Comme chacun le sait désormais, Pierre-Emmanuel Bockel, cadet des enfants de Jean-Marie Bockel, sénateur du Haut-Rhin, ex-secrétaire d’État sous le gouvernement Fillon, et ancien maire de Mulhouse, a été tué au Mali le 25 novembre 2019 avec 12 de ses compagnons, au cours d’une collision entre deux hélicoptères, dont il était l’un des deux pilotes.
Les forces françaises participaient officiellement à une attaque contre des djihadistes, dans la région de Ménaka, aux confins du Mali, du Niger et du Burkina Faso.
À 28 ans, il opérait dans le cadre de la mission militaire française « Barkhane », basée essentiellement au Mali, mais également au Tchad, au Niger, et au Burkina Faso.
Bien que très critiques sur la trajectoire politique de Jean-Marie Bockel, nous respectons sincèrement sa douleur et le deuil de sa famille, auquel nous nous associons.
Pour autant, ce drame n’exonère pas d’interrogations légitimes, portant sur les circonstances dans lequel l’accident s’est inscrit et a été restitué, dans le champ médiatique.
Le choix de l’exposition médiatique
Jean-Marie Bockel a fait un choix personnel que l’on peut ne pas comprendre en conscience : il a choisi de médiatiser largement le décès de son fils. On verra plus tard ce qu’il en a été dans la presse locale.
Face à cela, il ressort que tout en narrant les qualités humaines de celui-ci, « le plus merveilleux des garçons », sur tous les plateaux de télévision (France 5, France info, jusque dans les journaux people, tel « Gala »), il plaçait de fait le drame dans le domaine du registre personnel et subjectif, alors qu’il se trouve être tout autant saisi par une dimension collective, et précisément politique.
Le paradoxe est d’autant plus marqué, que s’il est invité et interrogé par des journalistes à propos du deuil qui l’accable, c’est sur l’unique fondement de sa position sociale, et de ses « titres » politiques.
Mais alors, qu’en est-il de la mémoire des 12 autres soldats, tombés le même jour avec le fils de Jean-Marie Bockel ? Il n’y avait pas de responsables politiques parmi leurs familles. Mais n’avaient-elles pas également voix au chapitre médiatique national pour autant ? Ou alors Jean-Marie Bockel se serait-il institué porte-parole des familles ? Une telle situation apparait malsaine, et J.M. Bockel doit consciemment ou non le réaliser, lui qui répète à l’envi que sa douleur est celle « d’une famille parmi les autres ».
On a déjà illustré ici le fait que les inégalités sociales nous poursuivaient jusque dans la mort. L’actuelle séquence l’illustre, hélas, encore une fois. L’égalité dans la mort et dans le corps (d’armée), semble passer, pour la circonstance bockelienne particulière, par pertes et profits, à raison de sa surface politique.
Par ailleurs, Jean-Marie Bockel se fait fort de justifier l’opération militaire au Mali, au nom de la lutte contre le djihadisme, en insistant sur le fait que sont fils était « soldat de la paix ». Un parti pris, discutable, en dépit du deuil qui ne saurait araser les questions politiques soulevée par l’accident. Une présentation biaisée qui ne saurait, par ailleurs, être étrangère à son appartenance honorifique aux corps d’armée, en qualité de colonel de réserve pour l’armée de terre.
Ce faisant, il n’est pas sûr du tout que les familles des disparus soient aussi laudatives, en matière de choix géopolitiques effectués par les stratèges français sur le continent africain… Il est vrai que le soldat Bockel est rentré dans le rang, lui qui se faisait méchamment morigéner par François Fillon Premier ministre, quand, titulaire du secrétariat d’État à la Défense et aux Anciens combattants de 2008 à 2009, il pensait naïvement pouvoir décréter la fin de la « Françafrique »…
La transcription par la presse nationale et locale
Le registre émotionnel a été le fil conducteur de toutes les interventions médiatiques de J.M. Bockel. Cela n’est pas pour surprendre, comme on l’a vu précédemment. Mais c’est à partir de cette seule considération que l’on découvre l’aréopage journalistique déployer toute sa capacité à instrumentaliser l’épreuve d’un homme, sans considération pour ce qu’il représente dans la sphère politique.
En l’espèce, celle d’un ancien ministre croupion, et d’un maire aux pratiques municipales contestables, passé avec armes et bagages de la droite de la gauche PS à la droite centrisée, sans remettre son mandat en jeu, et qui plus est en cédant en 2010 son mandat à un successeur issu de l’UMP, non élu par les mulhousiens.
Cela n’interroge-t-il pas la profession journalistique sur la priorité qu’il y avait à entériner la démarche injustement personnelle de J.M. Bockel, au détriment des 12 autres familles ?
Bien sûr que non. L’émotion abondamment et inconditionnellement relayée, ou tout déterminant politique et géostratégique de l’affaire est soigneusement balayé, alors qu’elle émane pourtant d’un homme politique, ça c’est fédérateur, coco !
Cette disposition rend la séquence du magazine Gala ou de France 5, où est décrite la relation personnelle du jeune homme disparu avec sa compagne, avec laquelle il allait se marier, et dont celle-ci escomptait lui envoyer une échographie de son futur enfant, d’autant plus étouffante de parti pris injustifiable.
La quasi totalité des 12 autres soldats comptaient pareillement des pères de famille dans leurs rangs ! Est-ce moins dramatique ou moins télégénique, Mesdames, Messieurs les journalistes ?
Mais au-delà du sentimentalisme apolitisé de la presse nationale, il n’est qu’assez dérisoire, eu égard à la flagornerie dégoulinante du double quotidien unique alsacien.
Sur la forme, c’est une page entière de la section Région, que publie L’Alsace le 27 novembre, dans laquelle on apprend que le défunt était « un pilote performant », « le meilleur de la bande », et un citoyen engagé. L’équipe de choc de L’Alsace est allée jusqu’à retrouver son professeur de physique-chimie du lycée Albert Schweitzer, et l’une de ses camarades de classe !
Le 3 décembre, une autre page entière vouée à la famille Bockel, parait dans la section Région, dans le contexte de la cérémonie aux Invalides. On y apprend que « L’Alsace pleure », que l’armée était pour le fils Bockel « comme une seconde famille », et on y retrouve une énième entrevue avec Jean-Marie Bockel, titrée : « Notre fils était un soldat pour la paix ».
Quant au fond, cela commence le 27 novembre 2019 par l’éditorial de l’inénarrable Laurent Bodin. Titré : « Le deuil d’une famille partagé par toute une nation ». Lyrique, mais dans le registre sirupeux, il énonce : « Ils sont treize, mais pour l’Alsace, avec toute la part d’injustice qu’il y a dans cette considération, il est le visage le plus marquant ».
Mais pourquoi donc, s’enquiert-on benoitement ? « Parce qu’il était le fils du sénateur, ancien ministre et ex-maire de Mulhouse Jean-Marie Bockel, sa disparition touche l’intime de chacun dans notre région ».
Eurêka ! Vous tenez dans cette phrase le résidu chimiquement pur du principe actif de la presse quotidienne régionale alsacienne, à son stade de dégradation supérieure : la veulerie ordinaire à l’égard des baronnies et des potentats.
Le reste est en droite conformité avec le principe : « Pour ceux qui ont connu ce jeune homme, c’est un choc. Pour ceux qui ne l’avaient jamais croisé ou ignoraient son existence, c’est un deuil par procuration tant Jean-Marie Bockel est, depuis plus de 40 ans, une figure incontournable de l’Alsace. La politique est un rude combat avec ses victoires et ses défaites, ses injustices, renoncements et bassesses. Mais le combat d’idées n’est rien en comparaison de celui pour la France. Aucun père ne mérite de perdre un fils à la guerre en ces temps supposés de paix en Europe. Le cœur de l’Alsace, aujourd’hui, bat pour la famille Bockel, Jean-Marie et sa femme Marie-Odile, comme jamais auparavant ».
Tandis que le 3 décembre, il s’interrogeait, sous une forme assez paradoxale : « Mais c’est bien la paix qui se construit au Sahel, où les groupes terroristes islamistes tentent de s’organiser pour propager leur idéologie de mort et de haine partout dans le monde et notamment en France. Le temps du deuil a légitimement repoussé un débat qui devra cependant être posé, celui de la présence française au sein de la force Barkhane engagée contre les groupes terroristes au Sahel. Rien ne serait pire, en effet, que le sacrifice de ces treize militaires, cueillis en pleine fleur de l’âge, soit vain. Il ne l’a pas été, car ils sont engagés pour défendre la liberté, même loin de la France. Mais il le deviendrait si l’état-major militaire comme le pouvoir politique devait fermer les yeux sur une opération au Sahel dont les résultats tardent à venir ».
Alors, pour synthétiser en une phrase la tirade de Bodin : la paix se construit assurément au Sahel. Mais qu’est-ce qu’on y fout encore ?
À l’instar de « la politique [qui] est un rude combat », comme aime à dire notre Pythie éditocrate, il faut répondre que le « journalisme indépendant est un sport de combat », ainsi que titrait Reporters sans frontières, pour l’un de ses rapports.
Et présentement, le journalisme a été mis KO par excès de « renoncements et de bassesses ».
Sur la présence française au Mali
Aucun journaliste, ni même Jean-Marie Bockel, n’aura osé s’interroger à cette occasion sur la pertinence ou le sens même de l’opération Barkhane, menée depuis 2014, au Sahel et au Sahara, à la suite des opérations Serval et Épervier.
Cela relevait pourtant de l’évidence journalistique, tant le chaos et l’impuissance mêlés des dirigeants locaux à stabiliser la situation, pressés qu’ils sont face aux djihadistes, et à l’augmentation des conflits intercommunautaires et interethniques.
Les interrogations se font aujourd’hui plus frontales à propos de cette opération extérieure de l’armée française, sans doute la plus importante, et la plus couteuse de ces dernières décennies, à raison de 700 millions d’euros dépensés chaque année.
Mais le déni semble pourtant servir de boussole au sein de gouvernement. Florence Parly, ministre des armées, déclarait en effet : « Barkhane ne s’enlise pas, Barkhane s’adapte en permanence », selon des propos rapportés par l’AFP, ou « La force Barkhane restera le temps qu’il faudra » déclarait-elle encore auprès du mensuel « Jeune Afrique ».
Le fait est que climat dans la bande sahélo-saharienne n’a jamais cessé de s’aggraver. Et l’ancienne puissance coloniale qu’est la France n’est peut-être pas la mieux placée pour admonester les gouvernements locaux, et fustiger leur inaction. Voire les sommer de s’occuper eux-mêmes de leur sécurité, comme l’a fait le général Marc Foucaud.
La force « G5 Sahel » (Niger, Burkina Faso, Mali, Mauritanie, Tchad), appelée à prendre le relais des forces françaises, n’est pas opérationnelle, puisque dénuée de financements et d’équipements.
La crise humanitaire et sécuritaire est donc aussi vaste que les soldats français sont seuls, dans ce que beaucoup qualifient de « bourbier ».
Les milices rebelles et les djihadistes profitent largement d’une incurie sécuritaire qu’ils contribuent à entretenir. Et les soldats français pourraient servir de détonateurs involontaires à une déstabilisation plus grande encore.
« Barkhane est parfois taxée d’inutilité, d’inefficacité, voire parfois de complicité avec certains mouvements rebelles », déclarait récemment le général Bruno Clément-Bollée au micro de RFI.
« Moi, ce que j’observe, c’est le sentiment que ces forces [Minusma (Mission ONU au Mali), Barkhane (force française), G5 Sahel (Mauritanie, Mali, Burkina Faso, Niger, Tchad, Eucap Sahel (Mission européenne), EUTM (Mission de formation de l’Union européenne)] ont perdu l’initiative et qu’en fait, les maîtres du terrain aujourd’hui, ce sont les islamistes. C’est eux qui décident des affrontements, quand ils se font, où ils se font. Ils ont, ce qu’on appelle en terme militaire « pris l’initiative ».
Et encore : « Moi, j’observe que, quand il y a un évènement dramatique qui se passe sur le terrain que Barkhane soit là ou pas, systématiquement, parce que peut-être elle est un peu symbolique, elle est conspuée. Ce dont j’ai peur, c’est que Barkhane, un jour, soit obligée de partir, non pas pour des raisons sécuritaires, non pas sur pressions sécuritaires, mais sur pressions populaires, parce que l’idée même de notre présence sera devenue insupportable aux yeux de la population. Et nous serons obligés de partir. Ce qui serait à mon sens dramatique parce qu’on sait bien ce qui se passerait à ce moment-là ».
Autant de questions de fond qu’il fallait éviter de poser, en tant que journaliste de la presse régionale ou nationale, au prétexte de l’union sacrée.
Une union sacrée que raillaient Maurice Maréchal et le dessinateur H.P. Grassier, les deux fondateurs du « Canard enchainé », lors de la boucherie de 14–18. Les deux journalistes s’en prenaient aux censeurs, mais d’abord et surtout à leurs propres confrères, qui avaient rejoint le mot d’ordre officiel.
Toute proportion gardée, les choses ne sont guère réjouissantes à observer les mœurs de la profession aujourd’hui. Plus besoin de museler la presse, car elle se bâillonne très bien elle-même. Même si c’est à train de sénateur.