Fran­cis KREMBEL est dis­pa­ru le 18 jan­vier der­nier. Ins­ti­tu­teur de son métier, il était aus­si poète, mariant deux voca­tions que René Cadou, un de ses auteurs de réfé­rence, avait asso­ciées lui aussi.

Il était né à Dàmmerkìrch/Dannemarie en 1946.

J’ai fait sa connais­sance vers la fin des années 80, quand il était reve­nu à Mul­house pour pré­sen­ter son livre “Üs’m Kreis üssa” (“hors du cercle”), ouvrage témoin à la fois de son (sen­ti­ment d’ ?) exil d’Alsace pour l’Anjou, et de sa redé­cou­verte de sa langue alsa­cienne d’enfance qui lui avait four­ni un nou­vel outil poétique. 

Il avait sou­hai­té que le trio Géra­nium d’alors accom­pagne sa lec­ture de textes au Ket­ta­hof (Cour des chaînes).

Il m’avait par­lé alors lon­gue­ment de Nathan Katz et de son admi­ra­tion pour le poète sundgauvien.

Sur les rives de la Loire, à Béhuard, il n’avait ces­sé d’être un infa­ti­gable ani­ma­teur de la vie lit­té­raire, notam­ment en y créant son asso­cia­tion « Traumfabrik ».

Même si nous ne nous sommes plus guère croi­sés depuis, son his­toire m’avait suf­fi­sam­ment mar­qué pour me reve­nir régu­liè­re­ment à l’esprit : peut-être parce que son par­cours res­sem­blait un peu au mien.

La nou­velle de sa mort ne m’a pas que tou­ché : elle m’a affec­té. Plus pro­fon­dé­ment que je ne l’aurais imaginé.

DM

Jean-Paul SORG, qui a beau­coup comp­té pour Fran­cis, a pré­fa­cé plu­sieurs des ouvrages du poète dis­pa­ru. Jean-Paul nous confie les lignes qui suivent.

Francis l’alsacien

La géo­mé­trie, c’est le par­cours, la ligne qui relie les traces lais­sées sur le sable, la chaîne des hasards et les devoirs qui nous emportent, c’est le mou­ve­ment sinu­soï­dal de la vie. Ne cher­chez pas l’équation.

Jean-Paul Sorg

Je me dis que son pré­nom ne lui a pas été don­né à la légère, en 1946, dans l’euphorie encore de la Libé­ra­tion, le sou­la­ge­ment de l’après-guerre, l’atmosphère de la France retrou­vée, la « mère-patrie ». En Alsace beau­coup d’enfants de cette géné­ra­tion ont été appe­lés Fran­cis ou Fran­çois, affir­ma­tion d’un lien, d’une iden­ti­té qu’on vou­lait sans pro­blème. Fran­cis, pas Franz. Mais pour cer­tains, dans des moments d’humour et de ten­dresse, Fran­za­la ? La dou­ceur des dimi­nu­tifs alé­ma­niques est irré­sis­tible. L’amour cir­cule. Tu es petit. On t’aime et on te pro­tège. Là où résonnent les dimi­nu­tifs, entre parents et enfants, entre cama­rades, entre amou­reux, brillent les sou­rires et est ouvert l’autre royaume, que nous dési­rons, que nous méri­tons, que les théo­lo­giens envoient dans les cieux.

Il m’avait dit : tu par­le­ras de ma pré­his­toire. Avec un rire moqueur. « Enfin, tu écri­ras ce que tu vou­dras. » Car il sait bien que le pas­sé n’est pas à l’arrière, que l’enfance n’est pas une « pré­his­toire », que l’on dépas­se­rait en évo­luant – en « pro­gres­sant » ? Mon Dieu, on ne pro­gresse pas. Mau­vais concept. Illu­sion, voile de la conscience. Car c’est seule­ment lorsque l’homme accom­pli se sai­sit lui-même (se res­sai­sit), s’attrape, que se forme ce quelque chose qui a brillé pour tous dans l’enfance et où nul n’est res­té : d’Heimet. L’utopie, c’est elle, le pays natal, qui a chan­gé « plus vite, hélas, que le cœur d’un mor­tel » (Bau­de­laire) et disparu.

La géo­mé­trie, c’est le par­cours, la ligne qui relie les traces lais­sées sur le sable, la chaîne des hasards et les devoirs qui nous emportent, c’est le mou­ve­ment sinu­soï­dal de la vie. Ne cher­chez pas l’équation.

« L’origine de la géo­mé­trie » (Hus­serl) n’est pas à fixer au temps des pha­raons, dans les pra­tiques d’arpentage des terres qu’il fal­lait redé­fi­nir et répar­tir à éga­li­té après les crues du Nil ; la géo­mé­trie vient, depuis les com­men­ce­ments, de ce que les humains tracent des lignes pour se repré­sen­ter et se remé­mo­rer leurs passages.

Quel génie poé­tique a dic­té à Fran­cis d’associer géo­mé­trie et uto­pie ? Que nous dit-il de lui-même – et de nous – par là ? Qu’il a les pieds sur la terre de l’enfance et la tête dans l’utopie ? La poé­sie nous invite, nous encou­rage à faire de même.

L’identité pèse. On ne peut plus et on ne veut pas être un héri­tier, qui demeure dans la tra­di­tion. On prend la route, la tan­gente. On prend l’air. On s’élève. Luft­mensch. Luf­ti­bus. Mots-rêves. « Le pié­ton de l’air ». Ariel. L’homme ailé. L’homme aile. Krem­baile. Si on sait vivre, on sait voler.

Fran­cis. Il ne s’est pas envo­lé pour ne pas reve­nir. Il porte sur les épaules son poids d’altérité, mais c’est deve­nu léger. Qui par­mi nous n’est pas soi-même et en même temps un autre ? Un et mul­tiple ? Le choc des langues, comme celui des civi­li­sa­tions, est créa­teur, peut l’être plus ou moins, selon l’énergie et les situations.

La langue alle­mande fut matri­cielle en Alsace. Tout le monde à la mai­son et dans la rue, dans les ate­liers et les com­merces, les jours de semaine comme les dimanches, par­lait comme le bec avait pous­sé, en alsa­cien, une espèce orale de l’allemand qui se conju­guait natu­rel­le­ment avec le genre écrit. La mère de Fran­cis lui réci­tait du Goethe et du Heine. En ce temps-là, les filles sur­tout (tou­jours plus lit­té­raires que les gar­çons, car plus sen­ti­men­tales, si si, c’est véri­fié) appre­naient des réci­ta­tions à l’école et elles les savaient par cœur pour la vie, pour leurs enfants. Allez hop, ajou­tons une couche de pas­séisme : gar­çons et filles pos­sé­daient en ces anciens temps une culture au niveau du cer­ti­fi­cat d’études que n’atteignent pas aujourd’hui les bataillons de bache­liers ! Quelle maman pour­rait aujourd’hui réci­ter du Vic­tor Hugo, même une fable de Lafontaine ? 

Le père de Fran­cis, for­ge­ron et ser­ru­rier, qui tra­vaillait la forme, savait aus­si racon­ter, fabu­ler, fabu­lie­ren, impro­vi­ser des his­toires, il était « conteur dans l’âme, le bougre ».

Le fils cadet, « le petit der­nier », sera poète sur papier.

L’école a été une rup­ture, la sor­tie de l’enfance ? Évi­dem­ment. On ne va pas en faire un drame et pleu­rer. Ce fut très vite un plus, un enri­chis­se­ment, un champ de connais­sances et de créa­tions. Heu­reux ceux qui vivent, pensent et ima­ginent dans la dua­li­té, sur deux, trois plans, à des hau­teurs dif­fé­rentes. Heu­reux ceux qui sont de plu­sieurs pièces, de bric et de broc ! Les contra­dic­tions et les dif­fi­cul­tés conduisent en avant. 

Fran­cis est poète, objec­ti­ve­ment, par sa pro­duc­tion, ses enga­ge­ments, et au sens large et vague, au sens de rêveur rebelle et d’utopiste. Poète alsa­cien d’expression fran­çaise et poète fran­çais qui a aus­si une expres­sion en alsa­cien, une culture lit­té­raire alsa­cienne ouverte sur la lit­té­ra­ture alle­mande. Ce qui le dis­tingue, dans le monde où il vit, comme il doit l’être. Pas de com­plexe, voyons ! Il a pas­sé l’âge. Il avance sans claudiquer.

Faut-il rap­pe­ler que « poïé­sis » veut dire en grec créa­tion, fabri­ca­tion ? C’est la force qui fait pas­ser quelque chose du non-être à l’être (Pla­ton), de l’u‑topie à un topos. Le for­ge­ron est poète, le ser­ru­rier, le menui­sier, l’artisan en géné­ral, le jar­di­nier éga­le­ment et le conteur qui com­pose. Le sculp­teur l’est, le peintre, le des­si­na­teur, le plas­ti­cien et le bri­co­leur. Dans la lignée de ses aïeux, dont il dit qu’ils lui font « tou­jours de l’ombre », alors qu’ils l’éclairent, Fran­cis a tra­vaillé toutes sortes de maté­riaux, le bois, le fer, le car­ton, donc « tra­vaillé la forme », comme il a vu faire son père dans la forge. L’écriture est un tel tra­vail. Pas la parole. Pas la poli­tique, qui est for­mel­le­ment de l’ordre de la praxis, loin de la poïé­sis.

Il a fabri­qué sciem­ment des rêves, dans ses Traum­fa­bri­ken ouvertes à qui passe et veut bien entrer et par­ti­ci­per. Il a été, est tou­jours, édi­teur de poé­sie et un poète de l’édition, dans les formes et les for­mats les plus variés, les plus hété­ro­clites. Du plus petit qu’un mou­choir de poche à des volumes qu’on ne sait où mettre debout sur les rayons des éta­gères. Du cou­su main, du bro­ché, de l’agrafé et des feuilles volantes qui vous échappent des mains…

La biblio­gra­phie des­sine une bio­gra­phie. En ali­gnant par ordre chro­no­lo­gique ou autre­ment, en tout sens, les titres de toutes ses pro­duc­tions et le nom de ses col­lec­tions, on com­po­se­rait un grand poème baroque, d’un souffle qui vient de toutes les direc­tions et du fond des choses. Il résume la recherche sans fin de l’homme inquiet, « plein d’inquiétudes », voll Unrüahj, comme ces arbres qui entendent tout autour s’approcher « des bûche­rons avec leurs cognées leurs tron­çon­neuses ». La vio­lence est là, depuis l’origine du monde.

Peut-on dépas­ser son stade ? Com­ment le dépasse-t-on ? « C’est dans la révolte que l’homme se dépasse en autrui » (Camus). La poé­sie, telle que la vit et la pro­duit quelqu’un comme Fran­cis, est fon­da­men­ta­le­ment révolte.

Jean-Paul Sorg