(Mul­house et Haut-Rhin au 19ème siècle)

Intro­duc­tion

Plu­sieurs dizaines d’années de déré­gu­la­tion conti­nue du droit social, sui­vies de deux points d’orgue par­ti­cu­liè­re­ment sévères, en 2016 (lois tra­vail ins­pi­rées par E. Macron), et 2018 (ordon­nance Macron), illus­trent éton­nam­ment com­bien un Pré­sident de la Répu­blique, aus­si jeune d’état civil, que rétro­grade de dis­po­si­tions poli­tiques, peut à ce point souf­frir de céci­té satis­faite et bour­geoise, devant des enjeux sociaux les plus criants. Comme si la bonne conscience sourde, aveugle, et veule, de l’ensemble d’un État, à tra­vers l’inertie de ses diri­geants, tenait lieu de bous­sole politique.

Des pans entiers de droits sociaux se relâchent tou­jours davan­tage. Pans après pans, ils sont aujourd’hui sou­mis à révo­ca­tions, abais­se­ments ou mino­ra­tions. Le prin­cipe de faveur, dis­po­si­tion juri­dique sans équi­valent en droit fran­çais, per­met­tait de légi­ti­mer les pra­tiques pro­fes­sion­nelles dis­cré­tion­naires lorsqu’elles étaient favo­rables à l’intérêt du sala­rié. Elles sont aujourd’hui sévè­re­ment remises en cause. 

De cette bour­rasque sociale, le capi­taine n’a cure. Impa­vide, il pour­suit une navi­ga­tion à vue sur une mer d’injustices patentes et pos­si­ble­ment explo­sives. Emma­nuel Macron a d’ailleurs pous­sé la barque jusqu’à faire dis­pa­raitre de sa réforme du droit du tra­vail, toute men­tion ou réfé­rence à la « péni­bi­li­té au tra­vail ». Une pro­mis­cui­té séman­tique qui rele­vait sans doute pour lui d’un impen­sable. Le tra­vail pro­dui­sant natu­rel­le­ment de la « valeur », et étant a for­tio­ri la mesure de sa propre valeur (la fameuse « valeur tra­vail » qui vous est ser­vie en bouillon du soir devant le jour­nal de 20 heures), aus­si bien que le vec­teur de toute l’existence humaine, com­ment pour­rait-il être pen­sé comme une source de souffrance ? 

Pour lui, comme pour tout un cha­cun, il va de soi que le tra­vail est syno­nyme d’arbitrages, choix, pres­tances, plai­sirs, auto-réa­li­sa­tions, décou­vertes, socia­bi­li­tés, créa­ti­vi­tés et recon­nais­sances, à jamais renou­ve­lés. Une pyra­mide de Mas­low, dont on occu­pe­rait à jamais la par­tie haute. Un pays d’Oz voué à la magie du labeur. 

A cela, on répon­dra évi­dem­ment que le tra­vail est d’abord un moyen d’assurer l’ordinaire de l’existence. Certes. Au demeu­rant, le rap­port fusion­nel au tra­vail n’est pas néces­sai­re­ment le fait des don­neurs d’ordre et des patrons, mais il a pareille­ment été por­té par de nom­breux tra­vailleurs, et non des moindres. On repar­le­ra d’eux en détail dans les diverses par­ties de cette évo­ca­tion : il s’agit des ouvriers du tex­tile. A Lyon, les canuts, connus pour leurs mul­tiples révoltes tout au long du 19ème siècle, avaient d’ailleurs pour devise : « vivre en tra­vaillant, ou mou­rir en com­bat­tant ». Le tra­vail, à la vie, à la mort, est aus­si le fait des opprimés.

Car ce que les chiffres illus­trent fort bien, c’est qu’il y a des sala­riés qui vivent conve­na­ble­ment, voire mieux encore, de leur tra­vail, et que, symé­tri­que­ment, beau­coup d’autres sur­vivent à grand peine, tout en tra­vaillant. Là encore, la taxo­no­mie sociale vient au secours du scep­tique non-com­pre­nant : oui, il existe bien une caté­go­rie de « tra­vailleurs pauvres », cela n’a rien de contra­dic­toire, et, comme on le ver­ra, cela n’a vrai­ment rien de nouveau… 

Mal­gré tout, notre socle de pro­tec­tion sociale, et les normes du tra­vail qui y sont atta­chées, pro­tègent encore les plus fra­giles par­mi nous. Mais pour autant, tout le monde voit et sait clai­re­ment que le contexte natio­nal et mon­dial tend tou­jours davan­tage à la défla­tion sociale, par l’abaissement des acquis sociaux, et la maxi­mi­sa­tion de la concur­rence inter­na­tio­nale. Ce que l’on nomme cou­ram­ment « mondialisation ». 

Mais c’est pré­ci­sé­ment parce que la pro­tec­tion sociale est un « acquis », c’est-à-dire le pro­duit d’une construc­tion poli­tique, his­to­rique et juri­dique, qui reten­tit encore énor­mé­ment dans nos vies et sur notre pré­sent, qu’il est essen­tiel de reve­nir sur l’histoire des pre­mières lois sociales votées en France, dont, et le fait n’est pas assez connu, beau­coup sont ori­gi­naires du dépar­te­ment du Haut-Rhin, et notam­ment de la ville de Mul­house ! Cité indus­trielle de pre­mier plan au 19ème siècle, elle fut un lieu de concen­tra­tion indus­trielle, tout autant que de souf­frances humaines, à peine ima­gi­nables aujourd’hui.

Ce que l’on oublie très sou­vent de men­tion­ner, est qu’elle impli­quait le tra­vail des hommes, tout autant que celui des femmes. Et qu’il se trou­vait une caté­go­rie encore plus occul­tée par­mi ceux-ci. De celles dont on vou­drait oublier qu’elle fut le propre de notre his­toire indus­trielle, des condi­tions de sa révo­lu­tion pro­duc­tive, et, par­tant, de son modèle de capi­ta­lisme débri­dé : les tra­vailleurs-enfants, sous-payés et exploi­tés dès l’âge de 6 ans…

Pour notre part, en tant que presse locale alter­na­tive à carac­tère social, nous sou­hai­tons, à l’égal d’un exor­cisme col­lec­tif, battre un rap­pel durable et métho­dique de nos mémoires infirmes, et évo­quer quelques épi­sodes illus­trant et détaillant les condi­tions de vie et de tra­vail d’enfants, de femmes et d’hommes ayant vécus dans la pre­mière moi­tié du 19ème siècle alsa­cien, sou­mis à des moda­li­tés pro­duc­tives infer­nales, et à des logiques éco­no­miques délé­tères. Cela, par la volon­té d’entrepreneurs ambi­tieux et ordi­nai­re­ment cupides, mais dont cer­tains, plus scru­pu­leux que d’autres, pou­vaient souf­frir d’un som­meil agi­té, en son­geant aux condi­tions mises en œuvre pour assu­rer l’accumulation de leurs capi­taux ou dividendes. 

Notre tra­vail n’est, quant à lui, en rien com­pa­rable à celui d’un his­to­rien, car il ne s’agit pas d’expliquer en détail, avec force objec­ti­vi­té, mais d’exhumer ou de recou­vrer une mémoire liée aux cir­cons­tances et aux contextes socio-éco­no­miques par­ti­cu­liers du Haut-Rhin de l’époque, par une focale par­ti­cu­lière et une orien­ta­tion choi­sie, dans une pers­pec­tive que nous vou­drions d’éducation populaire. 

1° par­tie :

Contexte natio­nal et alsa­cien de l’émergence d’une pro­blé­ma­tique ouvrière

Une pau­pé­ri­sa­tion ouvrière qui désta­bi­lise le régime de Louis-Philippe 

La pré­vô­té du 18ème siècle cherche un remède à l’émergence, puis à l’installation durable de pauvres et men­diants dans l’espace public. Sont inven­tés tout le long du siècle des « hôpi­taux géné­raux », char­gés de soi­gner un peu, et de par­quer, beau­coup, les vaga­bonds inca­pables de se pro­cu­rer de l’ouvrage. Le pays comp­te­ra jusqu’à 32 hôpi­taux géné­raux. L’essaimage est éga­le­ment euro­péen. Mais la cause du phé­no­mène est tou­jours ren­voyée au pauvre lui-même. L’approche et le juge­ment for­mu­lé sur la pau­vre­té sont donc exclu­si­ve­ment d’ordre moral. La pau­vre­té est mère de l’oisiveté. Et ils sont lais­sés aux bons soins des œuvres de charité. 

Un siècle plus tard, le symp­tôme n’est que plus remar­quable encore. Mais le phé­no­mène social est rebap­ti­sé « pau­pé­risme ». Il est direc­te­ment issu de deux fac­teurs socio-éco­no­miques com­plé­men­taires : une indus­tria­li­sa­tion éche­ve­lée des moyens de pro­duc­tion, et la concen­tra­tion ouvrière qui lui est indispensable. 

La pau­vre­té durable et mas­sive des ouvriers consti­tue un point de fixa­tion dan­ge­reux pour les auto­ri­tés, car elle est fac­teur de troubles sociaux dif­fi­ci­le­ment contrô­lables. D’autant que ces tra­vailleurs n’ont pas de pers­pec­tives pour amé­lio­rer leur niveau de vie à court terme. Les anciennes soli­da­ri­tés de congré­ga­tions et autres cor­po­ra­tions pro­fes­sion­nelles, carac­té­ris­tiques de l’An­cien Régime, ont toutes dis­pa­ru, dans le sillage de la Révo­lu­tion Fran­çaise et du vote de la loi Le Cha­pe­lier, laquelle inter­di­sait tout grou­pe­ment pro­fes­sion­nel ou orga­ni­sa­tion ouvrière. 

Certes, la Révo­lu­tion engage une nou­velle approche dans la concep­tion de la pau­vre­té. Elle exprime un dys­fonc­tion­ne­ment de la socié­té. Les bour­geois rédac­teurs de la Consti­tu­tion de 1793 pro­clament pour la pre­mière fois des droits éco­no­miques et sociaux à l’article 21 du docu­ment. Le droit à l’as­sis­tance pour tout homme hors d’é­tat de tra­vailler, le droit au tra­vail, en somme « les secours publics » sont décla­rés « dette sacrée », terme repris, dans les mêmes termes, par un cer­tain Fran­çois Mit­ter­rand, deux siècles plus tard, à l’instauration du RMI… 

Mais la Consti­tu­tion de 1793, est un mani­feste poli­tique pure­ment incan­ta­toire. Il s’agit clai­re­ment d’une œuvre de pro­pa­gande, dont l’application est ren­voyée sine die, au moins jusqu’au retour de la paix, pas fran­che­ment prête de reve­nir, entre les guerres de Ven­dée et la Pre­mière Coa­li­sa­tion euro­péenne, contre les­quelles se bat la Répu­blique entre 1792 et 1797. 

Le sort des tra­vailleurs est pour le moins catas­tro­phique. Au niveau natio­nal, la jour­née de tra­vail compte une moyenne de 14 heures, les salaires atteignent un maxi­mum de 0,20 franc par jour, sans aucun jour de congé ou de repos heb­do­ma­daire. Tenus de louer leurs bras pour sub­ve­nir à leurs besoins vitaux, les ouvriers sont à la mer­ci des patrons. On estime que la France compte 250 000 men­diants et 3 mil­lions d’inscrits aux bureaux de bien­fai­sance, alors que l’assistance publique est inexistante. 

A l’en­tame du 19ème siècle, cer­tains bour­geois com­mencent à prendre conscience du pro­blème… et du dan­ger poten­tiel qu’il repré­sente ! Les moyens de réfré­ner l’hybris capi­ta­liste com­mencent à être timi­de­ment envi­sa­gés. D’autant que les théo­ri­ciens de la cri­tique éco­no­mique et sociale trouvent un écho redou­blé à leurs dia­tribes, ali­men­té qu’il est par les souf­frances de la popu­la­tion labo­rieuse. Ils sont sui­vis de près par les fomen­teurs d’alternatives et d’organisations sociales uto­piques, ins­pi­rés du saint-simo­nisme ou des idées de Fourier. 

2° par­tie :

Pour­quoi et com­ment des bour­geois durent se résoudre à visi­ter et étu­dier le pays prolétaire

Les cri­tiques et obser­va­teurs sociaux com­mencent à docu­men­ter la vie de ce pro­lé­ta­riat d’u­sine des années 1830 à 1840. Cet inté­rêt socio­lo­gique embar­ras­sant avait le don d’excéder l’entrepreneur bour­geois, déjà très inquiet natu­rel­le­ment quant à la sau­ve­garde de son sta­tut, et la conser­va­tion de son patrimoine. 

Pour­tant, son inquié­tude est aus­si infon­dée que fan­tas­ma­tique. Car le poids de cette nou­velle classe ouvrière, consti­tuée pro­gres­si­ve­ment depuis la fin du XVIIIe siècle, reste très limi­té, de sorte qu’elle ne consti­tue en rien un contre­poids mena­çant pour l’ordre social. D’autant que les pro­lé­taires étaient ce qu’ils sont res­tés depuis lors, c’est-à-dire une classe sociale hétérogène.

La plu­part par­mi eux, trop occu­pés à ten­ter d’assurer une sub­sis­tance incer­taine, n’ont pas conscience de par­ta­ger une com­mu­nau­té de des­tin avec leurs pairs en condi­tion maté­rielle. Dans les années 1840, au moment où le méde­cin Vil­ler­mé éta­bli­ra le pre­mier rap­port édi­fiant sur le sort ouvrier dans les manu­fac­tures tex­tiles, seul un quart de ces tra­vailleurs (soit 1,2 mil­lion sur un total esti­mé de 4,4 mil­lions) tra­vaille­rait dans les manu­fac­tures. Et un peu plus de la moi­tié d’entre eux dans le tex­tile (coton, laine et soie).Le reste étant répar­ti entre métal­lur­gie et mine. 

Mais une caté­go­rie par­ti­cu­lière, par­mi ces tra­vailleurs, concentre l’attention des plus viru­lents contemp­teurs du tra­vail indus­triel « forcé ». 

Le tra­vail des enfants, talon d’Achille de l’industrie au 19ème siècle, contes­té pour la pre­mière fois en France depuis Mulhouse 

Cou­tu­mier dans l’a­gri­cul­ture, et l’ar­ti­sa­nat dans une moindre mesure, l’emploi d’enfants, depuis l’âge de 6 ans, s’est déve­lop­pé dans les usines à la fin du 18ème et sur une bonne pre­mière moi­tié du 19ème siècle en France. Comme nous le disions en intro­duc­tion, le tra­vail des enfants, sous-rému­né­ré, fut un élé­ment d’importance pour assu­rer l’essor de l’in­dus­tria­li­sa­tion, dans le tex­tile plus qu’aucun autre sec­teur. Les enfants œuvraient sou­vent dans le même ate­lier que leurs parents, aux­quels ils remet­taient leur salaire (entre le quart et la moi­tié de celui d’un adulte). Ce tra­vail pou­vait valoir comme la pers­pec­tive d’une for­ma­tion pro­fes­sion­nelle pra­tique mais c’était d’abord le moyen d’assurer l’équilibre des charges de famille ou de com­plé­ter les reve­nus du foyer. Sans comp­ter que, Vil­ler­mé le pré­ci­se­ra dans son rap­port, le tra­vailleur-enfant pré­sen­tait, en rai­son de sa mor­pho­lo­gie, nombre d’avantages pro­duc­tifs pour les indus­triels du tex­tile, ain­si que nous le ver­rons plus tard. 

A Mul­house, la ques­tion du tra­vail des enfants fut sou­le­vée pour la pre­mière fois en novembre 1827, à la Socié­té Indus­trielle, par Jean-Jacques Bour­cart (1801–1855), indus­triel de Gueb­willer, soit une année après la fon­da­tion de l’institution. Il n’y fut pas vrai­ment com­pris, mais le sort réser­vé aux tra­vailleurs enfants rele­vait d’un sou­ci par­ta­gé par d’autres indus­triels alsa­ciens, qui récla­maient l’adoption d’une loi natio­nale en la matière, et prirent pour cer­tains les devants, par des ini­tia­tives pri­vées des­ti­nées à le limiter. 

Dans son rap­port res­té célèbre, duquel sera éta­blie la pre­mière légis­la­tion du tra­vail : « Tableau de l’é­tat phy­sique et moral des ouvriers employés dans les manu­fac­tures de coton, de laine et de soie », Louis René Vil­ler­mé sou­ligne l’initiative de l’entrepreneur gueb­wille­rois, et note : « Des fabri­cants du Haut-Rhin signa­lèrent eux-mêmes, dès l’an­née 1827, le dépé­ris­se­ment rapide des enfants dans les manu­fac­tures de coton. M. Jean-Jacques Bour­cart, copro­prié­taire de la belle fila­ture [un qua­li­fi­ca­tif régu­liè­re­ment réité­ré dans ses notes] de MM. Nico­las Schlum­ber­ger et com­pa­gnie, appe­la le pre­mier l’at­ten­tion de la Socié­té Indus­trielle de Mul­house sur une aus­si impor­tante question ». 

Vil­ler­mé uti­lise à des­sein le pro­nom per­son­nel, « eux-mêmes », dans l’objectif d’exonérer, autant que pos­sible, les entre­pre­neurs de leurs res­pon­sa­bi­li­tés (alors qu’elles échoient pour­tant de l’éthique pro­tes­tante dont ils se pré­valent géné­ra­le­ment), dès lors que ceux-ci auront mani­fes­té un com­men­ce­ment de vel­léi­té à agir sur le sujet. C’est une méca­nique de jus­ti­fi­ca­tion a prio­ri qui revien­dra sou­vent dans ses écrits, et qui tra­duit assez clai­re­ment la posi­tion sociale d’où il parle. 

Tou­jours est-il que, depuis Mul­house, Bour­cart entre­prend une action pion­nière au niveau natio­nal. Il s’appuie sur le pré­cé­dent bri­tan­nique où une loi votée en 1825 inter­dit le tra­vail des enfants de moins de 9 ans et limite le tra­vail des enfants de 9 à 16 ans. Mais dans un contexte de sur­pro­duc­tion qui pro­voque la faillite de 11 manu­fac­tures et voit 3 des plus impor­tantes (DMC, Nico­las Koe­chlin & Frères, et Schlum­ber­ger, Gros­jean & Cie) se sau­ver par l’intervention de banques fran­çaises et suisses, il entend éga­le­ment poser le pro­blème des condi­tions de tra­vail, en géné­ral. Il y inter­vient en usant de res­sorts moraux propres à convaincre ses core­li­gion­naires pro­tes­tants. « Il est de notre devoir de veiller sur le bon­heur et le bien-être des ouvriers » ? lance-t-il à ses confrères.

Cet atten­dris­se­ment vers l’humain reste cepen­dant conforme à l’esprit cal­vi­niste : ici, il n’est pas ques­tion de vile com­pas­sion miel­leuse d’obédience papiste mais de moyens concrets pour rele­ver le maté­riau humain dont a besoin. Pour les néces­si­tés de la guerre (et Vil­ler­mé repren­dra l’argument à son compte), car il nous faut des bras solides pour action­ner les canons et occire l’ennemi. La pré­ser­va­tion du capi­tal humain est un autre argu­ment éco­no­mique de choix, d’autant que Bour­cart expose à ses pairs les chiffres de la pro­duc­ti­vi­té anglaise, et démontre que le ren­de­ment horaire y aug­mente depuis l’instauration de la loi de 1825… 

Il pro­pose donc pour la pre­mière fois d’adresser une péti­tion à la Chambre, et de réunir une com­mis­sion pour étu­dier les moyens de trans­po­ser en France la loi britannique.

La pro­po­si­tion de Bour­cart est sui­vie d’un rap­port de la com­mis­sion spé­ciale, en décembre 1827. Tout d’a­bord, le rap­port dresse un tableau acca­blant du « tra­vail for­cé » auquel sont sou­mis les enfants : tra­vail dès l’âge de 8 ans, voire 7, en cas de pénu­rie de main d’œuvre. La durée du tra­vail pou­vant aller jusqu’à 17 h par jour, sans comp­ter le tra­jet aller et retour.

Là encore, la socié­té indus­trielle de Mul­hau­sen (son nom ori­gi­nel), ne s’embarrasse pas de sen­ti­men­ta­li­tés. La phi­lan­thro­pie est spon­ta­né­ment invo­quée par le rédac­teur ano­nyme en guise de métho­do­lo­gie sus­cep­tible de déga­ger un consen­sus entre les membres. Mais elle est balayée aus­si­tôt, car la com­mis­sion se divise. On ne peut pas comp­ter sur les bonnes dis­po­si­tions de la cor­po­ra­tion en matière de simple huma­ni­té. Cer­tains seraient même ten­tés d’en tirer profit… 

Le plus stu­pé­fiant étant le ren­voi symé­trique du patron et de l’ouvrier dans les mêmes tur­pi­tudes de l’avidité sans bornes: 

« Il suf­fi­rait d’un seul mau­vais exemple de ce genre [par­mi les patrons], pour détruire en un ins­tant le bien que la mesure aurait pu opé­rer; car telle est aus­si la ten­dance de la classe ouvrière des manu­fac­tures, à recher­cher l’ap­pât du gain, même au détri­ment de sa force et de sa san­té, que ces mêmes ouvriers des fila­tures, les plus misé­rables de tous, dans l’in­té­rêt des­quels on aurait, d’un com­mun accord, limi­té les heures de tra­vail, que ces mêmes ouvriers quit­te­raient peut-être l’a­te­lier où ils ne tra­vaille­raient que pen­dant douze heures, pour ren­trer dans les fila­tures où l’on main­tien­drait le tra­vail for­cé de seize et de dix-sept heures ». 

Il n’était donc pas ques­tion que le tra­vailleur se per­mette de tra­vailler plus pour espé­rer sur­vivre à peine mieux en allant appor­ter son concours à un com­pé­ti­teur sus­cep­tible de pro­fi­ter du reli­quat de force pro­duc­tive auprès d’un sala­rié mer­ce­naire. La misère éco­no­mique des employés de manu­fac­tures se dou­blait d’une attache exclu­sive et d’un enga­ge­ment en loyau­té per­son­nelle envers l’employeur, quand bien même le trai­te­ment éco­no­mique ne pou­vait garan­tir leur sur­vie quo­ti­dienne. De sorte que le recours à la main d’œuvre infan­tile n’en était que plus cer­tain, pour s’assurer les reve­nus com­plé­men­taires indis­pen­sables du foyer.

Par­mi les membres de la com­mis­sion, les réti­cences à prendre des mesures sont par ailleurs moti­vées par le sou­ci de pré­ser­ver le rôle et la fonc­tion sociale tra­di­tion­nel­le­ment dévo­lue au pater fami­lias. Celui-ci, inves­ti de la « puis­sance pater­nelle » que lui confère la loi, dis­pose lit­té­ra­le­ment du sort de ses enfants, jusqu’à leur majo­ri­té ou leur éman­ci­pa­tion. Cette dis­po­si­tion res­sor­tit de sa liber­té indi­vi­duelle. Mais ici, elle est éva­cuée par les membres de la com­mis­sion, car il appa­rait que l’enjeu est d’ordre public. 

Plus conforme à ce qui serait atten­du de la part d’une auguste assem­blée d’entrepreneurs, les membres de la com­mis­sion redoutent sur­tout de mettre à mal la liber­té d’entreprise, qua­li­fiée, de manière orga­nique, de « prin­cipe vital ». Cette vision de la liber­té, que l’on qua­li­fie­rait aujourd’hui, par ana­chro­nisme, d’approche « liber­ta­rienne » de l’économie, peut expli­quer pour­quoi dans cer­tains pays, notam­ment anglo-saxons, cer­tains défendent notam­ment le libre droit de mou­rir de faim dans la rue, comme l’expression d’un choix indi­vi­duel. La pro­blé­ma­tique sociale est éva­cuée au pro­fit d’une déter­mi­na­tion d’ordre pure­ment individuel. 

Par exten­sion, cela explique éga­le­ment pour­quoi les États-Unis, ont tant de dif­fi­cul­tés à créer un sys­tème de soins finan­cé et garan­ti par leur état fédé­ral. Le risque social n’étant pas per­çu comme res­sor­tis­sant de la socié­té, laquelle « n’existe pas », pour recou­vrer l’apostrophe de Mar­ga­ret That­cher : « Il y a des hommes et des femmes, il y a des familles ». La socié­té étant au plus un agglo­mé­rat de cercles fami­liaux de struc­tu­ra­tion nucléaire, sans autre fin que de pour­suivre un inté­rêt par­ti­cu­lier, ou d’exercer leur empire sur des sem­blables, qui servent à l’occasion de subor­don­nés. La socié­té est alors regar­dée comme un flux conti­nu d’initiatives per­son­nelles, bor­né par la seule res­pon­sa­bi­li­té indi­vi­duelle, et non comme un stock variable de néces­si­tés com­munes qui nous obligent et nous trans­cendent, en tant qu’acteurs sociaux. 

Pour autant, la com­mis­sion ne renonce pas à pro­po­ser une réforme, mais se résout à consul­ter des experts avant de for­mu­ler « une pro­po­si­tion plus for­melle », dans le cadre d’un ques­tion­ne­ment, assez para­doxal, sur le régime poli­tique le plus favo­rable à l’industrie…

Lire, ici, la seconde partie