« Ergo­sen­sible »: (voir note en bas de page)

Comme un révé­la­teur en pho­to­gra­phie argen­tique, le covid-19 livre à notre per­cep­tion la réa­li­té du tra­vail humain. Plus encore, il per­met que soit ren­due visible aux yeux du monde entier, cette facul­té d’activité consti­tu­tive de tout être humain, pour ne pas dire de tout être vivant.

Mais non seule­ment, ce covid-19 nous  enseigne l’existence de cette facul­té d’activité, connue depuis des décen­nies des ergo­sen­sibles, mais il démasque vio­lem­ment les impos­teurs. En temps dit nor­mal, quand la socié­té tout entière vit sous le régime, le joug de la sépa­ra­tion, à tous niveaux, entre les tra­vaillants et les exploi­teurs, ces der­niers tiennent les rennes de tout pouvoir.

Ils s’enorgueillissent d’en être légi­ti­me­ment, pensent-ils, les béné­fi­ciaires. Les salaires exor­bi­tants, les reve­nus finan­ciers colos­saux, tout cela est du domaine du « nor­mal », du légi­time, car des com­pé­tences hors normes devaient être jus­te­ment rému­né­rées de manière hors-norme. Grâce aux médias qu’ils se sont appro­priés, la jus­ti­fi­ca­tion d’une telle situa­tion nous est quo­ti­dien­ne­ment seri­née, sous des formes diverses :  repor­tages, inter­views d’experts en éco­no­mie et en finances, surtout.

C’était avant que ne s’installe, dans nos corps et dans toutes les rami­fi­ca­tions de notre orga­ni­sa­tion sociale mon­diale, un virus incon­nu. Celui-ci, dans un pre­mier temps, met en échec l’ensemble des connais­sances dites scien­ti­fiques. Les ergo­sen­sibles savent que l’échec est consti­tu­tif de tout appren­tis­sage, et qu’il faut en pas­ser par lui pour pro­duire du nouveau.

Mais ce que le virus rend évident, c’est l’existence de la capa­ci­té à tra­vailler des per­sonnes qui, anté­rieu­re­ment, n’étaient pas écou­tées. Femmes et hommes, les soi­gnants, les éboueurs, les culti­va­teurs de den­rées ali­men­taires, les fabri­cants de dis­po­si­tifs assu­rant la pro­tec­tion de la san­té, les pro­duc­teurs de connais­sances nou­velles sur la vie, la mort, la socié­té, la place de l’argent, tout ce monde qui œuvre pour le bien com­mun est à l’avant-scène.

Les impos­teurs uti­lisent la méta­phore de la guerre pour décrire une situa­tion qui leur échappe tota­le­ment. Et qui plus est, révèle leur incom­pé­tence, l’inutilité des actes qu’ils posent au quo­ti­dien. Ceux là pro­duisent de l’intra­vail.

Il faut être ergo­sen­sible, inté­res­sé par l’existence de son sem­blable et par la manière dont celui-ci pro­duit son exis­tence même, pour voir, dans la crise, que se des­sine très net­te­ment la place et le rôle du Tra­vail dans toute socié­té humaine.

Les impos­teurs nient le Tra­vail, ce qui leur per­met de s’en attri­buer la valeur pro­duite, et sur­tout, d’en tirer des savoirs pour éra­di­quer l’œuvre humaine. L’expérience acquise par le Tra­vail doit deve­nir machine. La machine, que ce soit le trac­teur, l’avion, l’automobile, la débrous­sailleuse ou l’ordinateur, se doit de fonc­tion­ner avec le mini­mum d’humains (mais avec du pétrole ou de l’uranium), pour un maxi­mum de pro­fits. Comme dans les EHPAD (éta­blis­se­ments hos­pi­ta­liers pour per­sonnes dépen­dantes), comme les réfu­giés huma­ni­taires, les humains fra­gi­li­sés par l’âge ou les aléas de l’organisation capi­ta­liste, peuvent, lit­té­ra­le­ment, crever.

Cepen­dant, les ergo­sen­sibles savent voir, car ils connaissent son exis­tence, qu’au cœur du Tra­vail se trouve cette facul­té d’activité. Elle consiste à faire autre­ment que ce qui est pré­vu. Cette facul­té, disions nous, est pré­sente chez toute per­sonne, en tout temps.

Les soi­gnants nous donnent à voir, dans les témoi­gnages recueillis par des jour­na­listes, cette mer­veilleuse et vitale dis­po­si­tion à construire de nou­velles normes. Plu­sieurs articles de presse men­tionnent les détails d’une orga­ni­sa­tion du tra­vail qu’ils ont recons­truite col­lec­ti­ve­ment. Ici et .

Jour 1Lun­di 23 mars, Strasbourg

Jour 2 – Mar­di 24 mars, Tou­lon – For­mer au mas­sage car­diaque le plus vite possible.

Jour 6 – Same­di 28 mars, Saint-Man­dé (Val-de-Marne).« Mon métier, c’est de soi­gner, pas de faire face à une pénu­rie de sédatifs »

Ce qu’il faut voir dans ces articles, si l’on a été for­mé à l’ergosensibilité, (ergon=travail), est que les tra­vaillants disent com­ment ils s’organisent en dehors du tra­vail habi­tuel­le­ment pres­crit. Cette facul­té d’activité, avant la crise, exis­tait aussi.

Les impos­teurs s’évertuaient à la nier, à la mas­quer, à la déva­lo­ri­ser, voire à impo­ser le strict res­pect du « tra­vail pres­crit ». Aujourd’hui, ils sont en échec (rap­pe­lons que l’échec per­met d’apprendre), et tentent de faire retom­ber l’organisation du Tra­vail, qui donc leur échappe, dans les vieilles ornières. Ils avancent l’idée de primes aux soi­gnants, pour rému­né­rer les efforts de ceux-ci. Mais sur­tout pour don­ner à pen­ser que la situa­tion pré­sente, soit l’organisation auto­nome des soi­gnants, hors le pres­crit des ARS (agences régio­nales pour la san­té), ne peut durer, ne doit pas durer. La  prime est l’achat, la cor­rup­tion de l’idée que le Tra­vail existe.

Fort heu­reu­se­ment, la facul­té d’activité, encore, nour­rit l’indignation de mil­lions de per­sonnes sur la pla­nète. Chaque indi­vi­du, fort des valeurs qu’il porte en lui, veut que ça change. Nous voyons sur­gir des ana­lyses, des pro­po­si­tions, des modes d’organisations qui s’érigent en repous­soir de l’idéologie des impos­teurs. Mais ces repous­soirs seront-ils assez puis­sants pour faire recu­ler ce mur de l’argent ?

Les ergo­sen­sibles ont espoir !

D’abord parce que le moment est venu de lire en direct, publi­que­ment, dans l’activité humaine, le déploie­ment de l’expérience ouvrière. Plus que jamais, nous l’avons vu ci-des­sus, cette expé­rience, avant de se lire [2], se dit. Le lan­gage, cet outil mer­veilleux, pro­fon­dé­ment humain, pro­duit en ce moment une valeur, une éner­gie qui nour­rit notre espoir.

Par expé­rience ouvrière, nous disons « expé­rience de celles et ceux qui œuvrent », fussent-ils ensei­gnants, cher­cheurs, méde­cins, ouvrier dans l’automobile, éboueurs, égou­tiers, etc. Toutes et tous, indif­fé­rem­ment, sont dotés de la facul­té d’activité, et ceci, du point de vue anthro­po­lo­gique, met à éga­li­té tous les indi­vi­dus, quels qu’ils soient, quel que soit leur sta­tut. La hié­rar­chie a tou­jours été arti­fi­cielle, étran­gère à cet état de base de tout être humain.

L’expérience ouvrière, nous l’entendons au sens de Georges Can­guil­hem [3] : « ce qui est dési­gné comme expé­rience du tra­vail est l’effet d’une autre rela­tion entre le concept et l’expérience. Il ne s’agit pas de concep­tua­li­ser du dehors, une expé­rience prise pour objet. Il s’agit de sai­sir les concepts latents et tor­pides qui font des actes des tra­vailleurs une expé­rience capable de se dire elle-même, à sa manière propre, mais sus­cep­tible d’élucidation cri­tique [4]. Le concept d’expérience ouvrière, emprun­té à Ivar Oddone, conduit à trai­ter des forces pro­duc­tives autre­ment que d’une dépense d’énergie cana­li­sée par des consignes et des modèles d’opérations. Pour prendre un exemple, le tra­vail d’un docker n’est pas seule­ment une tâche ano­ny­me­ment régle­men­tée, mais une manière de faire qui incor­pore des tra­di­tions pro­fes­sion­nelles propres, un exer­cice de capa­ci­tés dans tel ou tel cadre por­tuaire ».

Il découle de ce pas­sage que tout tra­vail est expé­rience (car aucune heure de tra­vail ne res­semble, dans son conte­nu phy­sique et men­tal, à celle qui vient de s’écouler), que le concept (les connais­sances tirées de l’expérience) ne s’oppose pas au tra­vail en train de se faire, mais que l’un nour­rit l’autre, dans les deux sens. Ce qui fait que l’on peut avoir une idée forte du tra­vail, ali­men­tant une idée forte de la culture, et vice-versa.

Ensuite parce que cette idée de repous­ser le mur de l’argent, de le décons­truire, est par­ta­gée par toutes les couches de la popu­la­tion, locale ou mondiale.

Comme le dit autre­ment Ber­nard Friot, ce mur est un décor de théâtre. Il ne tient que par des sub­ver­sions de la pen­sée. Cha­cun croit à la puis­sance de la finance, alors qu’en réa­li­té, la puis­sance vraie est celle de la facul­té d’activité.

En effet, dans cet entre­tien fil­mé, le pen­seur déve­loppe plu­sieurs idées, dont celle du renou­veau syndical.

À 11 minutes envi­ron, on peut entendre le pas­sage suivant :

« Le coeur de notre exis­tence, c’est à dire notre désir de pro­duire des choses qui ont du sens, et de par­ti­ci­per au bien com­mun par notre tra­vail, ce cœur-là est com­plè­te­ment détruit par des acti­vi­tés qui nous sont impo­sées contre notre éthique sou­vent, pour le pro­fit, ou par la dif­fi­cul­té, je pense aux soi­gnants par exemple, de faire bien un tra­vail qui nous plaît, avec lequel on est en accord.

D’ailleurs, pour moi, aujourd’hui, le cœur de la bataille, c’est de ne plus tra­vailler que selon notre éthique. Le nou­veau front de l’activité syn­di­cale, c’est clai­re­ment de ne plus pro­duire pour la mort. Appe­lons pro­duire pour la mort pro­duire sans sou­ci éco­lo­gique pro­duire pour rendre le tra­vail de plus en plus mor­ti­fère, parce que le temps de tra­vail est comp­té de façon absurde, etc., mais pro­duire pour la vie, c’est à dire s’organiser contre les direc­tions. Je pense que les direc­tions d’entreprises et de ser­vices publics sont abso­lu­ment ser­viles vis à vis de la logique capi­ta­liste, il faut main­te­nant entrer en conflit clair avec les direc­tions de ces entre­prises et de nos ser­vices publics, col­lec­ti­ve­ment. C’est un front nou­veau de l’activité syn­di­cale, pour ne pro­duire que pour la vie.

Si nous vou­lons que cette crise débouche plus haut, et non pas plus bas encore, c’est que nous nous empa­rions des entre­prises. Il n’y a pas d’autres solu­tions. Et s’emparer des entre­prises, c’est, concrè­te­ment, com­men­cer par dire : nous allons faire une nou­velle forme de grève ! Non pas arrê­ter le tra­vail, non pas occu­per en atten­dant ce qui se passe, non. Tra­vailler comme nous l’entendons, envoyer bala­der tous les pro­to­coles, les direc­tives etc., que l’on nous assène et qui vont contre notre déon­to­lo­gie, contre notre connais­sance du tra­vail concret. C’est nous qui pro­dui­sons, par notre tra­vail concret, la valeur éco­no­mique. Et bien, nous allons déci­der de cette valeur en déci­dant de la façon dont nous pro­dui­sons, nous.

Alors, ça sup­pose vrai­ment un dépla­ce­ment de l’activité syn­di­cale ».

Le pen­seur ne dit pas, cepen­dant, que cette nou­velle manière de tra­vailler est obser­vable (depuis tou­jours pour qui a été ini­tié à  cette pra­tique) au niveau micro de l’activité humaine, chez tout tra­vaillant. La facul­té d’activité créé les modes opé­ra­toires réels, obser­vables donc, tou­jours en écart avec le tra­vail prescrit.

Or, le capi­ta­lisme s’en est bien évi­dem­ment aper­çu, lui aus­si. Alors, tout en conti­nuant d’exploiter sans la rému­né­rer, cette facul­té, il s’évertue à mas­quer le tra­vail réel et à brouiller les pistes de connais­sances qui y mènent.

Le capi­ta­lisme invente des concepts per­vers, tels que « les risques psy­cho­so­ciaux », les RPS, pour nous faire croire que dans des entre­prises où des dizaines ou des cen­taines de sala­riés (des gardes-fores­tiers, des soi­gnants, des che­mi­nots, des ensei­gnants, des poli­ciers, etc.) se sui­cident, cela relè­ve­rait d’un risque, et non d’une volon­té déli­bé­rée de tuer l’autre, qui tra­vaille. Les diri­geants de France-Télé­com, grâce à l’action de Sud-Soli­daires, ont pu enfin être jugés pour ce délit, qui doit être ban­ni aus­si for­te­ment, par­mi les tabous, que l’inceste. Mais com­bien de syn­di­ca­listes y croient encore et tou­jours, à ce concept per­vers de « RPS » ?

Le capi­ta­lisme invente le concept de TMS : troubles mus­cu­lo-sque­let­tiques, les ten­di­nites, les épi­con­dy­lites et autres, qui font tra­vailler des cen­taines de cher­cheurs, de bio­mé­ca­ni­ciens, d’ergonomes, depuis plus de trente ans, sans obte­nir l’éradication de ce fléau. Évi­dem­ment, les cadences de tra­vail n’ont jamais fait l’objet d’une dénon­cia­tion, car le temps c’est de l’argent. Au contraire, on crée de la culpa­bi­li­té chez les sala­riés – ils n’auraient pas la sou­plesse, la dex­té­ri­té, le coup‑d’œil, puis on les envoie en for­ma­tion « gestes et pos­tures », le plus sou­vent avec la béné­dic­tion syndicale.

Le capi­ta­lisme est allé si loin avec l’appui de son orga­ni­sa­tion patro­nale, le MEDEF, qu’au moment où il équi­libre la pré­da­tion de la valeur pro­duite pour la don­ner aux action­naires, par un chô­mage mas­sif, ce capi­ta­lisme là ose nous par­ler de « la qua­li­té de la vie au tra­vail ». Une cer­taine Agence Natio­nale lui sert de faire valoir, et porte fiè­re­ment cette bonne parole auprès des « par­te­naires sociaux ».

On entend ici ou là, des syn­di­ca­listes ren­for­cer la per­ver­sion en s’investissant eux-même dans l’amélioration de la « qua­li­té de la vie syn­di­cale ». Preuve que les concepts per­vers ont bien été récu­pé­rés et inté­grés dans les savoirs militants.

Le renou­veau syn­di­cal atten­du passe donc par une lutte pour la connais­sance sur le tra­vail réel.

En face, nous avons un patro­nat qui orga­nise l’ignorance pour la com­bler avec des rai­son­ne­ments fal­la­cieux mais bien embal­lés (on ne compte plus les belles bro­chures à des­ti­na­tion des syn­di­ca­listes ou des DRH), ou qui met en avant des dis­cours incluant des chiffres, des résul­tats de tableurs pour créer du malaise intellectuel.

En face, nous avons des experts, éco­no­mistes sur­tout, qui dis­til­lent jour après jour, les idées néo­li­bé­rales en nous fai­sant croire qu’ils sont des scien­ti­fiques. Non, cette bouillie intel­lec­tuelle n’est pas de la science. Notre monde actuel est si riche d’informations que leur recou­pe­ment nous per­met d’affirmer cela.

La moi­tié du che­min pro­po­sé par Ber­nard Friot est déjà effec­tuée. Nous savons pour quoi nous ne vou­lons pas tra­vailler, depuis tou­jours. Il reste aux forces syn­di­cales, c’est à dire aux mou­ve­ments por­teurs de l’aspiration des tra­vaillants, d’acquérir, de toute urgence, de nou­veaux concepts pour pen­ser la socié­té de demain. Dans cette pers­pec­tive, les ergo­sen­sibles seront une force de proposition.

Un der­nier mot : les impos­teurs, sont eux aus­si dotés de cette facul­té d’activité. A la socié­té qu’ils décons­truisent au jour le jour, ils devront des comptes à pro­pos des choix qu’ils effec­tuent au quo­ti­dien. Et sur­tout, et c’est là un chan­ge­ment de para­digme, ils devront ver­ba­li­ser clai­re­ment (en lieu et place de leurs sem­pi­ter­nels pro­grammes) les savoirs et les valeurs qui guident ces choix. Le plus tôt sera le mieux. Quoiqu’il arrive, leur silence, ou encore leur sin­cé­ri­té, pré­pare la Révo­lu­tion, soit le renou­veau de la manière de faire politique.


Ergo­sen­sible : Per­sonnes réflé­chis­sant au tra­vail réel qu’elles réa­lisent, le leur et celui de leurs semblables.

[2] Il faut rendre hom­mage aux jour­na­listes qui tra­vaillent à recueillir la parole ouvrière. Ergo­sen­sibles, ils n’agissent pas pour le camp des imposteurs.

[3] Can­guil­hem Georges – Pré­sen­ta­tion, dans Schwartz Yves – « Expé­rience et connais­sance du tra­vail », Édi­tions Sociales – reé­di­tion jan­vier 2012 – édi­tion ori­gi­nale de 1988, p. 20.

[4] C’est la rai­son d’être du mou­ve­ment « Éton­nants tra­vailleurs – voyages au cœur de l’activité », né en 2015 à Paris.