La France s’apprête à connaître une période d’amples mobi­li­sa­tions popu­laires. A la dif­fé­rence de celles que nous avons déjà connues lors des­quelles les syn­di­cats, les par­tis poli­tiques, étaient les ini­tia­teurs et les cata­ly­seurs de mou­ve­ments pre­nant la forme de grèves, de mani­fes­ta­tions, d’émeutes parfois.

Le 5 décembre s’inscrira-t-il dans ce « modèle » ou bien trou­ve­ra-t-il, en par­tie, sa source dans ces explo­sions sociales qui éclatent de part le monde. Ont-elles une iden­ti­té com­mune ? Ne seraient-elles pas plu­tôt une expres­sion popu­laire qui répond à cette nou­velle crise pro­fonde du capi­ta­lisme qui ne sait pas ou ne veut pas réduire les inéga­li­tés sociales. Qui ne peut pas répar­tir les richesses pro­duites entre capi­tal et tra­vail sans qu’il y soit contraint. Et moins il le fait et plus la force, la vio­lence même, des conflits sociaux gran­dit et s’étend.

Le Chi­li : sym­bole de l’exaspération populaire

France Culture a dif­fu­sé quatre émis­sions consa­crées au Chi­li. Dans celle que nous vous pro­po­sons ci-après (sur­tout à la fin de l’émission), Car­men Cas­tillo exprime très clai­re­ment pour­quoi le mou­ve­ment popu­laire chi­lien est pro­fond et porte en lui l’irréversibilité des reven­di­ca­tions. Ni le contrôle de l’information depuis des décen­nies, ni la volon­té d’effacer de l’histoire la période Allende, ni la répres­sion poli­cière et mili­taire, ni la tor­ture (jusqu’à cou­per les mains du poète gui­ta­riste Vic­tor Jar­ra avant d’être tué en 1973 par le Chi­li d’Augusto Pino­chet), n’ont réus­si à étouf­fer tota­le­ment la com­ba­ti­vi­té popu­laire. Et ce qui est en train de se dérou­ler sous nos yeux, c’est bien une révolte pour impo­ser des chan­ge­ments pro­fonds sur le plan poli­tique, éco­no­mique, social, démo­cra­tique, culturel…

Quand la dic­ta­ture de Pino­chet, orga­ni­sée avec l’aide des Etats-Unis pré­si­dés par Richard Nixon et sans réelles réac­tions du monde dit « libre », met fin dans le sang à la période pro­gres­siste ini­tiée par Sal­va­dor Allende, le Chi­li devient le pre­mier pays où la poli­tique ultra­li­bé­rale ima­gi­née par l’école de Washing­ton et son men­tor Mil­ton Fried­mann est appli­quée. Direc­te­ment par des envoyés spé­ciaux des USA pour conseiller le nou­veau pré­sident dic­ta­teur. Bien avant That­cher et Rea­gan, le Chi­li devient le labo­ra­toire où sont expé­ri­men­tés la pré­ca­ri­té du tra­vail, la réduc­tion dras­tique des retraites, l’effacement total de la pro­tec­tion par l’Etat, les pri­va­ti­sa­tions géné­ra­li­sées de toutes les activités.

Nom­breux com­men­ta­teurs ici, dans la presse fran­çaise, saluaient jusqu’à tout récem­ment, la « for­mi­dable réus­site » de l’économie chi­lienne, tai­sant soi­gneu­se­ment que ce pays est deve­nu le plus inéga­li­taire de l’Amérique latine. Voi­là par exemple ce qu’écrivait L’Express en 2004 : « La dic­ta­ture, dans cette affaire, n’a­vait pas que des incon­vé­nients: elle per­mit d’im­po­ser des réformes, sans dis­cus­sion ni com­pro­mis, à une socié­té condam­née au silence et à la doci­li­té. Et de même que la Consti­tu­tion chi­lienne adop­tée par réfé­ren­dum en sep­tembre 1980, sous la dic­ta­ture, fut écrite, selon le mot d’un séna­teur socia­liste, «à la pointe d’une baïon­nette», de même le furent ces réformes libé­rales mises en place sous le règne de la ter­reur poli­tique et sociale. Le big bang sous Big Bro­ther. Déplai­sant, certes, mais per­met­tant néan­moins à l’ac­tion éco­no­mique une réelle cohérence. »

Donc vive la dic­ta­ture ! Il a fal­lu plu­sieurs décen­nies pour que la réa­li­té sociale explose. Car elle explose tou­jours, ce n’est qu’une ques­tion de temps et d’opportunité.

Extrait de l’é­mis­sion « Le cours de l’his­toire » / « L’his­toire sur grand écran » consa­crée au Chili

L’é­mis­sion est dis­po­nible en inté­gra­li­té dans le pod­cast ci-dessous: 

La France néolibérale ?

Chaque pays, chaque Région même, a son his­toire. Et la défer­lante néo­li­bé­rale se fait en tenant compte des par­ti­cu­la­ri­tés. Mais ce sont pour­tant les mêmes mesures qui sont impo­sées d’une manière tout à fait anti­dé­mo­cra­tique. L’élection d’un Macron quel­conque, l’autorise-t-elle à appli­quer une poli­tique qu’il a certes annon­cé sur cer­tains points, mais qui après quelques mois a com­men­cé a sus­ci­té des rejets ? Ne réside-t-elle pas là, la crise démo­cra­tique que nous connais­sons et qui imprègne tous les mou­ve­ments sociaux sur l’ensemble des continents ? 

Oui, depuis les pré­si­dences Sar­ko­zy, Hol­lande et Macron, la France a bas­cu­lé dans un modèle néo­li­bé­rale qui porte en lui les mêmes consé­quences que celle que connaissent aujourd’hui les Chi­liens : ils ont juste trois décen­nies d’avance ! Et donc d’expérience.

La France connaît une expres­sion de mécon­ten­te­ment rare­ment connue ces der­nières années tant dans son ampleur que dans son éten­due pro­fes­sion­nelle, socio­lo­gique et géographique.

Comme au Chi­li, les pou­voirs sont sourds aux expres­sions de souf­france, de mécon­ten­te­ment, de colères… Ils ne peuvent évi­dem­ment pas les nier, mais cherchent à les gérer par le contrôle de l’information, par la vio­lence poli­cière, par le déni­gre­ment des actions. 

Les son­dages l’affirment : une majo­ri­té de fran­çais ne veulent pas de la poli­tique de M. Macron ! Et alors ? On sait que les réformes entre­prises sont majo­ri­tai­re­ment contes­tées et consi­dé­rées comme injustes. Cer­tains les pensent même inef­fi­caces ! Peu m’importe… Les médias aux ordres n’hésitent pas à saluer ce « cou­rage » pour impo­ser des réformes impo­pu­laires ! En clair, M. Macron et sa poli­tique libé­rale, veulent le bon­heur du peuple à son insu ! 

A force de consi­dé­ré les citoyens comme inca­pables de com­prendre la néces­si­té d’une réforme, on gomme le vrai sujet du mécon­ten­te­ment : le sen­ti­ment d’injustice qui carac­té­rise l’appréciation de ces réformes ! Le mépris avec lequel on traite des citoyens qui pensent que la répar­ti­tion des richesses dans notre pays est tota­le­ment dés­équi­li­brée : M. Macron est bien le pré­sident des riches, des « très » riches pré­ci­sa quelqu’un qui le connaît bien !

De l’im­puis­sance des élus locaux, aux mobi­li­sa­tions populaires 

Dans un élan mépri­sant, les gens de pou­voir consi­dèrent que ce n’est pas la « rue qui gou­verne ». Le mou­ve­ment des Gilets jaunes a don­né une autre image du pou­voir de la rue. Il ne fut pour­tant qu’un pré­cur­seur. La mobi­li­sa­tion des per­son­nels des hôpi­taux et du sec­teur de la san­té en géné­ral, ont appor­té une autre dimen­sion : celle de sur­mon­ter les cli­vages caté­go­riels voire cor­po­ra­tistes pour mettre en exergue non pas leur seule détresse sociale, mais celle de ne pou­voir effec­tuer nor­ma­le­ment leur tra­vail faute de moyens. 

Quand notre maire-cou­rage d’Husseren-Wesserling, Mme Jeanne Stoltz-Nawrot, se démène pen­dant des mois et des mois pour empê­cher la fer­me­ture des mater­ni­tés de Thann et d’Altkirch en énon­çant les risques pour les futures mamans et leurs bébés, elle ne trouve aucun écho auprès des pou­voirs publics. Et à peine quelques jours après la fer­me­ture de la mater­ni­té d’Altkirch, un enfant naît, sur la route à Zilli­sheim, dans la voi­ture de ses parents qui essayaient de rejoindre la mater­ni­té de Mulhouse.

Il en est ain­si avec l’ensemble des ser­vices publics que M. Macron veut tota­le­ment trans­for­mer, les pri­va­ti­ser à sa manière : quand les agents des Finances publiques pro­tes­taient contre la fer­me­ture de per­cep­tion, quand les Pos­tiers refu­saient la fer­me­ture des bureaux de poste ou leur trans­fert vers les quelques com­merces de proxi­mi­té qui existent encore, quand les étu­diants aler­taient sur les effets désas­treux de la sup­pres­sion des allo­ca­tions loge­ments, quand les asso­cia­tions de chô­meurs et de pré­caires annoncent que la réforme de l’allocation chô­mage va gon­fler le taux de pau­vre­té… Quand… Nous pour­rions conti­nuer long­temps cette lita­nie des per­son­nels et citoyens qui voyaient les consé­quences de la poli­tique qui les frap­paient… sans être entendus.

Non seule­ment par les pou­voirs publics, mais aus­si par la popu­la­tion elle-même. L’effet « cela ne me concerne pas » a fait des dégâts consi­dé­rables et a per­mis à M. Macron d’appliquer une des poli­tiques les plus dures pour les plus faibles que nous ayons connus dans ce pays. Sans que la rue n’exerce réel­le­ment son pouvoir.

Le 5 décembre : une fina­li­té ou un nou­veau départ ?

Pour l’instant, toutes les manœuvres pour divi­ser ou étouf­fer les expres­sions du mécon­ten­te­ment ont fait long feu. Mais qu’en est-il de l’adhésion popu­laire à ces appels dis­pa­rates pour la jour­née du 5 décembre ?

Reve­nons à une vielle notion, jamais démen­tie : tout est ques­tion de rap­port de force. Les bonnes paroles et bonnes pro­po­si­tions ne prennent de la cré­di­bi­li­té que quand elles sont por­tées par un nombre impor­tant de per­sonnes. Cha­cun sait éga­le­ment qu’il ne suf­fit pas d’une injus­tice pour arri­ver à une expres­sion forte et signi­fi­ca­tive du rap­port de force.

C’est bien l’espoir de chan­ger les choses, de sou­te­nir des pro­po­si­tions en mesure d’imposer une autre poli­tique qui est le ciment des grandes mobilisations.

La désas­treuse divi­sion des syn­di­cats n’aident évi­dem­ment pas à atteindre cet objec­tif. Comme l’absence d’alternative pos­sible sur le plan politique.

Mais là aus­si, les expé­riences du pas­sé sont expli­cites : un mou­ve­ment popu­laire d’envergure ne vient pas d’un appel d’en-haut ; mais un mou­ve­ment popu­laire d’envergure peut impo­ser l’unité aux syn­di­cats et peut géné­rer l’apparition d’alternatives poli­tique en mesure de prendre le pouvoir.

C’est en cela qu’il fau­dra mesu­rer la matu­ri­té poli­tique des Fran­çais le 5 décembre pro­chain. Cela peut être un chant du cygne mais aus­si le début de la fin d’une ère poli­tique que M. Maca­ron pour­rait clore : celle des effroyables effets de la poli­tique néo­li­bé­rale et du règne des « Chi­ca­go Boys » et des gou­ver­ne­ments qui leur sont inféodés.

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