« Prin­cipes essen­tiels au droit du tra­vail », cœur du droit du tra­vail », « volon­té d’assurer le res­pect des droits fon­da­men­taux de la per­sonne humaine au tra­vail » selon les propres mots de Robert Badin­ter, « nour­rir le consen­sus répu­bli­cain » selon la ministre du tra­vail, autant de prin­cipes qui attendent donc d’être concré­ti­sée et gra­vés dans le marbre du futur code du travail.

Ega­li­té pro­fes­sion­nelle hommes et femmes, liber­té du sala­rié de mani­fes­ter ses convic­tions, y com­pris reli­gieuses – sous cer­taines réserves – , inter­dic­tion des dis­cri­mi­na­tions, du har­cè­le­ment moral ou sexuel, emploi de mineurs de moins de seize ans – sauf excep­tions légales – , contrat à durée indé­ter­mi­née res­tant la norme du droit com­mun, licen­cie­ments sou­mis à l’exigence de cause réelle et sérieuse, recherche du reclas­se­ment  du sala­rié licen­cié pour rai­son éco­no­mique, droit à la for­ma­tion pro­fes­sion­nelle tout au long de la vie, SMIC légal, durée du tra­vail fixée par la loi, repos heb­do­ma­daire le dimanche – sauf déro­ga­tion – , sécu­ri­té et san­té au tra­vail, droit de retrait en cas de dan­ger grave et immi­nent, liber­té syn­di­cale, etc…. rien ou presque ne manque au cata­logue et nous voi­là  ras­su­rés : le futur code du tra­vail devrait donc garan­tir les droits des tra­vailleurs à leur niveau actuel, aux dires mêmes de l’ancien garde des sceaux,  et même leur confé­rer des garan­ties sup­plé­men­taires grâce  à ce « préambule ».

Tout en garan­tis­sant les droits du tra­vailleur à leur niveau actuel ce  nou­veau code du tra­vail  per­met­trait donc de libé­rer un employeur poten­tiel d’incertitudes juri­diques pré­ju­di­ciables aux embauches, ferait sau­ter réti­cences ou blo­cages dus à de réelles com­plexi­tés et lour­deurs juri­diques du droit du tra­vail, pour le plus grand bien du droit au travail.…

Alors pour­quoi la cir­cons­pec­tion, voire la crainte devant ces annonces?

Non parce que ces prin­cipes ne visent pas, ou peu, cer­taines par­ties du code du tra­vail (comi­té d’entreprise, CHSCT, déta­che­ment, tra­vail illégal….)

Non parce qu’ils ne seront qu’un « cha­pitre auto­nome pla­cé en tête du code du tra­vail » mais sans valeur juri­dique spé­ci­fique, selon le rap­port lui-même.

Non parce qu’ils ne sont pour l’essentiel  que la reprise de dis­po­si­tions liant déjà le légis­la­teur fran­çais (Consti­tu­tion, direc­tives euro­péennes ou conven­tions inter­na­tio­nales, notam­ment pour le droit syndical…).

Alors parce qu’une deuxième com­mis­sion va prendre en charge la réécri­ture pro­pre­ment dite du code, dans une phase ultérieure ?

Parce que nombre des prin­cipes énon­cés sont assor­tis de la for­mule « dans les condi­tions déter­mi­nées par la loi » qui ouvre bien des incer­ti­tudes pour la suite ?

Parce que le Pré­am­bule de notre Consti­tu­tion de 1958, qui a valeur consti­tu­tion­nelle depuis1 971 et donc per­met au  contrôle du Conseil consti­tu­tion­nel de s’exercer, contrôle qui pour­rait s’élargir à des voies juri­diques nou­velles en cas de non res­pect d’un des 61 prin­cipes de ce  « préambule » ?

Le Conseil consti­tu­tion­nel a déjà pro­cé­dé à de telles exten­sions pour des prin­cipes géné­raux du droit, notam­ment pour la sau­ve­garde de la digni­té de la per­sonne humaine contre toute forme d’asservissement et de dégra­da­tion, la liber­té contrac­tuelle, la pro­tec­tion de la digni­té de  la per­sonne humaine…

Non! Cette réécri­ture du Code du tra­vail relève d’abord de la réduc­tion orga­ni­sée et sys­té­ma­tique  des pro­tec­tions des droits des sala­riés, sous cou­vert d’une levée des freins à l’embauche (pos­sibles) et de com­plexi­tés du Code actuel du tra­vail (réelles) peu favo­rables aux rela­tions sociales constructives.

Sup­po­si­tion alar­miste ? Déjà les grandes manoeuvres sont engagées…

La durée nor­male du temps de tra­vail à 35 heures est fixée par la loi et le prin­cipe de la majo­ra­tion est bien réaf­fir­mé dans le futur « pré­am­bule », mais à quel niveau ? Selon quels modes de négo­cia­tion col­lec­tive ? Les accords de branche pré­vau­dront – ils à l’avenir sur des accords d’entreprise ? Conclus selon quelles règles ? Quid des contrats de tra­vail et des refus indi­vi­duels ? Quelles pres­sions sur les sala­riés en cas de réfé­ren­dums envi­sa­gés par le gou­ver­ne­ment pour tour­ner le blo­cage pos­sible des syn­di­cats majoritaires ?

Mathilde Goa­nec, dans un article publié par Media­part le 25 jan­vier, relève que Manuel Valls, jamais en retard d’une pos­ture,  est reve­nu sur ces moda­li­tés de com­pen­sa­tions pour les heures sup­plé­men­taires, lors de la pré­sen­ta­tion du rap­port Badinter.

En même temps la  ministre du tra­vail et le ministre de l’économie font entendre avec insis­tance leurs petites musiques repec­tives sur le sujet (« pas moins de 10 % « pour l’une et « pas de limite infé­rieure » pour l’autre). Le Par­le­ment devrait trancher….

Un juriste recon­nu (Pas­cal Lokiec) rap­pe­lait récem­ment que la créa­tion d’un motif de licen­cie­ment spé­ci­fique pour réor­ga­ni­sa­tion était pos­sible et Fran­çois Fillon l’é­voque dans son « Mani­feste pour la France »; quid du droit actuel des licen­cie­ments éco­no­miques dans ce cas ?

Et pour­quoi le  for­fait-jour pour les sala­riés de PME sans néces­si­té de pas­ser par un accord col­lec­tif  est – il de nou­veau évoqué, ?

En fait tout porte à croire que les « prin­cipes intan­gibles » du rap­port Badin­ter ne sont qu’un  faux – nez : celui  d’une entre­prise de réduction/ démo­li­tion pro­gram­mée de nombre des garan­ties actuelles dont béné­fi­cient  les sala­riés dans leur entreprise.

Ils pour­raient bien n’être affi­chés que pour aider à vider de toute por­tée des modes de rela­tion sociales déjà bien malades et affai­blir encore les capa­ci­tés de négo­cia­tions et de régu­la­tion socié­tale d’organisations syn­di­cales pour­tant si nécessaires.

Les évo­lu­tions éco­no­miques en cours et leurs enjeux sociaux  néces­sitent d’autres  réflexions sur les réa­li­tés du tra­vail et ses orga­ni­sa­tions pour demain que des dérives auto­ri­taires et ultra libé­rales annon­cées qui – hélas ! – ont trou­vé la cau­tion d’un homme, Robert BADINTER,  qui fut pour­tant un grand défen­seur des droits humains et une réfé­rence morale.

Reste qu’après les amuse-gueules vien­dront les plats prin­ci­paux dans un envi­ron­ne­ment éco­no­mique tou­jours plus dif­fi­cile: il fau­dra bien réin­ven­ter de véri­tables négo­cia­tions sociales, la défense des droits acquis,  réins­tau­rer un ordre public social de base, une hié­rar­chie des normes juri­diques entre accords euro­péens, loi natio­nale, accords de branche, accords d’entreprise, contrat de tra­vail, réfé­ren­dum dans l’entreprise, et réta­blir les condi­tions d’une véri­table sécu­ri­té au travail…

Réécrire un code du tra­vail pour les temps qui viennent, oui ! Les enjeux sont majeurs et le droit du tra­vail est une pièce impor­tante de la lutte pour l’emploi.

Mais il nous faut de véri­tables débats, et non de misé­rables mani­pu­la­tions d’idées … et d’hommes.

Chris­tian Rubechi