L’Alterpresse68 a appor­té dès le départ sa contri­bu­tion à l’or­ga­ni­sa­tion, dans le Haut-Rhin, de débats autour du « reve­nu uni­ver­sel ». D’a­bord en annon­çant un forum sur le sujet (voir : Reve­nu uni­ver­sel… 22 otobre à Kin­ger­sheim ) ; puis en par­ti­ci­pant un peu à son dérou­le­ment et sur­tout en le pro­lon­geant par la dif­fu­sion d’une émis­sion « Un autre son de cloche » (Le reve­nu uni­ver­sel avec D. Häni et J. Mul­ler sur Radio MNE le 27 octobre 2016).

En écou­tant le pod­cast de cette émis­sion, vous pour­rez entendre une inter­view de D. Häni, un Bâlois à l’o­ri­gine du réfé­ren­dum qui a lieu en Suisse sur le sujet, et celle de Jacques Mul­ler qui a pu déve­lop­per et pré­ci­ser les thèses qu’il avait pré­sen­tées à Kin­ger­sheim le 22 octobre.

Paral­lè­le­ment, l’Alterpresse68 ouvre ses colonnes. C’est ain­si qu’un article du 13 décembre 2016, inti­tu­lé Un reve­nu de base ? Uni­ver­sel ? Incon­di­tion­nel ? rap­pelle l’in­ter­view de D. Häni (trans­crite, quant à elle, dans un autre article inti­tu­lé : Reve­nu de base : incon­di­tion­nel sans état d’âme ! (1er novembre 2016)), avant la publi­ca­tion d’une prise de posi­tion de R. Winterhalter.

Si on excepte les réserves expri­mées par Jacques Mul­ler – qui ne conçoit la mise en place du reve­nu uni­ver­sel qu’ac­com­pa­gnée d’une réduc­tion mas­sive du temps de tra­vail – toutes les contri­bu­tions au débat publiées (ou dif­fu­sées) jus­qu’i­ci mani­festent qua­si­ment de l’en­thou­siasme pour ce pro­jet de reve­nu uni­ver­sel. Il est pour­tant loin de faire l’u­na­ni­mi­té au sein de l’é­quipe de L’Alterpresse68 où cer­tains se sentent beau­coup plus en phase avec les ana­lyses déve­lop­pées ci-des­sous dans un texte de Michel Hus­son (éco­no­miste et sta­tis­ti­cien) inti­tu­lé : « Le monde mer­veilleux du reve­nu uni­ver­sel ».

Michel Hus­son éprouve le besoin de rap­pe­ler rigou­reu­se­ment quelques élé­ments de la théo­rie de la valeur. En s’ef­for­çant de l’ap­pli­quer à « l’é­co­no­mie numé­rique », comme il le fait ici, il ne se faci­lite pas la tâche. Nul doute que cela passe(ra) mal auprès de quelques mili­tants, pour des rai­sons tech­niques, certes, mais aus­si idéo­lo­giques. Pour preuve : deux com­men­taires, que nous publions après le texte, accom­pa­gnés cha­cun d’une réponse. Assez signi­fi­ca­tifs des diver­gences que la ques­tion pro­voque, ces com­men­taires ont été rédi­gés en réac­tion à la publi­ca­tion de l’ar­ticle de Michel Hus­son sur le site « Entre les lignes entre les mots ». Lequel publie des textes parus sur d’autres sites. « Le monde mer­veilleux du reve­nu uni­ver­sel » avait été publié ini­tia­le­ment sur le site suisse de « A l’En­contre ».

Le débat va se pour­suivre. Il n’est pas nou­veau et se déroule un peu par­tout sur la pla­nète. Nous publions, à la fin de l’ar­ticle de Michel Hus­son, un com­men­taire de Lazare C. qui contri­bue à l’ap­pré­hen­sion de ce sujet essen­tiel dans la situa­tion actuelle. Répé­tons-le : loca­le­ment, L’Alterpresse68 s’ef­for­ce­ra d’y contri­buer et le faci­li­te­ra en ouvrant ses colonnes… ou des micros sur Radio MNE.

Le monde merveilleux du revenu universel

Qu’une socié­té garan­tisse un reve­nu décent à tous ses membres est évi­dem­ment un objec­tif légi­time. Mais cela n’implique pas l’adhésion aux pro­jets de reve­nu uni­ver­sel, de base, etc. Ces pro­jets reposent en effet sur un pos­tu­lat erro­né, ils conduisent à une impasse stra­té­gique et renoncent au droit à l’emploi.

Adieu au plein emploi, vive le revenu

L’idée d’un reve­nu incon­di­tion­nel s’incarne en de mul­tiples projets(1). Mais, au-delà de leurs dif­fé­rences, ils se déve­loppent tous à l’intersection de deux pro­po­si­tions plus ou moins expli­cites. La pre­mière est connue : les gains de pro­duc­ti­vi­té font que le plein emploi est hors d’atteinte. Et comme toute acti­vi­té humaine est créa­trice de valeur, il faut redis­tri­buer la richesse pro­duite par un reve­nu décon­nec­té de l’emploi.

Admet­tons un ins­tant, même si cette pré­vi­sion est hau­te­ment discutable(2), que les gains de pro­duc­ti­vi­té liés aux nou­velles tech­no­lo­gies soient por­teurs d’une héca­tombe d’emplois et qu’un emploi sur deux sera auto­ma­ti­sé dans les deux pro­chaines décen­nies. Les tenants de la fin du tra­vail nous disent alors : « vous voyez bien qu’il n’y aura plus d’emplois pour tout le monde, donc il faut un reve­nu uni­ver­sel pour redis­tri­buer la richesse pro­duite par les robots ».

C’est ce « donc » qu’il faut abso­lu­ment récu­ser. Un autre rai­son­ne­ment est en effet pos­sible : « Les robots font une par­tie du tra­vail à notre place, donc notre temps de tra­vail peut dimi­nuer. » A l’échelle his­to­rique, c’est ce qui s’est pas­sé (pas spon­ta­né­ment mais sous la pres­sion des luttes sociales) : les gains de pro­duc­ti­vi­té ont été en grande par­tie redis­tri­bués sous forme de réduc­tion du temps de travail.

Petite éco­no­mie poli­tique du numérique

En pra­tique, il se trouve que les gains de pro­duc­ti­vi­té asso­ciés aux nou­velles tech­no­lo­gies mettent du temps à se mani­fes­ter. Les éco­no­mistes sont à nou­veau confron­tés au « para­doxe de Solow » : on voit par­tout ces nou­velles tech­no­lo­gies, sauf dans les sta­tis­tiques de pro­duc­ti­vi­té. Les ten­ta­tives pour sor­tir de cette dif­fi­cul­té consistent à dire que le volume de pro­duc­tion est mal mesu­ré par les méthodes habi­tuelles : il aurait été sous-esti­mé, de telle sorte que les gains de pro­duc­ti­vi­té seraient fina­le­ment plus éle­vés qu’il n’y paraît. Les cor­rec­tifs pro­po­sés reposent pour la plu­part sur un oubli de la vieille dis­tinc­tion entre valeur d’usage et valeur d’échange que le numé­rique serait en train de brouiller.

Le déve­lop­pe­ment de l’économie de pla­te­forme (Uber, etc.) et des GAFA (Google, Apple, Face­book, Ama­zon) a en effet sti­mu­lé des inno­va­tions théo­riques sou­vent impres­sion­nistes mais qui s’appuient pour la plu­part sur de nou­velles défi­ni­tions de la pro­duc­tion ou de la cap­ta­tion de valeur. La ques­tion qu’il faut alors se poser est de savoir si les nou­velles tech­no­lo­gies rendent vrai­ment néces­saire un tel « dépas­se­ment » de la théo­rie de la valeur.

Un recul pru­dent – au risque du conser­va­tisme – est ici néces­saire : il faut essayer de dis­cer­ner ce qui est effec­ti­ve­ment nou­veau tout en pre­nant ses dis­tances avec l’idée facile selon laquelle les inno­va­tions tech­niques déter­mi­ne­raient méca­ni­que­ment les muta­tions sociales adé­quates. Cette fas­ci­na­tion devant les prouesses de la tech­nique conduit assez rapi­de­ment à la conclu­sion hâtive que le sala­riat est condamné.

Pour s’extirper de ce dis­po­si­tif idéo­lo­gique, le plus simple est de se deman­der quel est le modèle éco­no­mique des entre­prises « numé­riques ». Autre­ment dit : com­ment gagnent-elles de l’argent ? Apple vend des smart­phones et des tablettes ; son modèle se dis­tingue par un qua­si-mono­pole qui repose d’un côté sur une sur­ex­ploi­ta­tion de la main‑d’œuvre, de l’autre sur la rente que lui pro­cure l’addiction des consom­ma­teurs à son sys­tème clos. Mais, au bout du compte, Apple gagne de l’argent en ven­dant des mar­chan­dises. Il n’y a donc rien de nou­veau sous le soleil de ce point de vue et cela per­met de sou­li­gner un res­sort idéo­lo­gique qui consiste à mélan­ger deux choses : les per­for­mances remar­quables du pro­duit et le fait qu’il reste une mar­chan­dise clas­sique. On pour­rait dire la même chose d’Amazon, qui n’est pas autre chose qu’un dis­tri­bu­teur de mar­chan­dises sto­ckées dans d’immenses han­gars (ou sur de gros ser­veurs pour les biens numé­riques) et mani­pu­lées par des prolétaires.

Le modèle de Google ou de Face­book est dif­fé­rent : leurs recettes pro­viennent de la valo­ri­sa­tion des infor­ma­tions col­lec­tées sur leur parc d’usagers qui sont reven­dues sous forme d’espaces publi­ci­taires ou de meilleurs réfé­ren­ce­ments. Leur extra­va­gante capi­ta­li­sa­tion bour­sière ren­voie à leur capa­ci­té à mono­po­li­ser une part impor­tante du mar­ché publi­ci­taire. Il s’agit donc d’un trans­fert plu­tôt que d’une créa­tion auto­nome de valeur, comme en témoignent les dif­fi­cul­tés de Twit­ter qui n’a jamais réus­si à déga­ger un béné­fice net, faute de mordre suf­fi­sam­ment sur le mar­ché de la publicité.

La typo­lo­gie des pla­te­formes est encore plus diver­si­fiée. Par exemple, Bla­bla­car et Uber n’ont pas exac­te­ment la même logique. Dans le pre­mier cas, la pla­te­forme met en contact deux per­sonnes qui ont choi­si de faire le même tra­jet et par­tagent les frais. Il s’agit alors d’un trans­fert de reve­nu entre indi­vi­dus qui ne crée pas en soi de valeur. En revanche, la pla­te­forme per­çoit sa com­mis­sion qui cor­res­pond à la vente d’un bien mar­chand, en l’occurrence le ser­vice de mise en contact. Uber, et beau­coup d’autres comme Tas­kRab­bit aux Etats-Unis, fonc­tionnent plu­tôt comme des agences d’intérim, en met­tant à dis­po­si­tion des « sala­riés » qui vont réa­li­ser une tâche pour un client qui va payer pour cette prestation.

Les appli­ca­tions de mise en rela­tion rendent ain­si pos­sibles des tran­sac­tions qui auraient été réa­li­sées sous d’autres formes mais à un prix plus éle­vé, ou pas du tout. On pour­rait par­ler d’entreprise vir­tuelle met­tant direc­te­ment en contact l’acheteur du ser­vice avec un « sala­rié ». D’un point de vue stric­te­ment éco­no­mique, il n’y a rien de vrai­ment nou­veau sous le soleil. La pla­te­forme ren­ta­bi­lise son inves­tis­se­ment et ses quelques sala­riés en pre­nant sa com­mis­sion: la mar­chan­dise qu’elle vend, c’est le ser­vice de mise en rela­tion. Le tra­vailleur reçoit quant à lui une rému­né­ra­tion, comme le ferait un petit arti­san. La grande dif­fé­rence est évi­dem­ment le contour­ne­ment (poten­tiel mais pas inévi­table) de toute légis­la­tion sociale et fis­cale. Ce sec­teur de la gig eco­no­my s’apparente au sec­teur dit infor­mel ou non enre­gis­tré des pays en déve­lop­pe­ment et le sta­tut de ses par­ti­ci­pants est sou­vent plus proche de celui d’un jour­na­lier du XIXe siècle que de celui de sala­rié ou même de tra­vailleur indépendant.

C’est par­ti­cu­liè­re­ment évident dans le cas du micro-tra­vail qui consiste, comme l’explique le site foulefactory.com, à auto­ma­ti­ser les « tâches manuelles les plus labo­rieuses » moyen­nant une rému­né­ra­tion minime. L’exemple emblé­ma­tique est le Turc méca­nique (Mecha­ni­cal Turk) d’Amazon : cette pla­te­forme (mturk.com) met en contact des par­ti­cu­liers et des entre­prises qui pro­posent des micro-tâches. L’appellation même de Turc méca­nique est révé­la­trice. Elle fait réfé­rence à une fameuse super­che­rie de la fin du XVIIIe siècle : un auto­mate habillé à la mode turque jouait aux échecs (et gagnait la plu­part du temps). En réa­li­té, c’était un être humain qui mani­pu­lait le man­ne­quin. Ama­zon reven­dique fiè­re­ment la réfé­rence à ce sub­ter­fuge en affi­chant le slo­gan « intel­li­gence arti­fi­cielle » : c’est recon­naître que beau­coup de tâches qui semblent avoir été auto­ma­ti­sées sont en fait réa­li­sées par de petites mains épar­pillées à tra­vers le monde et payées au lance-pierres. Ama­zon sym­bo­lise ain­si le véri­table sub­ter­fuge idéo­lo­gique qui consiste à trans­for­mer le recours à cette sur­ex­ploi­ta­tion en mer­veille de la technologie.

Adieux à la théo­rie de la valeur

Un pas sup­plé­men­taire est fran­chi avec les théo­ries du digi­tal labor. Ce tra­vail gra­tuit réa­li­sé par les consom­ma­teurs qui surfent sur Inter­net serait exploi­té, puisqu’il pro­duit une infor­ma­tion qui est inté­gra­le­ment cap­tée par le site et qui sera reven­due: il y a donc cap­ta­tion de la valeur pro­duite par les « pro­som­ma­teurs » (pro­su­mers).

Ce sché­ma conduit à des éla­bo­ra­tions théo­riques par­fois sau­gre­nues et qui peuvent même être pré­sen­tées dans un cadre concep­tuel évo­quant la théo­rie mar­xiste de la valeur. C’est le cas de Chris­tian Fuchs qui pousse jusqu’au bout la tra­di­tion opé­raïste ita­lienne : « l’usine est le lieu du tra­vail sala­rié, mais le salon aus­si. En dehors des lieux du tra­vail sala­rié, l’usine n’est pas seule­ment à la mai­son: elle est partout(3) ».

Pour Anto­nio Casilli, un autre théo­ri­cien du digi­tal labor, nous créons donc de la valeur sans le savoir, notam­ment à tra­vers les objets connec­tés : « le seul fait de se trou­ver dans une mai­son ou un bureau « intel­li­gents », c’est-à-dire équi­pés de dis­po­si­tifs connec­tés, est déjà pro­duc­teur de valeur pour les entre­prises qui col­lectent nos infor­ma­tions »(4). Il faut alors « recon­naître la nature sociale, col­lec­tive, com­mune de tout ce qu’on pro­duit en termes de conte­nu par­ta­gé et de don­nées inter­con­nec­tées, et pré­voir une rému­né­ra­tion en mesure de redon­ner au com­mon ce qui en a été extrait. D’où l’idée, que je défends, du reve­nu de base inconditionnel ».

Cette jus­ti­fi­ca­tion du reve­nu de base repose sur une exten­sion illé­gi­time des concepts de valeur et d’exploitation, et fina­le­ment sur une incom­pré­hen­sion des rap­ports sociaux capi­ta­listes. Le grand pro­blème du capi­ta­lisme numé­rique est au contraire son inca­pa­ci­té à mar­chan­di­ser les biens et ser­vices vir­tuels qu’il produit.

Deux autres adeptes du capi­ta­lisme cog­ni­tif vont encore plus loin en pro­po­sant un reve­nu social garan­ti qui devrait « être conçu et ins­tau­ré comme un reve­nu pri­maire lié direc­te­ment à la pro­duc­tion, c’est-à-dire comme la contre­par­tie d’une acti­vi­té créa­trice de valeur et de richesse aujourd’hui non recon­nue et non rému­né­rée »(5). Le terme de reve­nu « pri­maire » ren­voie à la répar­ti­tion « pri­maire » des reve­nus, entre salaires et pro­fits. Autre­ment dit, le reve­nu garan­ti est pen­sé comme une forme sup­plé­men­taire de reve­nu qui devrait se rajou­ter au salaire et au pro­fit. Mais ce reve­nu cor­res­pon­dant à une créa­tion de valeur ex nihi­lo nous fait entrer dans un monde paral­lèle fan­tas­mé qui n’est plus le capitalisme.

Pour solde de tout compte

La pre­mière impasse stra­té­gique des pro­jets de reve­nu uni­ver­sel est une forme de naï­ve­té rare­ment sou­li­gnée qui ren­voie d’ailleurs au pos­tu­lat de base, à savoir que le plein emploi est désor­mais hors d’atteinte. Il est pour­tant facile de mon­trer, presque arith­mé­ti­que­ment, que le plein emploi est pour l’essentiel une ques­tion de répartition(6). Dire que le plein emploi est hors de por­tée revient donc à admettre qu’il est impos­sible de modi­fier le par­tage de la valeur ajou­tée des entre­prises dans le sens d’une créa­tion d’emplois par réduc­tion du temps de travail.

Pour­tant les pro­jets de reve­nu uni­ver­sel impliquent eux aus­si une modi­fi­ca­tion de la répar­ti­tion des reve­nus néces­saire pour finan­cer le reve­nu incon­di­tion­nel à un niveau « suf­fi­sant » pour assu­rer un niveau de vie décent. Mais pour­quoi ce chan­ge­ment dans la répar­ti­tion – au moins aus­si dras­tique – serait-il plus faci­le­ment accep­té par les domi­nants qu’un par­tage du travail ?

Les par­ti­sans du reve­nu uni­ver­sel sont ensuite confron­tés à une contra­dic­tion fatale. Si le reve­nu est « suf­fi­sant » ou « décent », son finan­ce­ment implique de redé­ployer lar­ge­ment la pro­tec­tion sociale, parce qu’il n’y a pas de source auto­nome de créa­tion de valeur. C’est alors une régres­sion sociale qui consiste à remar­chan­di­ser ce qui a été socia­li­sé. Et si le reve­nu est fixé à un niveau modeste, comme étape inter­mé­diaire, alors le pro­jet ne se dis­tingue plus des pro­jets néo-libé­raux et leur pré­pare le terrain.

En idéa­li­sant le pré­ca­riat comme s’il rele­vait tout entier d’un tra­vail plus auto­nome, per­met­tant de libé­rer les ini­tia­tives, on occulte ses formes les plus clas­siques et domi­nées. En appe­lant de ses vœux le dépas­se­ment du sala­riat vers un post-sala­riat ados­sé à un reve­nu de base, on fait le lit de ceux qui orga­nisent en pra­tique le retour au pré-sala­riat. Les par­ti­sans pro­gres­sistes d’un reve­nu à 1000 euros par mois risquent bien alors de ser­vir d’« idiots utiles » pour la mise en place d’un reve­nu uni­ver­sel à 400 euros – pour solde de tout compte – qui per­met­trait en outre de réduire avan­ta­geu­se­ment les coûts de fonc­tion­ne­ment de l’Etat-providence.

Adieux au pro­gramme de transition

La com­bi­nai­son de fon­de­ments théo­riques erro­nés et d’orientations pro­gram­ma­tiques hési­tantes conduit fata­le­ment à renon­cer ou à tour­ner le dos aux axes essen­tiels d’un pro­jet cohé­rent, à com­men­cer par la réduc­tion du temps de tra­vail. Au-delà de quelques posi­tions conci­lia­trices (« c’est com­plé­men­taire ») les par­ti­sans du reve­nu uni­ver­sel ignorent ou dis­cré­ditent ce levier d’action. Pour Phi­lippe Van Pari­js, l’un des grands pro­mo­teurs de l’allocation uni­ver­selle, c’est « une idée du XXe siècle, pas du XXIe siècle » parce que « la réa­li­té du XXIe siècle » (à laquelle il faut donc se rési­gner) c’est la « mul­ti­pli­ca­tion du tra­vail aty­pique, du tra­vail indé­pen­dant, du tra­vail à temps par­tiel, des contrats de toute sorte »(7).

En se pro­je­tant dans un futur indis­tinct, tous ces pro­jets sautent par-des­sus la néces­saire mobi­li­sa­tion autour de mesures d’urgence comme l’augmentation du salaire mini­mum et des mini­ma sociaux (avec leur exten­sion aux jeunes de 18 à 25 ans). Parce qu’ils se résignent à la pré­ca­ri­sa­tion, ils laissent en réa­li­té le champ libre à des pro­jets libé­raux d’un reve­nu mini­mum unique et insuf­fi­sant se sub­sti­tuant aux mini­ma sociaux existants.

En fai­sant miroi­ter un salaire à vie ou un reve­nu incon­di­tion­nel, ces pro­jets font aus­si l’impasse d’une ver­sion radi­ca­li­sée de la sécu­ri­té sociale pro­fes­sion­nelle assu­rant la conti­nui­té du revenu(8).

Enfin, ces adieux au plein emploi empêchent de poser la ques­tion des besoins sociaux et d’envisager une logique d’Etat « employeur en der­nier res­sort ». La ques­tion éco­lo­gique est absente, à moins peut-être que la fru­ga­li­té du reve­nu de base ne suf­fise à enclen­cher la décrois­sance salvatrice.

De manière géné­rale, le suc­cès de ces pro­jets s’explique sans doute par les coor­don­nées d’une période assez cau­che­mar­desque. Por­tés par des appren­tis gou­rous, ils semblent repré­sen­ter autant de rac­cour­cis per­met­tant de contour­ner les obs­tacles et de pas­ser à nou­veau à l’offensive. On retrouve cette même quête de solu­tions miracle dans des domaines connexes : les mon­naies magiques (« libre », « double » ou « fon­dante ») pour créer de l’activité, le retour aux mon­naies natio­nales pour sor­tir de la crise de l’euro, le tirage au sort pour réta­blir la démo­cra­tie, etc. Ces uto­pies incan­ta­toires ne sont pas seule­ment sté­riles : elles sont aus­si, mal­heu­reu­se­ment, autant d’obstacles à la construc­tion d’une stra­té­gie d’alternative ancrée dans la réa­li­té des rap­ports sociaux.

Michel Hus­son, 22 décembre 2016

Publié sur le site « A l’en­contre »

  1. Michel Hus­son, « Fin du tra­vail : le temps des gou­rous », A l’encontre, 23 juin 2016.
  2. Michel Hus­son, « Le grand bluff de la robo­ti­sa­tion », A l’encontre, 10 juin 2016.
  3. Chris­tian Fuchs, « Pro­le­go­me­na to a Digi­tal Labour Theo­ry of Value », tri­pleC, 10 (2), 2012.
  1. Anto­nio Casilli, « Digi­tal labor : à qui pro­fitent nos clics ? », Le Temps, 12 jan­vier 2015.

  2. Car­lo Ver­cel­lone et Jean-Marie Mon­nier, « Muta­tions du tra­vail et reve­nu social garan­ti comme reve­nu pri­maire », Les Pos­sibles n° 11, Automne 2016

  3. Michel Hus­son, « France. Réduc­tion du temps de tra­vail et chô­mage: trois scé­na­rios », A l’encontre, 4 avril 2016.

  4. Phi­lippe Van Pari­js, « La réduc­tion du temps de tra­vail est une idée du XXe siècle », L’Obs, 7 juillet 2016.

  5. Laurent Gar­rouste, Michel Hus­son, Claude Jac­quin, Hen­ri Wil­no, Sup­pri­mer les licen­cie­ments, Syl­lepse, 2006.

1er com­men­taire figu­rant sur le site « Entre les lignes entre les mots » qui a repris le texte de M. Hus­son paru sur le site suisse d’ « A l’En­contre »

Je trouve que vous balayez un peu vite la ques­tion de la robo­ti­sa­tion et de l’intelligence artificielle.
Pour Uber par exemple : l’entreprise a pour objec­tif assu­mé et offi­ciel de n’utiliser à terme que des voi­tures auto­nomes. Sans chauf­feur, donc, et on peut s’attendre à un gain signi­fi­ca­tif sur le coût du service.
L’industrie a fait des gains impor­tants en robo­ti­sant (notam­ment l’automobile mais aujourd’hui aus­si l’aéronautique). Ama­zon veut rem­pla­cer une par­tie des livreurs par des drones, etc.

Coté intel­li­gence arti­fi­cielle : la recon­nais­sance vocale va agir radi­ca­le­ment sur le métier de restrans­crip­teur. La tra­duc­tion est aus­si en ligne de mire. Les centres d’appel ou les stan­dards télé­pho­niques sont en train de deve­nir auto­nomes aussi.

Bref l’impact sur l’emploi est encore plus per­cep­tible mais je ne suis pas sûr qu’il n’ait pas lieu pour autant.

Réponse à ce 1er commentaire :

Il ne s’agit pas de nier la sup­pres­sion d’emplois ou leurs trans­for­ma­tions dans les sec­teurs évoqués.
L’auteur rap­pelle cepen­dant que la seule richesse pro­duite dans les entre­prises est celle créé …par les sala­rié-e‑s, loin des fan­tasmes de l’auto-génération des richesses dans le monde robo­ti­sé ou numérisé…

2ème com­men­taire :

Je ne par­tage pas votre ana­lyse. Nous n’utilisons pas le même champ lexi­cal. Dans le mien, il y a les mots « digni­té » et « per­sonne », « liber­té » et « éman­ci­pa­tion ». Je ne consi­dère pas le reve­nu de vie comme un mer­veilleux pays. D’autres champs sont à inves­tir : la vie poli­tique, le loge­ment, le par­tage du tra­vail, la fis­ca­li­té. Mais je ne vois pas beau­coup d’utopies géné­reuses et modernes, je vois beau­coup de gens cri­ti­quer mais pas beau­coup de gens défendre vrai­ment une idée. En atten­dant que les pseu­do-intel­lec­tuels et la gauche décident de se pen­cher sur le reve­nu de vie, les jeunes, diplô­més ou non, les familles mono­pa­ren­tales, les retrai­tés pauvres conti­nue­ront-ils à être les otages d’un sys­tème, en atten­dant une hypo­thé­tique meilleure répar­ti­tion des richesses ?

Réponse au 2ème commentaire :

La phrase « en atten­dant une hypo­thé­tique meilleure répar­ti­tion des richesses » peut-être retour­née « en atten­dant un hypo­thé­tique reve­nu uni­ver­sel »… dans un cas comme l’autre il convien­dra par des luttes de l’arracher aux domi­nants en transformant/bouleversant tous les rap­ports sociaux (oubliés dans votre texte au nom d’un « champ lexi­cal » qui semble omettre l’exploitation, les dominations).

Oui digni­té, liber­té, éga­li­té, éman­ci­pa­tion… Nous sommes donc en accord sur cela.

Commentaire de Lazare C.

Je fais juste une paren­thèse sur l’ar­ticle de Michel Hus­son fort inté­res­sant par ailleurs, sur le reve­nu uni­ver­sel et le capi­ta­lisme numérique.

Son ana­lyse d’un point de vue éco­no­mique, social et his­to­rique des nou­velles tech­no­lo­gies et sur­tout de l’é­co­no­mie numé­rique est tota­le­ment réductionniste.

Dire que « Le grand pro­blème du capi­ta­lisme numé­rique est au contraire son inca­pa­ci­té à mar­chan­di­ser les biens et ser­vices vir­tuels qu’il pro­duit » est un non sens quand on voit les béné­fices géné­rés par les Gafa.

Réduire l’é­co­no­mie numé­rique aux seuls exemples de Bla­bla­car et Uber est une mys­ti­fi­ca­tion qui cache la forêt. Ces deux exemples d’é­co­no­mie numé­rique « col­la­bo­ra­tive » comme tant d’autres, ne servent que comme pré­texte à étayer tou­jours la même rhé­to­rique à vou­loir jux­ta­po­ser le bon vieux capi­ta­lisme tra­di­tion­nel créa­teur de « valeur » (pour qui?), de pro­cès et de moyens de pro­duc­tion bali­sés, qui ont fait leur preuve et qui génèrent soi-disant de la pro­tec­tion sociale et des avan­tages pour les pro­lé­taires. Mais ce qu’il ne dit pas c’est que c’est ce même sala­riat qui main­tient les pro­lé­taires dans l’as­ser­vis­se­ment et l’a­bru­tis­se­ment, le sala­riat comme forme moderne de l’es­cla­vage, je cite Marx.

A aucun moment il ne cite les pla­te­formes col­la­bo­ra­tives qui mettent en réseau des uni­ver­si­tés, des Ong et des popu­la­tions locales à tra­vers le monde et qui oeuvrent sur des pro­jets d’a­mé­lio­ra­tion de la vie de ces popu­la­tions par le par­tage d’a­van­cées tech­no­lo­giques. A aucun moment il ne cite les grands tra­vaux à tra­vers ces pla­te­formes sur le déve­lop­pe­ment durable créa­teur d’emplois et de valeur, sur les éner­gies renou­ve­lables, sur le par­tage des infor­ma­tions gra­tuites à tra­vers le monde, sur le par­tage de for­ma­tions gra­tuites dis­po­nibles à tra­vers le monde et qui sont les futures créa­tions de valeurs mises à la dis­po­si­tion de tous, et j’en passe. La liste serait trop longue.

Vou­loir essayer de com­prendre ce qui nous arrive en essayant d’a­na­ly­ser d’un point de vue déter­mi­niste, c’est vou­loir se buter à croire que l’être humain moyen serait l’ idiot per­pé­tuel dar­wi­nien, inca­pable de faire preuve d’au­to­no­mie et d’i­ni­tia­tive, inca­pable d’ ima­gi­ner et de construire d’autres rap­ports sociaux, d’autres rap­ports de pro­duc­tion, d’é­du­ca­tion et donc d’émancipation.

Pour preuve, dans la suite, il nous dit : « On retrouve cette même quête de solu­tions miracle dans des domaines connexes : les mon­naies magiques (« libre », « double » ou « fon­dante ») pour créer de l’activité, le retour aux mon­naies natio­nales pour sor­tir de la crise de l’euro, le tirage au sort pour réta­blir la démo­cra­tie, etc. Ces uto­pies incan­ta­toires ne sont pas seule­ment sté­riles : elles sont aus­si, mal­heu­reu­se­ment, autant d’obstacles à la construc­tion d’une stra­té­gie d’alternative ancrée dans la réa­li­té des rap­ports sociaux. »

Ce n’est pas la peine ici que j’aille plus loin, il a tout dit. Pas de place au nou­veau, pas de place à l’in­no­va­tion venant d’en bas, pas de place à l’émancipation.

Quant au reve­nu uni­ver­sel, et pour ter­mi­ner la des­sus, il sera mis en place tôt ou tard. Sous quelle forme ? Si les citoyens se mobi­lisent et imposent dans la concer­ta­tion leur vision, car des pro­jets venant du bas il y en a un cer­tain nombre, ça ira dans le sens du bien être de tous. Sinon ça nous sera impo­sé d’en haut.

Lazare