« Le souverain n’est pas le citoyen, mais l’État-nation. Cette construction démocratique se fonde sur l’idée qu’au-dessus des intérêts individuels ou collectifs s’érige non pas une nation, mais un État, l’État-nation, imposant son arbitraire »
Longtemps latente, voilà que surgit à l’occasion du mouvement des « gilets jaunes », outre la revendication sociale, la revendication de la participation citoyenne à la vie de la nation, mettant en question un pouvoir descendant et parfois condescendant, un pouvoir hyper centralisé et par trop hors-sol.
Dans ce discours alsacien à la nation française, nous appelons la France à une rénovation d’un système né de la centralisation monarchique et du raidissement révolutionnaire, afin de l’adapter aux dynamiques politiques et sociales contemporaines.
L’Alsace, qui voit ce qui se fait ailleurs, est bien placée pour appeler la France à une nouvelle gouvernance, à une régénération de la République fondée sur l’acceptation de la pluralité et de la multipolarité, de la démocratie délibérative et participative, non pour elle-même, mais pour la démocratie, par impératif catégorique.
On ne le souligne pas assez, mais le mode de gouvernance à la française a aussi un coût qui fait, en grande partie, que la France détient, notamment en raison des inerties et de l’entropie que le système génère, le record des prélèvements obligatoires en Europe.
Citoyen et citoyenneté (1)
La citoyenneté suppose une adhésion aux principes universels de droit et de justice et se concrétise par la participation démocratique à la vie de la cité, du pays, de l’Europe et du monde. Elle doit être conçue comme une cogestion (Mitbestimmung) qui entraîne une coresponsabilité (Mitverantwortung). En ce sens nationalité et citoyenneté doivent être repensées. Il ne peut y avoir de réduction de l’une à l’autre. Et n’est-ce pas parce que nous sommes nous-mêmes en crise que nous avons du mal à nous situer au niveau européen et mondial. Si la conception française de la citoyenneté consacre le triomphe de l’individu déconnecté de ses socialités de proximité et du citoyen branché sur la seule nation, elle la fait aussi résulter d’une homogénéisation culturelle des citoyens, citoyens auxquels il est permis de participer à la vie de la nation, non pour y exprimer un pouvoir individuel,mais pour y remplir par le vote un pouvoir intermittent confié par la nation. Ce faisant l’individu n’est pas un Sujet et le citoyen ne peut être Alsacien. Il n’y a véritablement dans ce système de Sujets que le jour des élections. Il est temps que la démocratie intermittente cède la place à la démocratie délibérative et participative. Le désenchantement de la chose politique et publique s’explique pour beaucoup par la désappropriation du citoyen justement de la chose politique et publique. Le citoyen veut être sujet !
« Le citoyen suppose la cité. Or les États contemporains sont rarement à l’image de cités véritables. La plupart d’entre eux s’avèrent trop grands et centralisés pour que l’homme ait le sentiment de participer à leur fonctionnement et puisse effectivement le faire. Les libertés sont en outre bien trop réduites pour que l’on puisse appliquer aux sujets le noble mot de citoyen »(2).
Ce faisant, le souverain n’est pas le citoyen, mais l’État-nation. Cette construction démocratique se fonde sur l’idée qu’au-dessus des intérêts individuels ou collectifs s’érige non pas une nation, mais un État, l’État-nation, imposant son arbitraire (3) au nom de l’intérêt commun, c’est-à-dire essentiellement de la raison d’État. Sujet ou citoyen ? On pourrait ainsi résumer les débats sur le pouvoir politique. S’opposer à l’arbitraire, construire un savant édifice où poids et contrepoids viennent limiter l’exercice de l’autorité doit être le premier souci de tout démocrate.
Centralisme
La critique principale adressée au centralisme réside dans la mise à distance du pouvoir et dans sa forte concentration, un pouvoir qui se ferme sur lui-même, au détriment de ceux qui le subissent, individus ou collectivités, qui ne peuvent agir sur les choses dont ils n’ont pas la maîtrise.
« L’éloignement des centres de décision par rapport à ceux qui les appliquent, ou à ceux sur lesquels ils s’appliquent, engendre l’hypertrophie du centre, le dessèchement de la périphérie, et multiplie les obstacles à la circulation du sens commun. »(4).
Que l’on ne s’y trompe, ce système ne propose pas, aujourd’hui, plus de liberté, plus d’égalité ou plus de fraternité que les démocraties voisines fondées sur l’union dans la diversité, peut-être même moins. Ce n’est donc qu’un modèle, peut-être justifié historiquement, mais dont la raison d’être est d’ailleurs aujourd’hui largement remise en question, notamment par ce qui est désormais nécessaire ou revendiqué, à savoir l’extension de la citoyenneté à de nouveaux champs, la reconnaissance de la diversité culturelle, l’établissement de la démocratie délibérative et participative, la construction européenne (5)… Si la France était décentralisée, régionalisée, voire fédéralisée, la République ne serait-elle plus une république, la nation ne serait-elle plus une nation et la France ne serait-elle plus la France ?
La réponse des uns et des autres sépare ceux qui mettent en avant un pouvoir descendant et indivis, de ceux qui souhaitent un pouvoir ascendant et partagé, les républicains et les démocrates, ceux qui ne jurent que par la fusion de l’État et de la nation, de ceux qui préconisent leur dissociation.
Remettre le centralisme en question, c’est toucher au principe de l’État-nation et c’est toucher « à la tare la plus profonde de la pensée politique française : son jacobinisme latent. Celui-ci est une déformation de l’idéal de 1789 sous l’empire du complexe d’uniformité. Il nous présente le spectacle curieux d’une doctrine profondément démocratique dans son essence puisqu’elle proclame la primauté de la personne et place la liberté au premier rang des buts de la politique, aboutissant à des méthodes dictatoriales qui n’ont rien à envier à celles des systèmes les plus réactionnaires. Ainsi, dans le cas de l’Alsace, les mêmes hommes qui ne cesseront de proclamer leur attachement aux idéaux de la Révolution chercheront à ravir à des populations patriotiques leurs institutions, leurs traditions, leur langue, sans même se rendre compte qu’ils se trouvent en contradiction avec les principes dont ils prétendent s’inspirer. » (6)
La désétatisation de la nation et de la citoyenneté
L’État a dans nos sociétés un rôle éminent à jouer pour assurer l’ordre social (Nachtwächterstaat), et pour réaliser une juste répartition des richesses et garantir la protection sociale des citoyens (Wohlfahrtsstaat). La nation politique demeure un lien indispensable et le lieu de la solidarisation des individus. Ce qui pose problème, c’est la confusion entre l’État et la nation, c’est-à-dire l’État qui s’attribue la nation, l’État-nation. Le principal défaut de l’État-nation réside dans le nationalisme politique. Tant il est ubiquiste et tout-puissant. Tant il s’insère dans la vie des individus et conduit celle de la collectivité. Tant il contient les germes de l’intolérance, du communautarisme et du totalitarisme. Il faut sortir de l’État-nation en dissociant l’État et la nation, l’État et la citoyenneté, la nation et la citoyenneté, afin que de permettre la pluralité de la nation et de la multiplicité de la citoyenneté. Chaque chose à sa place et une place pour chaque chose. C’est le grand défi que la France doit relever si elle veut survivre dans un monde en plein bouleversement. Dans un monde où les populations sont de plus en plus instruites (n’oublions pas que l’État-nation a été conçu à une époque d’illettrisme), où les revendications pour une juste prise en compte des diversités culturelles et un établissement de droits culturels y afférents se font de plus en plus pressantes, où l’établissement de nouveaux pouvoirs infra et supra nationaux exige une extension correspondante de la citoyenneté, où l’imposition d’un modèle culturel est de moins en moins tolérée, où les marchés se globalisent, où se créent des ghettos d’exclusion et des îlots de pauvreté et où les problèmes politiques, économiques, sociaux et écologiques dépassent de plus en plus souvent le cadre national, l’État-nation montre ses limites et son temps semble compté.
« Il faut le dire très clairement et d’emblée, l’État national tel qu’on l’a connu en Europe depuis la fin du XVIIIe siècle est en voie de disparaître. Il subsistera, certes, des États nationaux jouant des rôles importants dans les équilibres politiques et sociaux de l’ensemble européen, mais les modes d’intervention et les compétences des dits États vont être profondément transformés et commencent déjà à l’être. » (7)
Démocratie délibérative et participative
Il s’agit de sortir d’une procédure de détermination de la volonté politique par la seule représentation/délégation. Le bien commun doit être légitimé par la formation discursive de la volonté, c’est-à-dire par le consensus obtenu par la libre et juste discussion des intéressés en vue d’une généralisation de l’intérêt de tous. C’est sur le débat que doivent reposer les décisions, débat qui doit être pris en compte juridiquement par les assemblées élues. La décision doit résulter d’un mode discursif de la formation de la volonté générale, c’est-à-dire qu’elle doit être le fruit d’une argumentation effectuée dans le but d’obtenir un consensus acceptable par tous au travers du dialogue. Ce dialogue idéal est basé sur l’intersubjectivité, l’intercompréhension et la raison communicationnelle. C’est la coopération entre des opinions différentes et des intérêts divergents qui permet de dégager une homogénéité de l’hétérogène, c’est-à-dire un consensus. Chacun doit pouvoir présenter son argumentation et reconnaître les arguments alternatifs et être en mesure de les faire siens, c’est-à-dire d’accepter les normes et les règles. Ce qui nécessite une éducation à l’empathie ou Einfühlung. Cet « agir communicationnel » ou kommunikatives Handeln fondé sur une « éthique de la discussion » une Diskursethik, ou règles permettant de produire des normes et de justifier les décisions, conceptualisé par Jürgen Habermas et Karl Otto Apel, doit pouvoir s’inscrire dans un espace public le plus étendu possible. Il implique que les instances décisionnelles s’ouvrent largement aux instances délibératives ou de formation de l’opinion. Le peuple doit être le véritable porteur de la politique, même s’il ne décide pas directement, un peuple participant, délibérant et permanent et pas uniquement votant, râlant et intermittent. L’accomplissement de l’individu passe par celui d’autrui. L’accomplissement de l’union passe par celui de la diversité. L’accomplissement de la démocratie politique passe par celui de la démocratie délibérative et participative.
Pouvoir et responsabilité
La démocratie représentative a montré les limites de son efficacité. Une évolution s’impose, sauf à vouloir laisser la porte ouverte à tous les extrémismes. Mais à quoi doit ressembler la démocratie dans une société pluraliste, complexe, dynamique et progressive ? À l’évidence, les conceptions traditionnelles du pouvoir et de la façon dont il s’applique doivent être révisées et complétées. Un changement de paradigme en faveur de la prise de responsabilité et de l’engagement doit donner de nouvelles chances à la démocratie. Il faut sortir du cercle vicieux de la frustration politique et remettre en question l’acquisition égoïste du pouvoir et la manipulation du citoyen et faire entrer la responsabilité citoyenne et l’engagement citoyen dans le système politique en tant que fondement et élément structurant de la démocratie. La responsabilité et l’engagement ne sont pas à comprendre comme relevant d’une fonction d’élite, mais comme préalable de chaque agissement individuel et comme condition de l’activité politique. Le cœur de la politique ne doit plus être la concurrence pour le pouvoir, mais la concurrence pour la meilleure solution aux problèmes, non plus la seule élection, mais la responsabilité et l’engagement. Ce principe peut opérer si la responsabilité et l’engagement sont dissociés de la personne et associés prioritairement à la chose, c’est-à-dire aux décisions. L’objectif premier des démocrates devrait être, non pas la prise et la conservation du pouvoir pour exister personnellement, mais la prise de responsabilité et l’engagement pour la protection des libertés individuelles et la gestion du bien commun.
Le post-nationalisme
Il est possible d’être uni dans la diversité. C’est même une nécessité. La diversité, lorsqu’elle est reconnue et pratiquée rejette l’exclusion ou la séparation, comme elle repousse l’homogénéisation. Pour cela, il convient de relever le défi du pluralisme culturel en combinant l’unité politique avec la multiplicité des appartenances. En France, la nation est affaire d’État. Et la forme de culture nationale développée par l’État ignore les subcultures et la diversité linguistique. Il ne peut pas en être autrement selon cet ordre des choses. Car dans ce concept le fondement de la nation n’est qu’insuffisamment la culture politique ou la loi fondamentale, et bien plus la culture dominante, « die Leitkultur », c’est-à-dire une culture nationale qui marginalise, les appartenances secondaires, un concept de la nation qui ethnicise celle-ci par la construction de l’unicité de la langue, de l’histoire et de la culture. La République connaît, mais elle ne reconnaît pas. Le post-nationalisme qui fait du pluralisme un impératif est une approche de la chose politique, qui compose la nation politique, juridique ou contractuelle avec la diversité nationale et qui concilie l’universalité des droits de l’homme avec la singularité des identités culturelles, pour construire l’union dans la diversité, réaliser l’intégration sans la désintégration, conjuguer l’universel et le particulier, et lier la diversité et l’égalité.
Le patriotisme constitutionnel
C’est ainsi qu’en particulier Jürgen Habermas a défini un constitutionnalisme vivant, ancré dans une histoire assumée et une culture propre et porté par un engagement responsable et par un attachement à une culture politique commune inscrite dans les principes universels des Droits de l’homme, de la liberté, de l’égalité des droits, notamment culturels, de la justice
sociale et de l’équité, favorisant la légitimation de la démocratie et l’émergence d’une culture cosmopolite et engendrant la solidarité des citoyens. Il dépasse les notions de « Heimat » et de « Vaterland » perverties par le nationalisme et le nationalisme lui-même. Autrement dit, il est question d’amour, d’un amour de la patrie commune qui prend appui sur le droit commun placé au-dessus de toute autre considération, notamment nationaliste. Le sacré devient ainsi le droit.
L’un et du divers
Poser la question de l’identité collective, c’est aussi poser la question de l’universel et du particulier et de leur interaction. Le particulier se suffit-il à lui-même et l’universel est-il incompatible avec le particulier ? La raison peut-elle se passer de l’imaginaire ? Il s’agit de sortir de ce faux débat et renvoyer dos à dos l’illusion cosmopolite et l’angélisme
identitaire, car à vrai dire l’universel est rempli de particularités, universel et particulier ont partie liée. L’universel naît de l’interaction des particularités, qui au travers de cet échange s’ouvrent à la pluralité. L’universel ne peut se couper du particulier, sauf à vouloir devenir un lieu vide et déconnecté de la réalité, comme la raison ne peut se couper du sentiment. De son côté, le particulier ne vaut qu’inscrit dans la relation à l’altérité. C’est en cela qu’il devient universel. Le particulier ne vaut qu’articulé avec la part universelle de l’homme et avec les valeurs universelles, communes et irréductibles. Il s’agit d’intégrer l’autre et l’universel, c’est-à-dire, au travers du modèle post-national de l’union dans la diversité, d’opérer la synthèse entre ce qui est commun à tous, en même temps que de permettre à ce qui est particulier à chacun d’exister. Pour ce faire, le principe de la particularité doit devenir un principe universel dans la mesure où il doit être universellement admis, notamment par l’inscription des droits culturels dans la loi fondamentale, au même titre que les droits politiques et sociaux. De même, le principe de l’égalité doit s’établir autour de l’égal respect et de l’égale reconnaissance de tous. Si la liberté et la justice, le droit et la tolérance sont des valeurs universelles, il n’en va pas de même de leur respect. De même, ce n’est pas une valeur universelle que de ne pas reconnaître l’altérité, surtout lorsque l’autre inscrit sa différence dans les valeurs universelles. La reconnaissance est indispensable à l’épanouissement
et à la formation de l’identité collective. Elle est un espace de respiration laissé à l’expression des diversités. Elle alimente la quête identitaire. Le déni de reconnaissance conduit au repli, au renoncement, à l’instabilité et à l’insécurité identitaires.
Une autre politique du vivre ensemble
Il y a un réel problème du vivre ensemble dans nos sociétés post-modernes, en particulier dans nos villes. L’importante croissance des revenus au cours des décennies de l’après-guerre et du temps libre ont permis d’élargir considérablement les potentialités de l’individu et ont, en même temps, réduit la prégnance du groupe social. Tout cela, accompagné par les effets d’une fréquentation télévisuelle et cybernétique boulimique, de l’urbanisation, de la régression des réseaux de vie sociale et de tendances « pernicieuses » de la recherche de la réussite économique, a conduit à une individualisation qui prend de plus en plus la forme d’une rupture des rapports sociaux traditionnels conduisant dangereusement à la « mort du social » et d’une indépendance revendiquée installant souvent un esseulement de l’individu propice à toutes les manipulations et à toutes les dérives politiques. Que signifie vivre bien ? Qu’est-ce qui est important au-delà des intérêts privés ? Sinon vivre ensemble ! Et pour que le vivre ensemble demeure une valeur, il est urgent de s’engager et de lutter pour elle. Les tendances à la désolidarisation et le désintérêt de la chose publique ne sont pas chose naturelle. Confiance et solidarité doivent avoir de l’avenir. Seul le vivre ensemble rend la vie vivable. Il importe donc plus que jamais que la société se dote des ressources humaines et financières pour développer une culture du vivre ensemble créant du lien social et du respect entre individus égaux et différents.
Pour une véritable régionalisation
« Dans l’intérêt même de Paris, il faut rééquilibrer la France : on s’excuse de rappeler ces banalités. Mais ce n’est pas simple et revenir sur l’histoire pour la sauver est le plus difficile des chemins. L’idée de régionalisation, de décentralisation a rencontré au XIXe siècle et jusqu’à nos jours des adversaires heureux. Celui qui a pressenti le problème, c’est sans doute Montesquieu qui déplore que le souverain ramène tout à sa capitale et à sa cour. Dès avant la Révolution, il est girondin. Précisément la Révolution se hâte de démentir ces espérances… elle incarne l’esprit jacobin, nécessaire en cas de guerre, mais intolérant, sectaire, inquisiteur, comme l’estimait Proudhon qui le détestait, aux heures de la paix… Mais il été un troisième et plus important obstacle à la mise en place de structures d’équilibre national et de décision régionale : c’est la commodité de la centralisation. Tocqueville en avait conscience qui estimait que la décentralisation serait toujours un effet de l’art. ». (8)
Tout en opérant des avancées considérables en matière de droits, de libertés et de progrès social, la France sera tour à tour, et tantôt simultanément, centraliste, hiérarchique, colbertiste, césariste, assimilationniste, nationaliste et moniste. Et jamais elle n’envisagera une véritable prise en compte du fait régional. Au contraire, elle la rendra impossible ; les collectivités territoriales ne constituant, pour le mieux, que des modalités d’organisation administrative, même si des ouvertures ont été obtenues dans le cadre de la décentralisation et de la déconcentration. Décentraliser et déconcentrer n’est pas régionaliser.
Pour les régions, tout en gagnant la participation à une grande culture, ces données se sont aussi traduites par une certaine entropie culturelle, par un certain étouffement des initiatives et des potentialités. La sous-estimation de la permanence du besoin de solidarité et d’appartenance de proximité a également contribué à l’affaiblissement du lien social.
La France a perdu de vue ou n’a jamais su que la légitimation de l’État et son efficacité pouvaient aussi résulter du partage du pouvoir, de son rapprochement avec ceux qui le subissent et de la participation que ce partage génère. Pour ce faire et pour enfin lever les tutelles administratives et les incapacités juridiques qui demeurent, il s’agirait, en amont, d’inscrire la diversité dans le droit. En aval, il faut réaliser l’inclusion du fait régional par la différenciation infra politique (régionalisation) et infra administrative (déconcentration) de l’État, en conférant aux régions un pouvoir normatif pour ce qui les concerne et une réelle responsabilité-solidarité dans la vie de la nation. C’est la « consociation » (9). Par ailleurs et dans le même ordre d’idées, l’Europe appelle à une nouvelle gouvernance, à un renouvellement démocratique fondé sur l’acceptation de la pluralité et de la multipolarité.
Face à tous ces enjeux, une révision du modèle républicain français s’impose. « Rien ne s’y oppose. En tous les cas pas la Constitution… qui, en son article 72, prévoit que les collectivités (territoriales) s’administrent librement par des conseils élus dans les conditions prévues par la loi et dont la rédaction de l’article 37 relatif au pouvoir réglementaire n’interdit pas par sa rédaction d’imaginer une certaine dévolution d’un certain pouvoir normatif dérivé à des assemblées politiques territoriales. A condition d’interpréter de manières moderne et dynamique les termes de libre administration des collectivités locales et la caractère réglementaire des normes. » (10).
Cette révision ne saurait, cependant, être obtenue sans l’investissement des citoyens et pour ce faire sans un travail sur les représentations mentales et sans une adaptation des contenus de la construction des identités et de la socialisation. Impossible n’est pas français…
Pierre Klein
Site internet: http://www.pierre-klein.eu
[1] « Le mot citoyen a voulu désigner ceux qui créaient une nation libre. Mais, aujourd’hui, on utilise le mot dans le sens contraire : – je défens la citoyenneté dans son universalité pour éliminer, c’est-à-dire enfermer dans la sphère privée les droits culturels – . C’est cela qu’on appelle l’esprit républicain. En France, beaucoup de gens refusent d’accepter les différences.»15 Alain Touraine in Le Nouvel Observateur n° 2015 du 19/6/2003
[2] Guy Héraud in Peuples et langues d’Europe, Denoël, Paris, 1968
[3] « L’État-nation devient le lieu où s’opère la synthèse du singulier et de l’universel, du particulier et du général. Pour remplir cette fonction, il oblige l’individu, devenu citoyen, à se fondre dans la masse, à devenir cet être universel qu’il prétend, lui, représenter. En plaçant de la sorte le collectif au-dessus du particulier, l’État-nation, même démocratique, tend vers l’arbitraire, in fine. » (Thierry Wolton).
[4] Michel Michel in Les communautés, une question posée à la France, L’Âge d’Homme, Lausanne, 2002
[5] Celle-ci est toujours critiquée, voire remise question, par les tenants de l’Etat-nation, parce qu’elle remet en question leur national-républicanisme
[6] Frédéric Hoffet in Psychanalyse de l’Alsace, réédition, La Nuée Bleue, Strasbourg, 2018
[7] Jean-Marie Vincent in Quand la politique n’est plus une manifestation interne de la souveraineté, Fractures de l’Etat-nation, dir. Noëlle Burgi, Kimé, Paris, 1994
[8] P. Guiral in Anthinea n°9/10/1976
[9] Par consociation, l’on peut comprendre une démocratie qui forge des institutions qui encouragent la négociation et le compromis, mais aussi le partage du pouvoir entre les entités qui la compose. On parle alors de démocratie consociationnelle, aussi appelée démocratie de la concordance. La Suisse en est un exemple, mais pas le seul.
[10] Bruno Rémond in De la démocratie locale en Europe, Presses de Sciences Po, 2001