Au début c’était bien, on a encaissé le choc avec beaucoup de dignité et on a sorti les plus beaux discours. L’important c’était la santé, quoi qu’il en coûte. L’État s’engageait à rembourser le chômage partiel, à soutenir les plus faibles, les plus démunis, quoi qu’il en coûte. Les taxes et les impôts ne seraient pas perçus durant cette période, la trêve hivernale serait prolongée, quoi qu’il en coûte.

Au début c’était bien, on disait haut et fort qu’on se soutiendrait, que le plus important était de mettre les citoyens à l’abri, en sécurité. Et on s’est installé peu à peu dans nos nouvelles vies, chômage, chômage partiel, télétravail. Ceux qui le pouvaient se sont remis à travailler, même à distance, pour sortir de leur torpeur, pour s’évader de la sinistre réalité, pour œuvrer à un avenir qui serait forcément plus beau.

Au début, c’était franchement bien, on a entendu d’encore plus beaux discours, que les choses changeraient, que l’humanité en sortirait grandie, que ce malheur remettrait les curseurs à la bonne place, que la vie, la santé primerait dorénavant sur l’argent.

Que ça ferait réfléchir, que ça aurait au moins cette vertu-là.

Mais chaque début a une fin, tous les beaux discours s’éventent. Ceux-ci ont été vite balayés par une drôle d’odeur, très légère au début, juste de quoi nous faire froncer le nez, lever les sourcils. Mais cette odeur a été rapidement noyée par des flots de paroles, on nous a expliqué qu’on devait retourner au travail, qu’on ne pouvait pas risquer une crise économique, que nos agriculteurs avaient besoin de bras et qu’il fallait qu’on s’unisse. Notre esprit, pas encore totalement anesthésié par l’odeur naissante s’est posé des questions, était-ce bien sain d’aller voter en masse alors que les rassemblements étaient interdits, qui cueillait les fraises jusqu’à présent et si nous avions la permission de le faire pourquoi ne le faisaient-ils plus, les bâtiments en construction ne pouvaient-ils attendre la sortie du confinement ?

Mais ces questions ont été submergées par les urgences, on essayait tant bien que mal de garder la tête hors de l’eau, jonglant avec les rendez-vous téléphoniques, les devoirs des enfants, les conjoints qui continuaient à travailler et les crises d’angoisse du soir avec cette terrible sensation d’étouffer. On a continué, mus par les images de ces travailleurs courageux qui n’avaient pas le choix, mus surtout par la peur de l’après, de cette crise annoncée, mus par le vocabulaire guerrier qui faisait résonner en nous des souvenirs qu’on n’avait jamais vécus, les pénuries, les rationnements, les permissions de sortie, les couvre-feux, les décomptes de morts ou les dénonciations.

Et pendant qu’on évitait de sombrer, on a regardé, sidérés, une vague pestilentielle s’abattre nous. On nous a dit qu’on pourrait avoir la décence de faire des dons aux héros qu’on applaudissait chaque soir à nos fenêtres. On nous a demandé d’être solidaires avec la nation en guerre en nous imposant cette solidarité, en piétinant le code du travail, en permettant aux patrons de faire travailler leurs employés 60 heures par semaine, en leur permettant d’imposer des RTT ou des congés payés pendant le temps de confinement.

Cette vague pestilentielle a fini par tout envahir, en deux semaines elle a transformé les beaux discours en gerbes putrides, elle a pris nos désirs de monde meilleur pour en faire des boulettes de papier souillé, elle est entrée à plein poumon dans ceux de nos dirigeants. Ils ont adoré l’idée d’imposer les RTT pendant le confinement, ce temps de vacances qui ne leur est d’aucun profit. Les RTT, ce n’est pourtant pas qu’un acronyme, c’est du temps que les employés ont passé au travail, du temps qu’ils ont passé à élaborer des projets, à accompagner, à bâtir, à s’épuiser, du temps qu’ils ont passé loin de leurs familles, de leurs amis, de leurs vies. Ils expliquent d’un revers de la main que l’époque n’est pas à ce genre de plainte,  ce qu’ils demandent, c’est d’être raisonnables, il serait inconcevable que les salariés repartent en congés à la sortie du confinement.

C’est sûr que ce serait mal venu d’avoir du temps libre pour aller voir les proches qu’on n’a pas vus depuis deux mois et pour lesquels on s’inquiète nuit et jour, d’avoir du temps pour ressentir le bonheur d’être en vie, d’avoir du temps pour se poser enfin les questions qui nous aideraient à comprendre comment on en est arrivés là. Et les dirigeants utilisent bien le mot « repartir », persuadés que les employés sont en vacances, là en ce moment, occupés à bosser comme des brutes dans un coin de la maison avec un internet capricieux, des outils mal adaptés et surtout la tête pleine de cet horrible drame qu’ils n’ont même pas le temps d’essayer de comprendre.

Et les grands patrons expliquent en termes moralisateurs qu’avec un salaire presque complet et des RTT intacts, le salarié en sortirait gagnant. Mais oui, qu’on est cons, on n’avait pas compris nous, benêts que nous sommes, qu’au 21ème siècle, dans cette France-là, il n’était pas possible que le salarié soit gagnant. Et puis là, c’est sûr qu’ils sont gagnants, ils sont même gagnés, gagnés par l’inquiétude que leurs proches attrapent cette saloperie, que ce confinement puisse durer plusieurs mois, qu’il se reproduira régulièrement dans les années à venir, que cette catastrophe sanitaire ne fait que commencer, vraiment gagnants…

On rêvait, tendres imbéciles, qu’un monde meilleur allait éclore, que les puissants de ce monde comprendraient la vacuité de la vie actuelle, que dès cette sortie de crise on mettrait en place un vrai régime social, qu’une médecin, qu’un infirmier allait enfin toucher un salaire digne, que les personnes qui assuraient le service minimum auraient une place d’honneur dans notre société, les caissiers, les cheminots, les routiers, les transporteurs, les travailleurs en bâtiment, les agriculteurs, les agents d’entretien, les facteurs ou les profs, oui les profs qu’on traitait de fainéants avant qu’on découvre que des mômes à éduquer ça demandait une énergie infernale.

Et on se plaisait à imaginer, enfants de la lune, que les banlieues défavorisées deviendraient enfin le centre de l’attention, que chaque être humain aurait droit à un logement digne, que d’imaginer une famille de cinq, six, plus peut-être, enfermés dans 20 mètres carrés pendant deux mois nous ouvriraient les yeux d’effroi.

Mais l’odeur a tout envahi, tout détruit sur son passage, comme un Tsunami de puanteur, amer et inéluctable, il nous a remis les pieds sur terre, oui ça allait changer, bien sûr que le monde allait changer, bien-sûr qu’il allait empirer. Pour donner le ton, on ne parlerait aux infos que des bourgeois qui donnent des leçons de yoga à leurs enfants, que d’une certaine partie des parisiens qui rejoint leur maison de campagne, que des infirmiers chassés de leurs immeubles par leurs voisins, que des dirigeants politiques assez courageux pour s’expliquer devant une commission présidée par leurs amis.

Et on ne parlerait pas des petits, qui poseraient gentiment leurs RTT, qui renonceraient à leurs vacances, qui feraient dons aux hôpitaux, qui ne diraient pas leurs inquiétudes à propos des pays défavorisés, des camps de migrants, des SDF, qui ne témoigneraient pas de la mort solitaire des anciens uniquement accompagnés par les larmes de leurs aides-soignants impuissants, qui ne décriraient pas les enterrements lugubres expédiés en trop petit comité. Non, on ne parlerait pas de ces petits qui ne se sont pas levés, qui ne se sont pas cassés, qui sont restés assis en silence pour faire le deuil de cette société meilleure dont ils n’osaient même plus rêver.

Ça puait déjà pas mal en France et en sortant de cette crise, il y aura comme une odeur en sus mais on demandera aux citoyens d’acheter du désodorisant avec leurs propres deniers pour pouvoir continuer. Et ils le feront, petits robots en marche, parce qu’ils n’auront pas le choix, parce que la société est ainsi faite, parce qu’on ne peut pas se permettre d’être égoïste, d’afficher une once d’ingratitude, d’aigreur, parce qu’on ne laissera pas dire que le maximum n’a pas été fait.

Soyons solidaires même si la solidarité ne marche que du bas vers le haut. Creusons encore un peu plus profond pour que ceux au sommet puissent mieux respirer, loin, bien loin de cette odeur qui nous suffoque.

Pourtant, ça parait incroyable mais au début, vraiment, au début c’était bien…

Violette Relin