Allô Kafka, pourquoi tu TASS ?

4 jours d’audiences, 10000 dos­siers concer­nés, plus de 2000 per­sonnes convo­quées, plu­sieurs dizaines de mètres car­rés loués au Parc Expo de Mul­house. Une file impres­sion­nante de requé­rants patien­tant en file indienne afin d’accéder à un dos­sier. Une orga­ni­sa­tion stu­pé­fiante, et l’impression insis­tante d’un pan­dé­mo­nium kaf­kaïen, afin d’assurer la tenue du plus invrai­sem­blable théâtre judi­ciaire, sur une scène d’ordinaire consa­crée aux spec­tacles et autres fes­ti­vi­tés saisonnières.

L’objectif avoué du tri­bu­nal des affaires de sécu­ri­té sociale de Mul­house réuni en audience délo­ca­li­sée, est de ser­vir de pur­ga­toire admi­nis­tra­tif, sol­dant 5 années de conten­tieux entre tra­vailleurs fron­ta­liers, CPAM du Haut-Rhin, et URSSAF de Franche-Conté. La pre­mière reje­tait ou tar­dait à radier les fron­ta­liers déjà affi­liés auprès d’une socié­té d’assurance hel­vé­tique, et l’autre col­lec­tait de manière com­mi­na­toire des coti­sa­tions sociales indues auprès de sala­riés fran­çais exer­çant une pro­fes­sion en Suisse.

« Le plus grand pro­cès jamais vu en France », selon l’avocat Julien Schaef­fer, conseil du CDTF (comi­té de défense des tra­vailleurs fron­ta­liers), déroule ses ten­ta­cules vati­cines en exa­men conti­nu, du mar­di 11 au ven­dre­di 14 sep­tembre 2018. Entrée libre.

Un enjeu impli­cite s’y trouve confron­té: les prin­cipes fon­da­teurs du droit de la sécu­ri­té sociale, ins­tau­rés par les ordon­nances de l’immédiat après-guerre, et fon­dés sur l’universalisme et la soli­da­ri­té, contre le consu­mé­risme assu­ran­tiel pri­vé, défen­du par des pays comme la Suisse.

Le résul­tat tra­duit un idéal social à la fran­çaise pas­sa­ble­ment les­si­vé par le démem­bre­ment de l’État pro­vi­dence, des prin­cipes soli­da­ristes et du repli indi­vi­dua­liste, et se mue sub­si­diai­re­ment en une entre­prise absurde et puni­tive à l’égard de sala­riés fron­ta­liers en Suisse.

L’ef­fet désaffilié

Alors que la date de dis­pa­ri­tion de leur régime d’assurance pri­vé fran­çais, notam­ment contrac­té auprès de la mutuelle des fron­ta­liers co-gérée alors par Muta san­té fron­ta­liers et le comi­té de défense des fron­ta­liers (CDTF) est pro­gram­mée au 1er juin 2015, à la demande de la France, cer­tains fron­ta­liers n’ont été affi­liés dans aucun des deux pays, cela par­fois pen­dant plu­sieurs mois, avant de se résoudre à choi­sir (à rai­son) l’assurance mala­die suisse (LAMal), avec un for­fait de base d’un mon­tant de 335 francs men­suels et un rem­bour­se­ment indexé sur le droit local, soit 90 %, dans un contexte de flou juri­dique, entre­te­nu d’ailleurs par l’ad­mi­nis­tra­tion fran­çaise. D’autres fron­ta­liers ont choi­si quant à eux de sous­crire à la CMU fran­çaise à par­tir de 2015, se trou­vant alors effec­ti­ve­ment rede­vables de coti­sa­tions sociales auprès de l’URSSAF. Ceux-la rétro­cèdent men­suel­le­ment 8% de leur salaire, pour un rem­bour­se­ment indexé sur le régime géné­ral, soit 70%. Cer­tains étant rede­vables en outre du paie­ment de la CSG, pour un mon­tant de 8% supplémentaires.

169 000 fron­ta­liers fran­çais sont concer­nés, dont 30 000 résident dans le Haut-Rhin.

Pres­by­tie juri­dique

L’accord fran­co-suisse du 7 juillet 2016 signé côté fran­çais par l’ex-ministre de la san­té Mari­sol Tou­raine, pré­voit que les fron­ta­liers assu­rés en France dis­posent d’un droit d’option leur per­met­tant de choi­sir entre sys­tème fran­çais et suisse entre le 1er octobre 2016 et le 30 sep­tembre 2017. Pas­sé ce délai, ils seront auto­ma­ti­que­ment sou­mis au régime suisse, en ver­tu du fait que c’est dans le pays de l’activité pro­fes­sion­nelle que les tra­vailleurs fron­ta­liers doivent s’affilier par défaut, confor­mé­ment à un juge­ment du tri­bu­nal de Lau­sanne ren­du en mars 2015, ain­si qu’aux dis­po­si­tions euro­péennes rela­tives au sujet.

Enfin, l’accord indique que les double-affi­liés « qui ne sou­haitent pas être exemp­tés de l’assurance mala­die suisse seront radiés à leur demande de l’assurance mala­die fran­çaise », sur pré­sen­ta­tion à leur CPAM du for­mu­laire « E106 », remis par l’assureur suisse.

En dépit des termes de l’accord conclu entre Paris et Berne, des mil­liers de fron­ta­liers alsa­ciens, qui ont choi­si de s’assurer en Suisse, attendent encore d’être radiés de la Sécu­ri­té sociale et se voient récla­mer des mil­liers d’euros de coti­sa­tions impayées. Car depuis 2013, la caisse natio­nale d’as­su­rance mala­die des tra­vailleurs fron­ta­liers (CNAMTS) rejette les demandes de radia­tion de la CMU.
Par ailleurs, aus­si espiègle qu’un mam­mouth sou­dai­ne­ment pris de céci­té, la CPAM se garde de modi­fier la date d’affiliation effec­tive du fron­ta­lier à l’assurance suisse LAMal, lorsqu’elle trans­met le for­mu­laire E106 à son homo­logue hel­vète. De sorte qu’elle pro­duit aus­si­tôt une situa­tion illi­cite de double affi­lia­tion fran­co-suisse au détri­ment des sala­riés concer­nés, et exige, aus­si gra­ci­le­ment qu’un ours uni­jam­biste à pul­sion funam­bule, que ces fron­ta­liers s’acquittent de leurs coti­sa­tions cor­res­pon­dant aux seize mois qui sépare la date du 1er juin 2015 (fin de la mutuelle des fron­ta­liers fran­çaise) au 1er octobre 2016 (date d’ouverture du droit d’option pré­vu par l’accord franco-suisse).
Lim­pide de clar­té trans­pa­rente, n’est-ce pas ?

Double assu­rance de rien

En somme, la CPAM du Haut-Rhin oublie la plus élé­men­taire de ses mis­sions de ser­vice public, qui est l’égalité de trai­te­ment du citoyen.
Il aura fal­lu qu’avocats et comi­té de défense épuisent l’ensemble des recours juri­diques, et s’en remettent à la deuxième chambre civile de la Cour de Cas­sa­tion (plus haute juri­dic­tion judi­ciaire fran­çaise), pour que la déci­sion prise à l’audience du 15 mars 2018 fasse juris­pru­dence à l’endroit de la CPAM du Haut-Rhin, et que celle-ci soit tenue de répa­rer ses erreurs gros­sières de bau­druche admi­nis­tra­tive sourde et aveugle.

Dans son arrêt, la Cour rap­pelle les prin­cipes d’u­ni­ci­té d’af­fi­lia­tion et de rat­ta­che­ment du tra­vailleur à la légis­la­tion de l’État membre dans lequel il exerce son acti­vi­té. Expli­ci­tant donc qu’il résulte de ces dis­po­si­tions que la per­sonne rési­dant en France qui est affi­liée à l’as­su­rance mala­die obli­ga­toire en Suisse au titre de l’ac­ti­vi­té qu’elle exerce dans cet État, ne peut être affi­liée au régime fran­çais de sécu­ri­té sociale ou, en tout cas, doit en être radiée dès qu’elle le demande, peu impor­tant l’an­té­rio­ri­té de son affi­lia­tion au régime français.

Cet invrai­sem­blable imbro­glio juri­di­co-admi­nis­tra­tif qui aura duré de longues années éprou­ve­ra les nerfs de beau­coup par­mi ces sala­riés : l’URSSAF récla­mant jusqu’à 70 000 euros d’impayés à cer­tains d’entre eux, les obli­ge­ra à avan­cer d’importants frais médi­caux à défaut de carte vitale, d’autres étant radié de l’URSSAF mais pas de la CPAM, voire leur ins­pi­re­ra d’improbables stra­té­gies d’évitement, se tra­dui­sant par des sépa­ra­tions fami­liales par­tielles vers la Suisse, pour espé­rer échap­per aux relances et menaces éma­nant du Centre natio­nal des tra­vailleurs fron­ta­liers en Suisse (CNTFS), orga­nisme col­lec­teur des coti­sa­tions pour le compte de l’URSSAF.

Près de 10 000 dos­siers sont concer­nés, pour un peu plus de 4000 demandes de recours. Le CDTF et le juge du TASS ayant lar­ge­ment inci­té les plai­gnants à se désis­ter, a réduit de moi­tié le nombre de recourants.

Fac­ture salée, et piquante !

Non moins embar­ras­sés, les repré­sen­tants de la CPAM et de l’URSSAF sem­blaient dans leurs petits sou­liers lors de l’audience, qui pour ser­vir de lam­pistes n’en étaient pas moins des juristes ser­vant d’ersatz au pro­fit d’an­douilles paten­tées et tai­seuses, qui dirigent effec­ti­ve­ment ces caisses. Irres­pon­sables mais jamais cou­pables ! Et ne comp­tez pas sur ces fâcheux pour recon­naître le pré­ju­dice finan­cier et moral subi par les plai­gnants, maté­ria­li­sé par l’article 700 du Code de pro­cé­dure civile. A ce titre, et compte tenu le déploie­ment de moyens maté­riels et humains pour solu­tion­ner une aber­ra­tion publique qui vaut une fac­ture de 30 000 euros à la col­lec­ti­vi­té, il fal­lut l’énergie du ridi­cule pour per­mettre à Céline Schoch, repré­sen­tant la CPAM, lorsqu’elle décla­ra : « Récla­mer des dom­mages et inté­rêts, c’est faire peser une charge sur la col­lec­ti­vi­té publique, sur un sys­tème finan­cé par l’impôt » ! Pour autant, cer­tains plai­gnants ont déci­dé de ne pas se désis­ter afin de sol­li­ci­ter effec­ti­ve­ment des dom­mages et inté­rêts devant le tribunal.

La juri­dic­tion ren­dra l’en­semble de ses déci­sions le 11 octobre 2018. Sou­hai­tons-le pour nos lec­teurs fron­ta­liers, car les tri­bu­naux des affaires de sécu­ri­té sociale sont vouées à dis­pa­raître au 1er jan­vier 2019 !