Un coursier de 24 ans exerçant professionnellement pour la plateforme britannique de livraison de repas « Deliveroo » manque de se tuer le 8 aout 2019 dans les rues de Mulhouse, alors qu’il livrait une commande.

Victime d’une très mauvaise chute en vélo, en dévalant une petite rue en forme de sentier, il a été transporté en urgence à l’hôpital Émile Muller voisin, puis transféré dans un service spécialisé de l’hôpital Pasteur à Colmar, en raison d’un grave traumatisme crânien.

Il est toujours dans le coma au moment où sont écrites ces lignes, et risque d’en sortir avec de nombreuses séquelles.

Ses collèges disent de lui que le métier lui convenait, et qu’il était même susceptible de disputer le titre de meilleur performeur du réseau mulhousien.

Pourtant, s’impose à nouveau devant nous, clients actuels ou potentiels, le quotidien professionnel de ces stakhanovistes de la prestation de service, en régime intégralement libéral.

Le quotidien Les DNA du 9 aout 2019 font témoigner l’une des collègues de Mourad, laquelle affirme : « ce métier est très dur et je pense que l’on ne se rend pas compte de ce que l’on signe lorsque l’on remplit ce contrat de prestation de partenariat. Il n’y a rien derrière, pas de chômage, pas d’assurance. Nous sommes des indépendants à 100 % en partenariat-prestation. »

C’est là le tribut social de toute une jeune génération de travailleurs cherchant à dégager quelques revenus complémentaires, ou même principaux, auprès d’un des principaux représentants de l’économie des plateformes numériques.

Dans ces conditions, l’accident du travail, au sens qu’il revêt dans le Code du travail, ne peut jamais être constitué, puisque le travailleur ne relève pas du champ du salariat. Car il n’est officiellement pas subordonné à son employeur.

Qu’est-ce qu’un salarié ?

Un salarié est une personne physique exerçant une activité professionnelle auprès d’un employeur, sous la subordination duquel il se place, et en contrepartie de quoi il est rémunéré (à défaut il s’agit d’esclavage…). Son employeur peut donc exercer sur lui un pouvoir de prescription, de contrôle et de sanction du travail accompli.  

Tout l’art des plateformes numériques va donc consister à jouer des interstices de la législation sociale, de sorte à faire accroire qu’elles ne donnent pas d’ordre à leurs « travailleurs », et que par conséquent elles ne relèvent pas du champ salarial, et n’ont donc pas à être soumis à cette législation.

La réalité des faits est toute autre. Et les livreurs « indépendants » des plateformes, ne le sont qu’en apparence. Des procès ont lieu à travers le monde pour contraindre ces opérateurs à admettre que les travailleurs qu’ils emploient sont bien leurs subordonnés, puisqu’ils sont tributaires de l’application de l’entreprise pour laquelle ils exercent. Direction, temps, système de notation, les « indépendants » sont sous contrôle permanent, et ne décident en réalité que du moment où ils activent ladite application.  

Dans cette perspective, la pratique est susceptible de requalification en travail salarié dissimulé par la justice.

Bien sûr, la sécurité sociale des indépendants prévoit cependant des indemnités en tel cas. Mais elles demeurent très aléatoires, puisqu’elles dépendent du chiffre d’affaires des années précédentes. Et sauf à cumuler de très hauts revenus pendant de longues périodes, elles s’avèrent bien dérisoires en proportion du préjudice subi.

Mais fort heureusement, Deliveroo, l’employeur qui n’en est officiellement pas, annonce, grand seigneur, qu’il prendra en charge les frais d’hospitalisation de Mourad !

C’est fort aimable à lui, tant l’absence de scrupules de ses dirigeants atteint des sommets en ce moment même, alors qu’est survenu un long mouvement national de grève lancé par les travailleurs soumis à la loi de l’application, après que celle-ci eut baissé ses reversements au livreurs lors de certains trajets. De 30 à 50 % selon leur type.

Par ailleurs, on vient d’apprendre que la plateforme allait cesser toute activité en Allemagne à partir du vendredi 16 août. En France, les coursiers français continuent toutefois de protester contre la baisse de leurs paiements.

Le drame personnel de Mourad souligne combien la situation des travailleurs issus du monde applicatif et numérique vient d’atteindre un paroxysme d’inadéquation économique et d’injustice sociale.

Inadéquation économique, parce que son principe attaque frontalement le compromis salarial, fondé sur le principe d’un statut, producteur de droits et d’assurances, bien que leurs modalités se délitent depuis plusieurs décennies. Enfin de l’injustice sociale, en ce sens qu’elle fracture toujours davantage un marché du travail déjà passablement lessivé par les contrats atypiques (CDD, intérim, contrat de mission, portage salarial) par rapport à la forme normale de l’emploi en CDI.

Les jeunes étant particulièrement exposés à ce traitement « dual » du marche de l’emploi, puisque plus de 75% parmi eux commencent leur carrière professionnelle par le truchement d’un contrat « atypique », souvent en CDD, alors que le « stock » de l’emploi salarié est encore massivement constitué de CDI.

Un paradoxe qui s’ajoute à la multiplicité des accidents du travail enregistrée chaque année en France, dont notamment ceux du secteur de la logistique, du transport et de la livraison, à travers la triste illustration mulhousienne.

Un secteur qui constitue le second en volume accidentogène, juste après le bâtiment, ainsi que le démontre chaque jour l’excellent compte Twitter : « Accidents du travail : silence des ouvriers meurent », dont l’auteur, Matthieu Lépine, professeur d’histoire à Montreuil, adresse les alertes, chaque jour, depuis janvier 2019, à Muriel Pénicaud, sinistre du travail.  

6 mois de recensement d’accidents du travail sur le compte twitter: @DuAccident (janvier à juin 2019)

Comment, enfin, ne pas souligner le symbole que constitue l’accident du travail de l’espèce la plus précaire et besogneuse du travailleur post-moderne des services, dans le quartier structurellement le plus bourgeois de l’aire mulhousienne, le “Rebberg” ?

Celui que façonnèrent, par excellence, les riches industriels du textile de la glorieuse « Manchester du sud », comme on nommait jadis la ville de Mulhouse. Mais une cité dont il ne fallait surtout pas nommer l’innommable (et encore actuelle) misère ouvrière…