Ce week-end, le pre­mier tour de l’élection pré­si­den­tielle éclip­se­ra, mal­heu­reu­se­ment, un autre évé­ne­ment nul­le­ment anodin.

En 1926, l’écrivain et jour­na­liste valen­cien Vicente Cla­vel Andrés, ins­tal­lé depuis sa jeu­nesse à Bar­ce­lone, avait pré­co­ni­sé que lors de la Sant Jor­di (la Saint-Georges) soient célé­brées solen­nel­le­ment la pro­mo­tion et la dif­fu­sion des livres.

Cette fête, qui se veut aus­si celle des amou­reux, se réfère direc­te­ment à l’exécution, le 23 avril 303, du Saint Patron (1) de la Cata­logne ain­si qu’au décès, le 23 avril 1616, de Miguel de Cer­vantes Saa­ve­dra et William Shakespeare.

«Embel­lis­se­ment de la vie»

Le 15 novembre 1995, l’UNESCO consa­cra la jour­née sus­vi­sée au livre et aux droits d’auteur. Dans l’Hexagone, c’est Marie-Rose Guar­nié­ri, la fon­da­trice de la librai­rie des Abbesses (2), qui avait lan­cé en 1998 l’idée que le same­di le plus proche de la Sant Jor­di se déroule la Fête des librai­ries indé­pen­dantes, reprise notam­ment en Suisse romande et en Wal­lo­nie. Pour la dyna­mique biblio­phile, il importe de lut­ter aus­si contre la «concen­tra­tion extrême» du sec­teur, et de ne point consi­dé­rer les lecteur(-trice)s comme de vul­gaires «parts de mar­ché» ou «des cer­veaux à rem­plir avec du pré­di­gé­ré». Se plon­ger dans un roman, un essai ou une bande des­si­née nous amène au «contact de notre inté­rio­ri­té» (3), consti­tue un vec­teur «d’embellissement de la vie» (4).

J’incline à pen­ser que les «pro­duc­tions» intel­lec­tuelles ne sont pas des mar­chan­dises banales. Aucune com­pa­rai­son avec une tran­sac­tion en vue de l’acquisition d’une bagnole, d’un lave-vais­selle, d’une ton­deuse ou d’une véran­da! Je juge d’autant plus affli­geant d’avoir enten­du, le mar­di 24 mai 2016, le gérant de l’unique librai­rie d’Obernai pré­tendre «Nous, on ne sait que vendre!». Quelle concep­tion étri­quée, dénuée d’ambition, du «pro­jet d’entreprise»! De sur­croît, cette saillie ne me semble guère flat­teuse pour ses collaborateur(-trice)s, dont l’une a décro­ché un mas­ter en mana­ge­ment cou­ron­nant huit années d’études supé­rieures… Eu égard à la régle­men­ta­tion des tarifs, le choix de l’approvisionnement se déter­mine lar­ge­ment en fonc­tion de cri­tères non finan­ciers, par exemple l’affect…

Éru­dit

Le 22 avril 2017, pour la 19ème édi­tion, les libraires se pré­va­lant d’une authen­tique «indé­pen­dance» (5) et s’attachant au res­pect scru­pu­leux de la tra­di­tion, offri­ront à chaque per­sonne qui fran­chi­ra le seuil de leur enseigne une rose et un ouvrage, en l’occurrence «Le corps du livre» de Mas­sin, un des pion­niers de la typo­gra­phie. L’an pas­sé, ce fut «Amour & Psy­ché» d’Apulée, conçu spé­cia­le­ment pour cette occa­sion par Diane de Selliers.

Qui­conque s’attarde régu­liè­re­ment entre les rayons, flâne d’un espace au sui­vant, sol­li­cite un conseil, se fie aux «coups de cœur» de son interlocuteur(-trice), ne sau­rait qu’approuver l’approche de Jorge Car­rión dans son impo­sant et éru­dit volume «Librai­ries – Iti­né­raires d’une pas­sion» (6). Le Tar­ra­go­nais dis­serte sur «le pou­voir de la ren­contre dans un contexte livresque avec tout son éro­tisme et son sexe latent», sur «la lec­ture comme obses­sion et folie, mais éga­le­ment pul­sion incons­ciente ou négoce, avec ses pro­blèmes affé­rents de ges­tion et ses abus dans le monde du tra­vail…».

Dans son «Petit éloge de la lec­ture» (7), Pierre Élie Fer­rier dit Pef four­nit une des plus belles défi­ni­tions de ce plai­sir: «la len­teur pai­sible d’un tré­sor à par­ta­ger», qui «mène à l’amour», car «magique, énig­ma­tique dans sa décou­verte, puis son appren­tis­sage».

Féru de «belles lettres», hos­tile à la numé­ri­sa­tion et à l’ubérisation de la Culture, appré­ciant la tex­ture d’une cou­ver­ture, l’odeur du papier, le frois­se­ment des pages, comme les dis­cus­sions, sou­vent pas­sion­nées, avec celles et ceux des professionnel(-le)s qui ne s’intéressent pas qu’au tin­te­ment du tiroir-caisse, j’envisage d’ouvrir, le…23 avril 2019, une «bou­tique» que je bap­ti­se­rai, en hom­mage au célèbre poète grec Homère, «Aux doigts de rose».

  1. À Sil­cha (Silène) en Lybie, le preux che­va­lier Georges de Lyd­da avait ter­ras­sé un dra­gon et sau­vé des griffes du monstre la prin­cesse Sabra. L’empereur romain Dio­clé­tien ordon­na sa décapitation.

  2. Au 30 rue Yvonne Le Tac 75018 Paris. Oli­via Gou­dard et Pau­line Pierre l’assistent.

  3. Sur le site de «La Croix», le 22 avril 2016.

  4. France Culture, le 3 sep­tembre 2015.

  5. Non liées à un groupe de presse, une socié­té d’édition ou une quel­conque autre entité.

  6. Tra­duc­tion de Phi­lippe Raba­té, Le Seuil, sep­tembre 2016, 320 pages, 22 euros.Gallimard Folio, jan­vier 2016, 142 pages, 2 euros.

René HAMM

Bischoff­sheim (Bas-Rhin)

Le 20 avril 2017