L’annonce d’un pos­sible recours, covid-19 oblige, au tra­çage de nos contacts par voie de télé­phone mobile, la menace que le pro­cé­dé fait peser sur nos vies pri­vées en ren­dant ce fai­sant pos­sible de cap­ter des don­nées per­son­nelles, m’a remis en mémoire une expé­rience déjà ancienne, où la garan­tie publi­que­ment pro­cla­mée de confi­den­tia­li­té et d’anonymat avait été bafouée sans autre forme de procès. 

Comme je ne compte pas racon­ter cette his­toire plu­sieurs fois, je mets l’occasion à pro­fit pour y faire figu­rer tous les épi­sodes qui m’ont mar­qué au cours de cette expé­rience, même s’ils ne sont pas en lien avec le pro­pos de l’intitulé de la contribution.

C’était en 1982, en tout début d’année. J’étais alors au chô­mage et l’ANPE avait com­mu­ni­qué mon pro­fil à l’INSEE de Stras­bourg qui me contac­ta pour me deman­der si j’accepterais de rem­plir une mis­sion de délé­gué de cet orga­nisme pour le recen­se­ment de la popu­la­tion, orga­ni­sé tous les sept ans, et pré­ci­sé­ment cette année-là.

J’acceptai la pro­po­si­tion, d’autant que, hor­mis les quelques jours fixés de for­ma­tion à Stras­bourg, j’avais toute liber­té pour orga­ni­ser le calen­drier de mon tra­vail, com­pa­tible de ce fait avec les acti­vi­tés musi­cales pré­vues ou qui pou­vaient survenir.

Les tâches consis­taient à prendre contact avec les mai­ries de com­munes d’un dis­trict défi­ni (une petite dizaine, dont Cer­nay pour la plus impor­tante), for­mer les agents recen­seurs, les assis­ter au besoin, super­vi­ser la col­lecte et le clas­se­ment des docu­ments, res­ter en liai­son avec l’INSEE à Stras­bourg en cas de problème.

Il y avait, et les res­pon­sables de l’INSEE en avaient conscience, une sorte d’ambiguïté sur les pré­ro­ga­tives et attri­bu­tions res­pec­tives des com­munes et de l’Institut : celui-ci était inves­ti de l’organisation du refe­ren­dum, mais les com­munes avaient la charge de le mettre en œuvre sur le ter­rain. Il n’avait pas été tou­jours aisé de jon­gler avec ce manque de clarté.

Les docu­ments que les gens devaient rem­plir, fiches indi­vi­duelles ran­gées dans des dos­siers de loge­ment, com­por­taient des infor­ma­tions plus « intru­sives » que lors des enquêtes pré­cé­dentes, loin du simple comp­tage de têtes, mais c’était pour « la bonne cause » : elles per­met­taient aux sta­tis­ti­ciens d’avoir nombre de pho­to­gra­phies pré­cises en de nom­breux domaines, aptes à éla­bo­rer des pro­jec­tions sus­cep­tibles de peser sur des déci­sions d’investissement ou d’installation (écoles, phar­ma­cies, bas­sin d’emplois, etc. : pour mémoire, en 1982, on n’en était pas encore au libé­ra­lisme sau­vage cen­sé tout régler par le jeu de l’offre et de la demande).

Cet aspect, dépen­dant de la qua­li­té des don­nées col­lec­tées, m’intéressait beau­coup, puisqu’en lien avec le concept de pla­ni­fi­ca­tion, dont j’étais par­ti­san, et par­ti depuis aux oubliettes du prin­cipe de mar­ché libre de toutes entraves.

Mais ce qui m’intéressait davan­tage et avant tout, c’était que le carac­tère plus per­son­nel qu’auparavant des ques­tions posées avait comme pen­dant et garde-fou le fait que l’enquête avait été mise en confor­mi­té avec les direc­tives de la toute jeune CNIL, crée à peine quatre ans avant. La garan­tie de l’anonymat et de la confi­den­tia­li­té des infor­ma­tions, ain­si que la réfé­rence aux textes de loi affé­rents, figu­rait d’ailleurs sur chaque questionnaire.

Com­men­cée en jan­vier, la mis­sion s’est pro­lon­gée jusqu’en juin.

Quelques anec­dotes me sont par­ti­cu­liè­re­ment res­tées en mémoire :

À Heim­sbrunn, lors de la for­ma­tion des agents recen­seurs, j’ai été obli­gé d’évincer le maire des can­di­dats à la fonc­tion d’agents recen­seurs. Une condi­tion rédhi­bi­toire était en effet pré­vue dans le dis­po­si­tif, à savoir qu’il était for­mel­le­ment inter­dit aux élus com­mu­naux d’en faire par­tie, de crainte qu’ils n’utilisent le porte-à-porte qu’impliquait la fonc­tion pour se livrer à une quel­conque démarche préélectorale. 

 Plus tard, tou­jours à Heim­sbrunn, devant la table en mai­rie où étaient empi­lées, par îlots (pâtés de mai­sons déli­mi­tés par les rues), les feuilles col­lec­tées, je retrou­vai le maire qui m’annonça tout joyeux que la com­mune dépas­sait désor­mais les mille habi­tants. Je me mis à feuille­ter quelques docu­ments, et par un pur hasard je tom­bai sur une feuille de loge­ment tota­le­ment dépour­vue d’indications sur l’équipement (type de chauf­fage, pièces d’eau, etc.) et dont les fiches indi­vi­duelles ne men­tion­naient nul autre ren­sei­gne­ment que les noms et pré­noms des membres de la famille. À ma ques­tion sur les rai­sons de l’absence de plus amples ren­sei­gne­ments, le maire me répon­dit que cette famille était depuis deux ans, ou plus, aux Etats-Unis et qu’il avait lui-même rem­pli les fiches nominatives.

Or, les règles de prise en compte ou non des habi­tants de la com­mune dans le recen­se­ment étaient assor­ties de condi­tions très pré­cises, et cette famille n’avait pas à être comptabilisée.

J’ai recomp­té alors avec lui la tota­li­té des fiches indi­vi­duelles ; il n’y en avait plus que 998.

Je venais de lui souf­fler les quelques habi­tants qui lui aurait per­mis de pas­ser dans un nou­veau barème et d’obtenir une plus grosse indem­ni­té de maire ! (la dota­tion par tête d’habitant, en nombre comme en volume, est évi­dem­ment éga­le­ment tri­bu­taire du chiffre de population). 

Je l’ai croi­sé quelques années plus tard, à un concert ou une fête de famille où je jouais avec mon groupe de musique : il me recon­nut aus­si­tôt. La haine se lisait encore sur son visage…

Un des agents recen­seurs de Cer­nay, une jeune fille, me fait part des dif­fi­cul­tés qu’elle ren­contre dans le sec­teur qui lui est attri­bué : il com­prend un foyer de tra­vailleurs Sona­co­tra, vivant seuls et injoi­gnables en jour­née. Le soir, elle ne se sent pas sécu­ri­té dans le quar­tier en question.

Je prends contact avec le direc­teur du foyer et nous déci­dons d’organiser une séance grou­pée de recen­se­ment un dimanche matin. Le direc­teur pré­vient au préa­lable les rési­dents par voie d’affiches rédi­gées dans les dif­fé­rentes langues de ces der­niers. Ils se pré­sentent le matin en ques­tion, munis de leurs papiers, leurs per­mis de séjour et d’une fiche de paie : pour eux, il s’agissait d’une opé­ra­tion de contrôle de police ! Nous avons beau­coup de mal à leur expli­quer que ce n’était pas le cas et qu’ils n’avaient pas à s’inquiéter. Je m’en étais vou­lu d’avoir sus­ci­té chez eux appré­hen­sion et crainte, mais il n’y avait pas moyen de faire autrement. 

Nous rem­plis­sions, l’agent recen­seur et moi, les fiches indi­vi­duelles au vu de leurs réponses ; au pro­blème de la langue s’ajoutait en effet l’ignorance de l’écriture, du moins celle du français.

La plu­part tra­vaillaient à Peu­geot, beau­coup étaient mariés et avaient des enfants, qu’ils ne devaient voir que très rare­ment. L’un deux, proche de la retraite, me confia qu’il était heu­reux de pou­voir bien­tôt vivre auprès de sa famille.

Quelque chose m’intrigua : à la ques­tion por­tant sur l’âge de fin de sco­la­ri­té, un grand nombre indi­quait celui de 18, 19 ou même 21 ans, ce qui me parut sur­pre­nant au vu des qua­li­fi­ca­tions pro­fes­sion­nelles faibles qu’ils men­tion­naient par ailleurs. Au bout d’un moment, je finis par deman­der à l’un d’eux de quel type d’enseignement il s’agissait : l’école cora­nique, me dis-je : le niveau d’instruction géné­ral de la ville de Cer­nay venait de faire un bond gigan­tesque dans les statistiques !

Ce fut, je crois, la même jeune fille agent recen­seur qui m’appela à un autre moment pour me signa­ler un cas pro­blé­ma­tique :  un entre­pre­neur du bâti­ment n’avait deman­dé que trois fiches indi­vi­duelles, pour son épouse, sa fille et lui-même, alors que visi­ble­ment, au fond de la cour, par­mi les engins de chan­tier, des gens habi­taient visi­ble­ment dans des cara­vanes. Je me ren­dis sur place avec l’agent recen­seur : l’entrepreneur vint au por­tail, der­rière au loin plu­sieurs hommes éten­daient du linge. Je lui deman­dai qui ils étaient. Sa réponse fut ter­rible : avec un geste du bras en leur direc­tion, qui en disait long sur le mépris qu’il leur por­tait, il me dit : « Oh, ça ? C’est rien, c’est des Por­tu­gais ! », ou quelque chose d’approchant. Je lui dis qu’il ne lui appar­te­nait pas de savoir qui devait être recen­sé ou pas (la prise en compte ou non dans la popu­la­tion d’une com­mune de migrants ou de gens de pas­sage était tri­bu­taire de condi­tions bien défi­nies, mais en tout état de cause, tout le monde était cen­sé ren­sei­gner une fiche indi­vi­duelle, ain­si que de loge­ment). Il me fal­lut invo­quer de pos­sibles sanc­tions (en réa­li­té, bien maigres et inopé­rantes) pour le contraindre à remettre les docu­ments à ses ouvriers.

Évi­dem­ment, cela sen­tait le tra­vail dis­si­mu­lé à plein nez…

Les for­ma­teurs de l’INSEE avaient d’ailleurs rap­por­té l’anecdote sui­vante : lors des pre­miers recen­se­ments d’après-guerre, les maires riva­li­saient d’amabilité pour atti­rer sur la com­mune – le temps du comp­tage de popu­la­tion ! – les gitans et gens du voyage, d’ordinaire jugés indésirables…

 J’en viens enfin à l’objet pre­mier de cette narration.

La fin de l’opération consis­ta à véri­fier si tous les docu­ments du recen­se­ment étaient bien pré­sents en mai­rie, dûment clas­sés selon un pro­to­cole précis.

Je me ren­dis pour cela à la mai­rie de Cer­nay et j’entrai dans une pièce où ceux-ci avaient été entre­po­sés sur des tables. Cette pièce était atte­nante au bureau de police de la ville avec lequel elle com­mu­ni­quait par une porte inté­rieure. Au moment où je fis irrup­tion, je vis un poli­cier, une pile de docu­ments dans les bras, la remettre sur une table pour repar­tir avec une autre. Je lui deman­dai ce qu’il était en train de faire ; il me répon­dit qu’il met­tait à jour leur fichier des habitants.

Je ren­trai aus­si­tôt chez moi pour appe­ler l’INSEE et leur signa­ler l’incident. On me répon­dit qu’il y avait du nou­veau, qu’il fal­lait que j’attende quelques jours et qu’on me don­ne­rait des nouvelles.

Je sen­tis qu’il y avait anguille sous roche, avec déjà le vague sen­ti­ment d’avoir été gru­gé. La confi­den­tia­li­té des infor­ma­tions col­lec­tées, en soi utiles, mais cen­sées res­ter ano­nymes, avait été ma prin­ci­pale moti­va­tion et je la per­dis sur- le-champ.

Quelques jours plus tard, l’INSEE m’appela pour me dire qu’ils étaient confron­tés au pro­blème posé par Joseph Kli­fa, alors maire de Mul­house, qui, dans un cour­rier au pré­fet, rap­pe­la que les com­munes étaient tenues à l’établissement d’un fichier domi­ci­liaire des habi­tants et que, sans l’exploitation des docu­ments issus du recen­se­ment, il était impos­sible de tenir ce fichier à jour. Ponce Pilate n’aurait pas renié la réponse laco­nique du pré­fet : « Vous êtes tenus de dis­po­ser d’un fichier domi­ci­liaire » sans ajou­ter un mot de plus.

Cette obli­ga­tion de tenue d’un fichier domi­ci­liaire est une dis­po­si­tion du sta­tut local Alsace-Moselle (on a heu­reu­se­ment fait mieux dans le genre « spé­ci­fi­ci­té régio­nale », dont le régime local d’assurance-maladie, qui assure une cou­ver­ture san­té à qua­si 100%).

J’ai eu au terme de cette expé­rience, mal­gré nombre d’aspects inté­res­sants et enri­chis­sants, le désa­gréable et réma­nent sen­ti­ment d’avoir trom­pé autant que d’avoir été trompé.