Quand le débat sur le voile refait surface…

Dans sa ver­sion fémi­niste d’abord ; la volon­té de grandes marques de com­mer­cia­li­ser des « bur­ki­ni » et des hijabs « très classe » (Gene­viève de Fon­te­nay) les divise depuis des mois:

aux fémi­nistes qui assi­milent voile et oppres­sion sexiste s’opposent celles qui rap­pellent que la liber­té de se vêtir selon ses choix per­son­nels relève des liber­tés indi­vi­duelles, que la digni­té effec­tive de la femme musul­mane n’implique pas obli­ga­toi­re­ment l’absence de fou­lard ou de signe reli­gieux dis­tinc­tif, même sur les plages.

Dans la caté­go­rie des fémi­nistes « uni­ver­sa­listes » et pour n’en citer que deux, la ministre des Droits de la femme Lau­rence Ros­si­gnol dénonce « la pro­mo­tion de l’enfermement du corps des femmes », et la phi­lo­sophe Eli­sa­beth Badin­ter déclare que port du voile et défense de l’égalité femmes – hommes sont « incom­pa­tibles » ou que « por­ter un bur­ki­ni sur les plages de Nice est une pro­vo­ca­tion dégoûtante ».

Mais Mala­la You­saf­zai ou Tawa­kol Ker­man portent le voile : elles sont prix Nobel de la paix.

« Le sym­bole de l’émancipation c’est le choix » disent ‑elles.

Le rejet du voile est accru par la bana­li­sa­tion de l’objet, simple pro­duit sur un mar­ché qui l’a déjà inté­gré. Il y a une mode musul­mane et le voile c’est aus­si (sur­tout?) du busi­ness, (Madame Badin­ter, action­naire majo­ri­taire d’un groupe de com­mu­ni­ca­tion qui gère des bud­gets de l’Arabie saou­dite devrait en être d’accord).

Et tenues topless, body mini, rouge à lèvres, mini – jupes, talons défor­mant les pieds ne par­ti­ci­pe­raient pas d’une vision sexiste de « la femme » ?

Esther Ben­bas­sa, séna­trice EE-LV du Val de Marne et direc­trice d’études à L’Ecole Pra­tique des Hautes Etudes dénon­çait dans une Tri­bune à Libé­ra­tion « un modèle de séduc­tion impo­sé » contri­buant à un « enfer­me­ment du corps des femmes qui n’a rien à envier à celui que dénoncent les  universalistes ». 

Mais voile et bur­ki­ni relè­ve­raient for­cé­ment de contraintes reli­gieuses exté­rieures. Que des jeunes femmes reven­diquent une iden­ti­té dans une socié­té qui rejette sou­vent les musul­mans, voire « les arabes », ne paraît pas pen­sable à nos fémi­nistes démo­crates auto – paten­tées pour qui voile signi­fie obli­ga­toi­re­ment absence d’intelligence ou manque de la force d’être libres, voire libé­rées. Ver­sion un tan­ti­net post colo­niale de la question?

Et il est d’abord politique…

Caro­line Haas, mili­tante fémi­niste éga­le­ment, rap­pelle que le voile est un objet poli­tique, qu’on doit pou­voir en par­ler comme du sta­tut du corps des femmes et de leur place dans notre socié­té – contra­cep­tion, avor­te­ment, fécon­da­tion, mariage de deux femmes, sta­tut social de la femme au foyer notam­ment – à la lumière de pré­ceptes reli­gieux.. Stig­ma­ti­ser les femmes voi­lées relè­ve­rait donc de l’amalgame, du rac­cour­ci, voire d’une démarche contre pro­duc­tive pour celles et ceux qui sou­tiennent la ver­sion « universaliste ».

Elle rap­pelle sur­tout que le res­pect de l’individu, de ses choix per­son­nels, doit res­ter pri­mor­dial – même pour ceux qui sont en désac­cord – « tout en remet­tant en ques­tion les méca­nismes poli­tiques, sociaux reli­gieux à l’œuvre der­rière ces choix ».

Mais aux dis­cours encore régu­lés sur des valeurs et des prin­cipes tra­di­tion­nels de la Répu­blique se super­pose désor­mais un dis­cours iden­ti­taire extré­miste, assu­mé par des res­pon­sables poli­tiques de tous bords, même si on sait bien qui fait de la sau­ve­garde iden­ti­taire un fonds de com­merce (par­don, une pen­sée poli­tique…). Ils en oublient sou­vent les règles de cette Répu­blique qu’ils pré­tendent défendre.

Après les approches fémi­nistes, après les dis­cours iden­ti­taires sur les « racines judeo- chré­tiennes » (ou sim­ple­ment « chré­tiennes » selon les ver­sions) du pays, la tren­taine d’arrêtés anti – bur­ki­ni de maires inter­di­sant le port du bur­ki­ni sur les plages du domaine public marque désor­mais une autre dimen­sion du débat.

L’interdiction de ce cos­tume de bain, cen­sé « mon­trer de manière osten­sible une appar­te­nance reli­gieuse lors de la bai­gnade et sur les plages » a per­mis au Conseil d’Etat, plus haute juri­dic­tion admi­nis­tra­tive en France, de rap­pe­ler fer­me­ment dans son arrêt de prin­cipe récent quelques prin­cipes de notre Répu­blique : le pou­voir de police des maires doit conci­lier l’accomplissement de leur mis­sion de main­tien de l’ordre dans leur com­mune avec le res­pect des liber­tés garan­ties par les lois. Une tenue mani­fes­tant une appar­te­nance reli­gieuse ne sau­rait jus­ti­fier une res­tric­tion à l’accès à l’espace public en l’absence de risques avé­rés pour l’ordre public et même l’émotion résul­tant des atten­tats du 14 juillet à Nice ne sau­rait davan­tage jus­ti­fier léga­le­ment ces mesures.

Mais le coup d’arrêt juri­dique néces­saire aux dérives poli­tiques issues de tous bords, les sar­casmes venus de pays « occi­den­taux » au moins autant répu­bli­cains et démo­crates que le nôtre, les inquié­tudes offi­ciel­le­ment expri­mée par un res­pon­sable onu­sien sur les risques de stig­ma­ti­sa­tion des musul­mans, rien ne semble pou­voir éteindre l’incendie : le bur­ki­ni sur les plages, le voile en géné­ral, serait la fin de notre civilisation !

Dans le contexte d’une fré­né­sie sécu­ri­taire en cours virant à l’islamophobie pure et simple, le port du bur­ki­ni à la plage et donc plus géné­ra­le­ment le port du voile seraient donc tout à la fois sym­boles de l’abaissement de la femme, signes avant cou­reurs d’attentats, pré­misses du « grand remplacement » !

Que les dis­cours de la plu­part de ces élus muni­ci­paux, de can­di­dats à l’élection pré­si­den­tielle – et non des moindres‑, le Pre­mier ministre éga­le­ment, ali­mentent la polé­mique, encou­ragent le manque de res­pect de la déci­sion de prin­cipe du Conseil d’Etat, aggravent les divi­sions de la nation selon l’origine et la reli­gion des hommes et des femmes devient un fac­teur majeur de cli­vage poli­tique entre nos conci­toyens, les musul­mans et les autres.

La liber­té de conscience, la garan­tie des liber­tés indi­vi­duelles, une bonne lec­ture des prin­cipes de notre laï­ci­té qui n’est pas ins­tru­ment d’exclusion mais garan­tie de pro­tec­tion et d’expression, sont en jeu dans cette ques­tion. Et le droit de cri­tique du reli­gieux, des reli­gions doit natu­rel­le­ment res­ter un prin­cipe intan­gible de notre liber­té d’expression.

Mais quelles réponses don­ner quand l’Europe se divise, que les pro­blèmes éco­no­miques et sociaux s’aggravent, que la déci­sion de prin­cipe du Conseil d’Etat est ouver­te­ment mise en ques­tion par des élus, des gou­ver­nants, que des pré­misses d’affrontements civils se profilent ?

L’exploitation des peurs engen­drées par une reli­gion – dans tous ses aspects – qui reven­dique plus d’espace cultuel et cultu­rel dans une socié­té qui est aus­si la sienne devient alors pain béni (si j’ose…) et exu­toire pour trop de nos concitoyens.

Alors ?

Entre Cha­ria (cha­rias ?), visions laïques (laï­cardes ?), dis­cours iden­ti­taires et exploi­ta­tions poli­ti­ciennes, fan­tasmes et extré­mismes reli­gieux réels, idéo­lo­gies et inté­rêts, fré­né­sies sécu­ri­taires et nou­veaux atten­tats pos­sibles – pro­bables -, l’équilibre néces­site d’abord de se sou­ve­nir que la laï­ci­té sup­pose des ins­ti­tu­tions d’Etat sécu­la­ri­sées, sans reli­gion offi­cielle ni onc­tion divine.

Mais l’é­qui­libre de notre socié­té sup­pose aus­si le res­pect de nos liber­tés col­lec­tives et indi­vi­duelles. Et mettre en ques­tion les méca­nismes sociaux et poli­tiques à l’œuvre der­rière des choix indi­vi­duels, pour reprendre l’expression pré­ci­tée de Caro­line Haas, fait par­tie de la solu­tion, non du pro­blème; et non, Mon­sieur VALLS, com­prendre n’est pas déjà tout excuser!

Plus lar­ge­ment le can­cer de la divi­sion de notre socié­té ne se limite pas à cet épi-phé­no­mène esti­val que repré­sente le port d’un cos­tume de bain que n’eussent pas, au nom de la pudeur, renié nos arrière-grands-mères. Il nous faut, ensemble, véri­fier com­ment ce bien com­mun que repré­sente notre Répu­blique peut pro­fi­ter à cha­cun de ses membres, sans exclu­sion, quelle que soit notre ori­gine, notre genre, et notre appar­te­nance ou non à telle ou telle religion.

Sinon nous ris­quons tous de tom­ber de l’arbre et d’en mourir….comme Lucy, notre ancêtre aus­tra­lo­pi­thèque d’il y a plus de trois mil­lions d’années, si l’on en croit les tra­vaux récents des anthropologues.

Tom­bée n’ayant pas vu une branche parce que voi­lée, ou tom­bée punie par une divi­ni­té quel­conque parce que dévoilée ?

C.R